CONCLUSION
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Il semble qu'un certain équilibre soit respecté
entre les différents organes de l'exécutif et du
législatif ivoiriens. Cet équilibre se manifeste, d'abord, par un
partage des compétences normatives entre le président de la
République et l'Assemblée nationale. L'un et l'autre disposent,
en effet, d'une compétence normative propre : le président de la
République du pouvoir réglementaire et l'Assemblée
nationale du pouvoir de faire des lois340. Ce partage des
compétences normatives est par ailleurs sanctionné,
c'est-à-dire que ni le président de la République ni
l'Assemblée nationale ne peuvent, en principe, intervenir en dehors de
leurs domaines de compétences respectifs341 ; s'ils le
faisaient, cette irrégularité s'exposerait notamment à une
déclaration d'annulation -en ce qui concerne les décrets
réglementaires- ou à une déclaration
d'inconstitutionnalité -en ce qui concerne les lois342. Mais,
comme il est également nécessaire que les organes exécutif
et législatif ne soient pas isolés en ce que cela comporterait
des risques de paralysie, la Constitution a prévu, en de nombreux
domaines, une collaboration étroite entre eux343. C'est sur
ce plan que se manifeste, ensuite, l'équilibre des pouvoirs
exécutif et législatif. Cette collaboration part de la
matière des prérogatives d'initiative (en matière de
sessions extraordinaires du Parlement, d'initiatives législative et de
révision constitutionnelle), à celle des situations
exceptionnelles (état de siège et état d'urgence), du
référendum législatif et des engagements
internationaux344.
Il apparaît plus fondamentalement, cependant, que
l'équilibre entre le président de la République et
l'Assemblée nationale soit plus apparent, plus formel que réel.
L'hégémonie du pouvoir exécutif -du président de la
République- et l'abaissement corrélatif du pouvoir
législatif -de l'Assemblée nationale- le montrent clairement. La
première se traduit, en premier lieu, par le droit d'information et le
pouvoir d'intervention dont dispose le président de la République
à l'égard de l'Assemblée nationale. Concernant le droit
d'information, le Chef de l'État tient un droit d'information sur le
bureau et la conférence des présidents d'une
340 Le partage des compétences normatives est
opéré par les articles 71 et 72 de la Constitution. La
compétence normative du président de la République
établie en vertu de l'article 72, qu'il faut distinguer de sa
compétence de mise en application des lois (art. 44), est un pouvoir
autonome, indépendant, c'est-à-dire qu'elle n'est pas soumise
à la loi ; ce pouvoir réglementaire rivalise avec le pouvoir
législatif, il est maître en son domaine.
341 Il est toutefois possible au président de la
République d'intervenir dans le domaine législatif en accord avec
l'Assemblée nationale (art. 75) ou sans l'accord de celle-ci (art.
48).
342 C'est la chambre administrative de la Cour suprême
qui peut déclarer la nullité des actes réglementaires du
président de la République, tandis que la déclaration
d'inconstitutionnalité des lois revient au Conseil constitutionnel.
343 L'aspect de la collaboration entre les pouvoirs
exécutif et législatif l'emporte clairement, dans le
schéma constitutionnel ivoirien, sur l'aspect de leur isolement
réciproque.
344 L'aspect de l'équilibre entre les pouvoirs
exécutif et législatif a fait l'objet de toute la première
partie de notre développement.
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part et sur les travaux des commissions parlementaires d'autre
part. Concernant le pouvoir d'intervention, il s'étend au domaine
législatif par le droit de veto présidentiel sur les lois
votées à l'Assemblée nationale et au domaine
budgétaire par l'établissement du projet de loi de finances par
ordonnance345. L'hégémonie du président de la
République prend un caractère plus extrême, en second lieu,
lorsqu'il en vient à se substituer purement et simplement à
l'Assemblée nationale dans la fonction législative par la mise en
oeuvre de l'article 48346. Quant à l'abaissement des pouvoirs
de l'Assemblée nationale -seconde manifestation du
déséquilibre, cela empêche qu'elle fasse efficacement
contrepoids aux pouvoirs énormes du président de la
République. La faiblesse de ses pouvoirs provient, d'abord, de ce
qu'elle est strictement cantonnée dans un domaine d'action étroit
: la manière dont sont délimitées ses compétences
l'oblige à ne se mouvoir que dans un espace assez
restreint347 et, même à l'intérieur de cet
espace, elle n'est guère à l'abri des empiètements du
président de la République, car les mécanismes de
protection des compétences présentent un caractère
unilatéral (les compétences du Président sont très
bien protégées et celles de l'Assemblée nationale le sont
beaucoup moins)348. Elle provient, ensuite, de ce que les
initiatives dont dispose l'Assemblée nationale sont bridées : au
plan législatif, il existe à la fois des entraves politiques aux
propositions des députés de la majorité et de l'opposition
et des entraves institutionnelles consistant essentiellement à des
irrecevabilités opposables aux propositions faites par tout
député, et particulièrement aux députés de
l'opposition ; au plan financier, des restrictions sont apportées aux
initiatives parlementaires et il y a un déficit de contrôle
parlementaire en matière financière349.
Il était ainsi nécessaire de se pencher sur le
problème de l'équilibre des pouvoirs exécutif et
législatif. En effet, cela a permis de nous rendre compte de la
complexité de la nature du régime politique ivoirien,
régime à mi-chemin entre le régime parlementaire et le
345 La demande de seconde délibération est, en
effet, un véritable droit de veto aux mains du président de la
République (art. 42) et, en matière budgétaire, le
Président a la faculté, sous certaines conditions, de dessaisir
l'Assemblée nationale du vote de la loi de finances (art. 80).
346 Inutilisés sous la première
République (art. 19 de la Constitution de 1960), les pouvoirs
exceptionnels le seront, pour la première fois de notre histoire
constitutionnelle, pendant la crise politico-militaire (2002-2010), par le
Président L. Gbagbo. Les décisions prises en vertu de l'article
48 de la Constitution auront notamment permis à tous les signataires de
l'accord politique de Linas-Marcoussis de se présenter aux
élections présidentielles de 2010.
347 Le fait pour les auteurs de la Constitution d'avoir
défini un domaine de compétences duquel le Parlement ne peut pas
sortir (art. 71 et autres), porte incontestablement atteinte, comme a pu le
soutenir un auteur, aux prérogatives de la représentation
nationale.
348 Les auteurs de la Constitution de 2000 ne se sont pas, en
effet, particulièrement préoccupés de la protection du
domaine législatif ; celle-ci ne peut ainsi se faire que par des voies
détournées, indirectes.
349 C'est la deuxième partie de notre
développement relative au déséquilibre réel entre
les pouvoirs exécutif et législatif.
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régime présidentiel ou, plus simplement,
régime de confusion des pouvoirs au profit du président de la
République. La question est toutefois loin d'être tranchée,
d'autant plus que la pratique sous la seconde République, et pas plus
que sous la première du reste, ne nous a guère encore
donné l'occasion de voir fonctionner les institutions dans le
schéma d'une non-coïncidence entre majorité
présidentielle et majorité parlementaire : si le Président
se trouvait en présence d'une Assemblée nationale dominée
par l'opposition, les rapports entre lui et l'Assemblée nationale
pourraient se rééquilibrer, voire tourner à l'avantage de
cette dernière350. Dès lors, le
présidentialisme consacré dans la Constitution elle-même
pourrait, à l'épreuve de la pratique de la cohabitation entre un
Président et une Assemblée opposés, s'atténuer
fortement. C'est dire que le régime politique dont les auteurs de la
Constitution de 2000 ont voulu doter la Côte d'Ivoire est peut-être
plus fonction des liens politiques réels entre le président de la
République et le parti majoritaire à l'Assemblée nationale
que d'une simple lecture (théorique) de la Constitution351.
Quoiqu'il en soit, il y a un intérêt pratique certain à
résoudre la difficulté : l'édification d'un État de
droit -et par ricochet l'essor économique et social- est intimement
liée à une séparation effective des pouvoirs, à un
équilibre satisfaisant entre eux352.
Le déséquilibre des pouvoirs au profit du
président de la République peut être, en effet, source de
risques pour le régime établi par la Constitution : puisque le
Président dispose de presque tous les pouvoirs sans contrepoids efficace
à sa prééminence -le pouvoir judiciaire ne constitue
même pas, en réalité, un contrepoids- il pourrait
aisément faire un putsch contre les pouvoirs publics constitutionnels.
Nous pensons, en particulier, à cet article 48 qui lui permet
d'accaparer tous les pouvoirs sans -en réalité- aucun
contrôle ni politique ni juridictionnel353. Il conviendrait,
dès lors, de procéder -par la voie d'une révision
constitutionnelle ou de l'établissement d'une nouvelle Constitution-
à un rééquilibrage dans les rapports qu'entretiennent le
Président et l'Assemblée, en dotant celle-ci de pouvoirs plus
renforcés. La limitation du nombre de mandats présidentiels est,
déjà, une atténuation de la grande
350 Une telle hypothèse n'est guère gratuite ;
si elle ne s'est pas encore produite, c'est en raison du système de
parti unique (1960-1990) et, après 1990, de la fraude électorale
assurant à l'ex-parti unique la quasi-totalité des sièges
(1990-1999) ou encore du boycott des élections législatives par
des partis politiques significatifs (boycott par le R.D.R. des
législatives de 2000 et boycott par le F.P.I. de celles de 2011).
351 Les liens politiques réels entre le
Président et l'Assemblée sont très déterminants.
Ils expliquent, en effet, pourquoi les députés n'usent pas de
moyens de contrôle pourtant efficaces sur l'action gouvernementale. Il
s'agit notamment des moyens d'information (les questions orale et écrite
et la commission d'enquête) et du vote de résolutions de
recommandations au Gouvernement consacrés à l'article 82.
352 Boutros BOUTROS-GHALI, L'interaction entre
démocratie et développement, op.cit., rapport de
synthèse publié par l'Organisation des Nations Unies pour
l'éducation, la science et la culture (UNESCO), 2003, p. 10-13.
353 Maurice DUVERGER, op.cit., p. 539-540.
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puissance du Président : celui-ci a d'énormes
pouvoirs, mais pour un temps limité, sous peine d'aboutir à un
pouvoir personnel et dictatorial354. Mais cette limitation est
insuffisante, car les risques demeurent pendant l'exercice du mandat
présidentiel.
Mais, un rééquilibrage même profond des
seuls rapports entre le Président et l'Assemblée ne suffirait
pas. Il faudrait également prendre en compte cette nouvelle
séparation des pouvoirs qui ne se fait plus, dans les faits, entre les
pouvoirs exécutif et législatif, mais entre le pouvoir
d'État et le pouvoir tribunicien : la majorité (le pouvoir
d'État) possède à la fois le pouvoir exécutif pour
gouverner et le pouvoir législatif pour légiférer tandis
que l'opposition (le pouvoir tribunicien) ne peut pas empêcher les
titulaires du pouvoir d'État de prendre des décisions, des
décrets et d'adopter les lois qu'ils veulent355. De ce fait,
il faudrait, là encore, pour rééquilibrer le pouvoir de
gouverner-légiférer aux mains d'un même parti,
institutionnaliser et renforcer les prérogatives du parti ou de la
coalition de l'opposition356.
D'autre part, il faudrait également assurer une
indépendance effective du pouvoir judiciaire357 et du Conseil
constitutionnel. Concernant le Conseil constitutionnel plus
spécifiquement, il est incompréhensible qu'une institution aussi
importante dans la vie institutionnelle et politique nationale358
soit aussi inféodée au président de la République
et aux autres organes de la majorité qui en choisissent tous les
membres, y compris son président359! Il faudrait, par
conséquent, transformer ce Conseil constitutionnel en une
354 La prépondérance du président de la
République dans les schémas constitutionnels africains
conjuguée avec la difficile pratique de la démocratie impose, ici
plus qu'ailleurs, non seulement une limitation du nombre de mandats
présidentiels dans les textes mais également la renonciation, de
la part des Présidents africains, à des modifications
intempestives des dispositions constitutionnelles relatives à une telle
limitation. Les réactions vigoureuses, au sein de la
société civile, de l'opposition politique ou même de
l'armée, à ces manipulations de la Constitution à des fins
de présidences à vie sont alors compréhensibles. Comment
ne pas penser, à cet effet, à la destitution du Président
nigérien, Mamadou Tandja, par l'armée en 2010 et, plus
près de nous encore, à la formidable révolution populaire
burkinabè du 31 octobre 2014 qui a mis fin à 27 ans de pouvoir
autocratique et monarchisant du Président Blaise Compaoré ?
355 Maurice DUVERGER, Echec au Roi, Paris, Albin Michel,
1978, p. 298 et s.
356 On pourrait, suivant en cela l'exemple tunisien, accorder
de plein droit à l'opposition la présidence de la Commission des
finances ou le poste de rapporteur au sein de la Commission des relations
extérieures (art. 60 de la Constitution tunisienne).
357 La promesse du candidat A. Ouattara à la veille du
second tour de l'élection présidentielle de 2010 relativement au
Conseil supérieur de la magistrature : il avait, dans le débat
qui l'opposa au candidat L. Gbagbo, critiqué le fait que la
présidence de ce Conseil soit assurée par le président de
la République (art. 104 de la Constitution).
358 Le Conseil constitutionnel est en effet juge de la
constitutionnalité des lois et l'organe régulateur du
fonctionnement des pouvoirs publics (art. 88 de la Constitution).
359 En dehors des membres de droit qui sont les anciens
présidents de la République, tous les conseillers
constitutionnels sont choisis pour moitié par le président de la
République et pour l'autre moitié par le président de
l'Assemblée nationale (art. 89) ; le président de l'institution
est, en outre, nommé par le président
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véritable juridiction rendant des décisions en
droit et indépendante des autorités politiques : le Conseil
constitutionnel doit devenir une Cour constitutionnelle à l'image de
celles qui exercent un contrôle de constitutionnalité dans de
nombreux États africains360.
de la République (art. 90). Comment ne pas penser,
à cet égard, à la crise postélectorale de 2010-2011
et au discrédit jeté sur le Conseil constitutionnel suite
à sa proclamation successive et contradictoire de deux vainqueurs du
second tour de la présidentielle de 2010 ?
360 Robert BADINTER, « Une longue marche : du Conseil
constitutionnel à la Cour constitutionnelle », in Nouveaux
Cahiers du Conseil, cahier n° 25, août 2009. Au Niger par
exemple, les sept membres de la Cour constitutionnelle sont nommés par
décret du président de la République (pour six ans non
renouvelables), mais celui-ci ne peut en proposer qu'un seul tandis que les six
autres membres sont désignés comme suit : un proposé par
le bureau de l'Assemblée nationale, deux magistrats élus par
leurs pairs, un avocat élu par ses pairs, un enseignant-chercheur
titulaire d'un doctorat en droit public élu par ses pairs et un
représentant des associations de défense des droits humains et de
promotion de la démocratie, titulaire au moins d'un diplôme de
3e cycle en droit public élu par les collectifs de ces
associations (art. 121 de la Constitution nigérienne). Par ailleurs, le
président de l'institution est élu par ses pairs pour une
durée de trois ans renouvelable (art. 123).
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