PARTIE 1 : REVUE DE LITTERATURE
I- Tableau de la situation actuelle
« Entrer dans la réalité profonde du
monde est infiniment dangereux. Il s'y mêle l'horreur et la merveille et
toujours nous demeurons suspendus entre les deux », Jacques Masui.
Cette partie a pour objectif de comprendre les connaissances
et les fondements qui sous-tendent l'engagement écologique. Pour cela,
nous essaierons d'abord de dresser les principaux constats écologiques
et sociaux, puis les implications de ces constats, et enfin comment y faire
face.
1) Constats et mécanismes des crises
socio-écologiques
Nos sociétés industrielles connaissent une
série de problèmes environnementaux, socio-économiques et
politiques graves et indéniables. Dans la 1ère partie
de son ouvrage « Comment tout peut s'effondrer », Pablo
Servigne présente cinq problèmes fondamentaux de nos
sociétés modernes en prenant l'image de la voiture pour
symboliser la civilisation industrielle.
a) La grande accélération
Après un démarrage lent et progressif au milieu
du XIXème siècle, la voiture prend de la vitesse et entame une
ascension fulgurante appelée « la grande accélération
». En effet, depuis la révolution industrielle, de très
nombreux paramètres de nos sociétés et de notre
environnement montrent une allure exponentielle. C'est ce que représente
ce « tableau de bord », très connu parmi les scientifiques, et
qui décrit très bien la nouvelle époque géologique
appelée Anthropocène1.
1 Anthropocène : époque où les humains sont
devenus une force qui bouleverse les grands cycles du système-Terre.
Terme popularisé à la fin du XXème siècle par le
météorologue et chimiste de l'atmosphère Paul Joseph
Crutzen prix Nobel de chimie en 1995.
4
Figure 1 : Le tableau de bord de
l'Anthropocène
Source : W.Steffen et al. « The trajectory of the
Anthropocene : The Great Acceleration », The An-thropocene Review, 2015
Population, PIB, consommation d'eau, d'énergie,
transports, télécommunication, tourisme, en même temps
qu'émissions de gaz à effets de serre, acidification des
océans, déforestation... La tendance est claire et
présente partout : nous sommes dans une société
marquée par l'accélération et la croissance exponentielle,
dans un monde où des plafonds existent.
b) Des ressources limitées
Au fur et à mesure qu'elle accélère, la
voiture épuise peu à peu les ressources dont elle est devenue
dépendante. Parmi ces ressources : les énergies fossiles, qui
représentent 80% de notre production d'énergie et dont nous
sommes totalement dépendants. Or, selon l'Agence internationale de
l'énergie, le pic mondial de pétrole conventionnel a
été franchi en 2006. Nous nous trouvons au-jourd'hui sur un
plateau, après lequel nous connaîtrons le déclin. Les
spécialistes s'accordent au-jourd'hui à dire que l'ère du
pétrole facilement accessible est révolue. Ces limites desquelles
nous nous rapprochons touchent d'autres ressources que nous exploitons. Une
étude récente2 a par exemple évalué la
probabilité pour 88 ressources non renouvelables de se retrouver en
situation de pénurie avant 2030 : argent, indium, lithium... des
ressources utilisées pour la fabrication d'éoliennes, de cellules
photovoltaïques et de batteries. Philippe Bihouix, spécialiste des
ressources et auteur de
2 C. Clugston, « Inscreasing global non renewable natural
resource scarcity - An analysis », Energy Bulletin, vol. 4,
n°6, 2010
5
« l'Age des Low Tech », explique : « Nous
pourrions nous permettre des tensions sur l'une ou l'autre des ressources,
énergie ou métaux. Mais le défi est que nous devons
maintenant y faire face à peu près en même temps. »,
ce qui pose un problème de taille puisqu'il faut de l'énergie
pour extraire des métaux, et il faut extraire des métaux pour
produire de l'énergie renouvelable.
c) Frontières planétaires et points de
bascule
En plus d'un réservoir qui se vide, la voiture a
franchi les bords de la route et se trouve dans une zone instable avec des
obstacles imprévisibles. Le franchissement des bords de route, c'est ce
que les scientifiques appellent les frontières planétaires, et
les obstacles, ce sont les « tipping points » ou « points de
bascule ».
Le climat est la plus connue de ces frontières
invisibles, car, cela fait maintenant consensus au sein de la communauté
scientifique, elle pourrait provoquer à elle seule des catastrophes
globales, massives et brutales, qui pourraient mener à la fin de la
civilisation, voire de l'espèce humaine. Mais il y en a d'autres :
déclin de la biodiversité, acidification des océans,
perturbation du cycle du phosphore et de l'azote, pollution chimique... Dans
une étude publiée en 2009 et mise à jour en
20153, une équipe internationale de chercheurs a
identifié 9 frontières planétaires vitales à ne pas
franchir pour éviter de basculer dans une situation dangereuse et
irréversible ; or 4 ont été identifiées comme
déjà franchies. Non seulement chacune de ces frontières
peut à elle seule provoquer un emballement et des catastrophes
irréversibles, mais en plus il existe des liens, des connexions entre
tous ces phénomènes, qui font qu'ils viennent se renforcer les
uns les autres dans un effet domino que l'on ne maîtrise pas et que l'on
ne perçoit pas. L'aspect systémique des crises est donc
central.
Lorsque l'on dépasse une frontière, les
réponses du système-Terre deviennent très
imprévisibles, et le risque de dépasser des points de basculement
augmente très fortement. Pour mieux comprendre ces tipping
points, imaginons un interrupteur sur lequel on exerce une pression
croissante. On sent que l'interrupteur est sous pression et prêt à
céder, mais on ne peut pas en prévoir le moment exact. D'un coup,
l'interrupteur bascule. Pour les écosystèmes, la situation est
comparable : ils subissent des perturbations régulières qui leur
font progressivement perdre leur capacité de résilience,
jusqu'à atteindre un point de rupture (tipping point), un seuil
invisible au-delà duquel l'écosys-tème s'effondre de
manière brutale et imprévisible. En 2008, une équipe de
climatologue a recensé 14 « éléments de basculement
climatiques », dont le permafrost en Sibérie, les courants
océaniques atlantiques, la forêt amazonienne, les calottes
glaciaires4... Non seulement chacun peut accélérer le
changement climatique de façon catastrophique, mais en plus
déclencher les autres dans un effet domino incontrôlable.
D'où la volonté du GIEC de limiter la hausse de la
température à 2°C : au-delà,
3 W.Steffen et al, « Planetary boundaries : Guiding
human development on a changing planet », Science, sous presse,
2015
4 T.M. Lenton et al, « Tipping elements in the
Earth's climate system », Proceedings of the National Academy of
Sciences, vol. 105, n°6, 2008, p1786-1793.
6
on prend le risque de dépasser la frontière et
de connaitre des effets d'emballement et des points de bascule
dévastateurs et irréversibles.
Dans le cas de l'interrupteur, nous pouvons décider
d'enlever notre doigt facilement et éviter ainsi son basculement ; mais
dans la situation actuelle, la voiture est toujours en pleine
accélération, a déjà dépassé des
barrières, et nous ne savons pas si nous pourrons l'arrêter avant
qu'elle n'atteigne les points de bascule.
d) Un système ultra-verrouillé
D'autant plus que la pédale
d'accélérateur et la direction de la voiture semblent
bloqués. Nos sociétés sont maintenues par de
véritables verrouillages socio-techniques (lock in).
L'efficacité des systèmes en place rend difficile d'en sortir,
surtout quand une compétition s'est instaurée entre pays. En se
mondialisant, notre société industrielle a étendu ses
verrouillages sociotechniques ; nous connaissons en fait un « gobal
lock-in ». Nous sommes arrivés à un tel niveau de
développement et de complexité, et un tel niveau de
mondialisation, que nous ne pouvons en sortir sous risque de
déstabiliser complètement nos économies et vies qui en
découlent. Ce global lock-in peut être illustré par trois
exemples. Dans le champ financier, ces dernières années, la
finance se concentre en un nombre très réduit d'immenses
institutions financières, qui sont devenues « too big to
fail » (trop grands pour faire faillite) et « too big to
jail » (trop grandes pour aller en prison). Notre dépendance
aux énergies fossiles est probablement le plus grand verrouillage de
l'histoire : presque tout ce que nous connaissons en dépend. Il en va de
même pour la croissance : nos institutions ne sont pas adaptées
à un monde sans croissance, puisqu'elles ont été
conçues par et pour la croissance. Sans croissance, le système
économique risquerait d'imploser sous des dettes qui ne seraient jamais
remboursées.
Nous semblons nous trouver dans une situation inextricable :
nous avons créé des systèmes gigantesques et
dévastateurs, mais qui sont devenus en même temps indispensables
au maintien des conditions de vie de milliards de personnes. Servigne
résume la situation ainsi : « Pour espérer survivre, notre
civilisation doit lutter contre les sources de sa puissance et de sa
stabilité, c'est-à-dire se tirer une balle dans le pied. »
Autrement dit, si nous décidons de lever le pied de
l'accélérateur pour éviter ou limiter l'accident à
venir, nous risquons aussi de provoquer un accident.
e) Des systèmes ultra fragiles et
vulnérables
Enfin, l'habitacle de la voiture est de plus en plus fragile
et vulnérable, et pourrait céder à tout moment.
L'hyperglobalisation et la complexification caractéristiques de nos
sociétés ont transformé l'économie mondiale en un
système hautement complexe où tout est devenu
interconnecté, augmentant aussi considérablement la
vulnérabilité et la fragilité de ces systèmes.
C'est le cas dans le champ de la finance, dans les chaînes
d'approvisionnement, et dans nos réseaux (transports,
électriques, télécommunication...). La moindre
perturbation peut se répandre comme une traînée de poudre,
avoir
7
des effets en chaîne et provoquer des
dégâts considérables sur le système global. Par des
chaînes d'approvisionnement optimisées et des stocks se
renouvelant sans cesse, le système économique mondial a
gagné en efficacité mais perdu en résilience. Or, nous
sommes devenus totalement dépendants de ce système complexe :
« Très peu de gens savent survivre sans supermarché, sans
carte de crédit ou sans station-service. Quand une civilisation devient
hors-sol, c'est-à-dire lorsqu'une majorité de ses habitants n'a
plus de liens directs avec le système-Terre (la terre, l'eau, le bois,
les animaux, les plantes, etc.), la population devient entièrement
dépendante de la structure artificielle qui la maintient dans cet
état. Si cette structure, de plus en plus puissante mais de plus en plus
vulnérable, s'écroule, c'est la survie de l'ensemble de la
population qui pourrait ne plus être assurée
».
Nous avons donc vu, par le biais de la synthèse
scientifique faite par Pablo Servigne, que nous accélérons dans
un monde de ressources finies, en franchissant des barrières
planétaires qui ne devraient pas l'être, que nous allons si vite
que nous n'arrivons plus à freiner, et que nous avons créé
des degrés d'interconnexion et de complexité qui nous rendent de
plus en plus fragiles et vulnérables.
2) Implications de ces constats
Face à tous ces constats, il est maintenant clair que
la voiture ne pourra pas s'en sortir indemne. Les catastrophes sont en effet
déjà présentes et vont inévitablement se renforcer,
et il y a un risque élevé que nos civilisations s'effondrent, ce
qui impose des changements nécessaires, radicaux et urgents.
a) Les catastrophes en cours et à
venir
Aujourd'hui déjà, des catastrophes sont en
cours. Hausse globale des températures, événements
climatiques extrêmes, effondrement de la biodiversité,
montée des eaux, acidification des océans, pollution de l'air,
déforestations... ces phénomènes ont déjà un
impact considérable d'un point de vue humain, environnemental, et
économique. L'exemple de la biodiversité est l'un des plus
parlants : selon le WWF (World Wildlife Foundation), sur les 40
dernières années, nous avons perdu plus de 60% des animaux
sauvages. Cela fait maintenant consensus, la 6ème extinction
de masse est en cours. Autre exemple : l'OMS estime à 7 millions le
nombre de personnes qui meurent prématurément chaque année
dans le monde à cause de la pollution, et 48000 morts par an en
France.
De plus, certaines crises sont enclenchées et vont
inévitablement se renforcer dans les années à venir.
Même si l'on arrivait à entreprendre des changements radicaux,
rapides et efficaces - ce qui est peu probable au vu des constats
précédemment énoncés - les effets des changements
climatiques continueront à se mettre en oeuvre dans les prochaines
décennies. Il s'agit en effet d'un phénomène
différé dans le temps : les émissions que nous
émettons aujourd'hui ont un impact dans les
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décennies suivantes. Même logique pour la
biodiversité : l'extinction d'une espèce a un impact sur toute la
chaîne alimentaire, entraînant d'autres espèces dans un
effet domino difficilement arrêtable. Le rapport publié en mai
2019 par l'IPBES, le « GIEC de la biodiversité », estime qu'1
million d'es-pèces vont disparaître dans les années
à venir. L'ONU a estimé à 250 millions le nombre de
réfugiés climatiques à horizon 2050, ce qui risque de
provoquer une crise migratoire sans précédent.
Les conséquences sur les écosystèmes et
sur les sociétés humaines sont déjà visibles et
graves, et vont inévitablement se renforcer dans les années
à venir et causer des catastrophes naturelles, humaines,
économiques et sociales.
b) Un effondrement de nos civilisations industrielles
?
De plus en plus de spécialistes évoquent
même la probabilité d'un effondrement de nos civilisations
industrielles. C'est la thèse centrale du livre de Pablo Servigne et
Raphaël Stevens « Comment tout peut s'effondrer », qui ont
créé le concept de collapsologie, « l'exercice
transdisciplinaire d'étude de l'effondrement de notre civilisation
industrielle et de ce qui pourrait lui succéder ». Selon eux,
l'étude approfondie des 5 paramètres que nous avons
présentés précédemment (accélération
de nos sociétés, limites planétaires, frontières
planétaires et points de bascule, verrouillage socio-technique et
fragilité de nos systèmes) mène à la conclusion
qu'un effondrement de notre civilisation est très probable, voire
inévitable.
Un effondrement peut être défini par une
diminution rapide et importante de la population et/ou de sa complexité.
Une autre définition a été formulée par l'ancien
ministre de l'environnement Yves Cochet comme une « situation dans
laquelle les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement,
énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis
à une majorité de la population par des services encadrés
par la loi ». De tels effondrements ont déjà eu lieu dans
l'histoire de l'humanité. Jared Diamond, dans son livre «
Effondrement », étudie la façon dont des civilisations
passées (Mayas, île de paques, vikings...) se sont
effondrées, afin d'en tirer des leçons. Cinq facteurs entrent
toujours potentiellement en jeu : des dommages environnementaux, un changement
climatique, des voisins hostiles, des rapports de dépendance avec des
partenaires commerciaux, et les réponses apportées par une
société à ces problèmes ; des facteurs
réunis aujourd'hui. Il a aussi mis en évidence le fait qu'un
effondrement ne se produit pas de façon brutale, mais sur des
durées parfois très longues. Certains considèrent
d'ailleurs que nous serions déjà dans une période
d'effondrement. Diamond note que la grande différence entre les
effondrements passés et la situation actuelle est qu'au-jourd'hui, nous
vivons dans une civilisation mondialisée et interconnectée, et
donc que le risque d'ef-fondrement pèse sur la civilisation humaine dans
sa globalité, et non plus sur une civilisation isolée. Enfin,
à la différence de nombreuses prédictions de fin du monde
et notamment de l'eschatologie basées sur des croyances ou des
religions, les théories de l'effondrement n'annoncent pas la fin du
9
monde, mais évoquent, en s'appuyant sur des
données scientifiques, la possibilité de la fin d'un monde, celui
de nos sociétés thermo-industriels et de notre civilisation.
c) Des changements nécessaires, radicaux et
urgents
Si certains spécialistes estiment que l'effondrement
est inévitable, voire déjà en cours, d'autres postulent
qu'il est encore possible de l'éviter, mais à condition que des
changements radicaux soient mis en oeuvre rapidement. Ici, nous donnons au mot
« radical » son sens originel, qui vient du latin radicalis,
dérivé de radix (« racine ») et signifie
agir sur la cause profonde que l'on veut modifier. Il faudrait donc remettre en
question et repenser totalement et fondamentalement nos modèles
économiques, de production, de consommation et sociétaux.
Actuellement, le chemin pris par les sociétés
occidentales n'implique pas de remise en question fondamentale de nos
systèmes. Les modèles du développement durable et de
croissance verte misent avant tout sur le déploiement de technologies et
des comportements plus sobres, qui permettraient d'éviter l'effondrement
de la civilisation tout en maintenant une croissance économique globale.
Cela implique ce qu'on appelle un découplage, c'est-à-dire la
séparation entre la croissance économique et la consommation de
ressources et d'énergies (et donc l'impact environnemental). Cette
idée représente la pensée dominante dans laquelle
s'inscrivent entreprises, politiques et population. Pourtant, de nombreux
spécialistes ont montré que ce découplage absolu
était impossible, qu'il n'a aucun fondement scientifique et qu'il n'a
jamais eu lieu. Aujourd'hui, on vit même plutôt un «
surcouplage ». Le seul espoir reposerait sur le fait de trouver et de
mettre en oeuvre rapidement une innovation ou technologie
révolutionnaire à la fois non polluante et non consommatrice
d'énergie et de ressources. Or, il est fort probable que cela n'arrive
pas à très court terme.
Trois grandes possibilités se distinguent donc. La
première est que nous entreprenions des changements radicaux rapidement,
mais avec le risque de provoquer des crises économiques et
financières à court terme. L'autre option est la transition
écologique, le développement durable, ou encore croissance verte,
qui misent sur le découplage entre croissance et impact environnemental,
avec cependant une forte probabilité que ce découplage ne
fonctionne pas, que ces changements ne se fassent pas assez vite, trop
superficiellement, et une forte probabilité d'un effondrement de nos
civilisations à moyen terme voire court terme. Enfin, et c'est le chemin
que nous sommes en train de suivre globalement, nous pouvons ne rien changer
fondamentalement - c'est le cas par exemple des Etats-Unis - et empirer la
situation, auquel cas la probabilité d'un effondrement est presque
certaine.
Ainsi, que nous le subissions (catastrophes, effondrement) ou
que nous le décidions (changements radicaux, mobilisation
générale), nous allons connaître des bouleversements
profonds ; nous ne vivrons pas demain comme aujourd'hui. Mais la collapsologie
et ces perspectives pessimistes - mais réalistes, cela ne fait plus de
doute - ne sont pas pour autant fatalistes. Au contraire, pour Pablo
10
Servigne et Raphaël Stevens, elles sont une invitation,
voire une injonction à agir, partout et en profondeur. Face à ces
constats et à ces perspectives, que pouvons-nous faire ?
3) Moyens d'actions face à ces constats
Que l'effondrement et les catastrophes soient évitables
ou non, il est essentiel d'agir, à la fois pour en limiter les
conséquences, et pour d'ores et déjà construire de
nouvelles façons de penser et de faire. Les moyens et leviers d'actions
sont nombreux, et chaque personne a un rôle à jouer. Joanna Macy,
par son ouvrage « Ecopsychologie pratique et rituels pour la terre »,
propose un guide pratique pour aider chacun d'entre nous à prendre part
à la « révolution silencieuse » qui est en marche,
qu'elle appelle le « Changement de cap », ou le passage radical d'une
société de croissance industrielle autodestructrice à une
société compatible avec la vie. Macy décrit trois
dimensions complémentaires et interdépendantes de ce Changement
de cap.
a) Résister et atténuer
Le premier pilier regroupe toutes les actions ayant pour but
de limiter et ralentir la destruction de la vie en cours. Il peut s'agir du
travail politique, législatif, et judiciaire, qui vise par exemple
à limiter les émissions de gaz à effet de serre, la
déforestation ou la production de déchets. Il peut
également s'agir d'actions directes comme des boycotts ou des actions de
désobéissance civile visant à inciter les politiques et
les grandes puissances économiques à entreprendre les changements
et transformations qui s'imposent. Selon Joanna Macy, ceux qui agissent en ce
sens peuvent ressentir beaucoup d'anxiété, d'exaspération
et d'épuisement. Selon elle, il s'agit en effet du travail le plus
difficile, mais qui est nécessaire et utile car il fait gagner du temps
et sert à sauver des vies et des écosystèmes.
b) Construire des alternatives
Le deuxième pilier consiste à analyser les
causes structurelles de la situation tout en pensant et entreprenant la
création d'institutions et de modèles alternatifs. Pour limiter
les dommages créés par nos sociétés, il est en
effet important d'en comprendre les dynamiques. Selon Joanna Macy, ce travail
permet aussi d'éviter de diaboliser des personnes mais de les
comprendre, une philosophie qui rappelle Spinoza et son fameux « ne pas se
moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre ».
Pour Joanna Macy, c'est un travail difficile car il faut du courage et de la
confiance dans notre sens commun pour regarder le tableau de nos
sociétés avec réalisme. Cette deuxième dimension du
Changement de Cap comprend aussi la création d'alternatives à ce
système, les deux efforts allant de pair. Selon elle, « les actions
qui bourgeonnent de nos esprits et de nos mains peuvent sembler marginales,
mais elles contiennent les graines du futur ».
11
c) Changer nos façons de voir le monde et de nous
voir dans le monde
Le troisième grand champ d'action concerne un
changement des perceptions de la réalité sur les plans cognitif
et spirituel. Il s'agit du pilier le plus fondamental pour Joanna Macy. C'est
un pilier qui s'impose de plus en plus comme une des clés du changement,
et qui semble depuis peu commencer à germer dans la
société française. De plus en plus d'auteurs, d'artistes,
d'écrivains, et de citoyens s'emparent de la question et travaillent sur
la construction de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires positifs,
désirables et humains. Selon Dominique Bourg, « le seul choix qui
nous reste est de repenser notre manière de voir le monde,
c'est-à-dire notre manière d'être au monde ». Ainsi,
selon lui, ce changement de perception se fait aussi par notre façon
d'agir et notre façon d'être. Cela rejoint la
célèbre citation de Gandhi : « sois le changement que tu
veux voir dans le monde ». Cela peut inclure d'autres façons de
voyager, de consommer, de travailler, de vivre en société... Pour
Joanna Macy, « ces révélations et ces expériences
sont absolument nécessaires pour nous libérer de l'emprise de la
société de croissance industrielle. Elles nous offrent des
objectifs plus nobles et des plaisirs plus profonds ».
Ainsi, « le grand tournant » ne pourra advenir que
si nous conjuguons trois niveaux d'action : résister,
c'est-à-dire refuser les projets industriels catastrophiques pour
l'environnement (c'est ce que font les opposants à la construction de
l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, à l'exploitation des gaz de
schiste, à l'hégémonie de Monsanto...) ; préparer
et mettre en place le monde de demain (expérimenter d'autres sources
d'énergie, d'autres modes d'éducation, une autre économie,
une autre manière de vivre ensemble...) ; et surtout, en amont,
opérer un changement intérieur en reconsidérant notre
vision de nous-mêmes et de notre place dans la nature.
Par cet état des lieux rapide de la situation actuelle,
nous avons cherché à présenter les fondements du processus
de prise de conscience et d'engagement étudiés. Nous connaissons
une crise socio-écologique vaste, complexe, sans précédent
et caractérisée par la diversité et par l'intercon-nexion
de problèmes environnementaux, socioéconomiques, politiques,
culturels et psychosociaux. Cette crise a déjà des
conséquences catastrophiques, qui vont se renforcer dans les
années à venir, allant jusqu'à menacer la survie
même de la civilisation, voire de l'humanité telle qu'on la
connait. Mais ces constats pessimistes et réalistes ne sont pas
fatalistes, et d'innombrables moyens d'action existent pour changer de cap :
cela passe à la fois par limiter au maximum notre impact, par penser et
créer des modèles plus résilients et durables, et par
réinventer notre façon de penser, de voir et d'être au
monde, à l'autre et à nous-même.
12
Mais nous sommes soumis à de nombreux blocages qui nous
empêchent de prendre conscience de tous ces éléments et de
prendre part au Changement de Cap que décrit Joanna Macy, qui doute
alors de sa réussite :
« Bien que nous discernions le Changement de cap et
que nous prenions courage dans ses activités multiples, nous n'avons
aucune certitude qu'il arrivera à temps. Nous ne pouvons prédire
ce qui arrivera en premier : le point de non-retour, celui où nous ne
pourrons plus arrêter la destruction des systèmes qui soutiennent
les formes de vie complexes, ou le moment où les éléments
d'une société soutenable détermineront la direction du
système entier. Si le Changement de cap devait échouer, ce ne
serait pas par manque de technologie ou d'information, mais par manque de
volonté politique. Lorsque nous sommes confus ou apeurés et que
l'adver-sité nous frappe, il est très facile de se retrouver le
coeur et l'esprit engourdis. Les dangers que nous encourons à
présent sont si omniprésents et en même temps si difficiles
à distinguer - et douloureux à voir quand on arrive à les
regarder en face - que cette anesthésie nous touche tous. Tout le monde
en est affecté. Personne n'est immunisé contre le doute, la
dénégation ou l'incrédulité quant à la
gravité de notre situation et à notre capacité à
changer cet état de fait. Et pourtant, au-delà de tous les
dangers encourus, des changements climatiques aux guerres nucléaires,
aucun n'est aussi grave que notre paralysie. Cette insensibilité de
l'esprit et du coeur nous afflige déjà, dans les diversions que
nous créons en tant que citoyens et en tant que nations, dans les
querelles que nous choisissons, les objectifs que nous poursuivons, les
articles que nous achetons. Alors, ouvrons les yeux. Examinons à quoi
cette paralysie correspond et comment elle se produit. Reconnectés
à notre désir le plus profond, nous serons capables de prendre
part à ce Changement de cap. Nous choisirons la vie. »
Alors, à quoi est due cette paralysie ? Pourquoi, face
à de telles perspectives et face à un risque qui touche à
notre survie même, pourquoi chacun n'agit-il pas en conséquence
?
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