Section 1 : L'exposé du problème et de
l'objectif du Cameroun
Le problème qui s'est posé au Cameroun en 1994
était relatif aux convoitises118 nigérianes sur la
péninsule camerounaise de Bakassi (Paragraphe I). Face à cette
difficulté, les autorités de Yaoundé recherchaient le
respect de l'intégrité territoriale camerounaise (Paragraphe
2).
Paragraphe 1 : Les convoitises nigérianes sur la
péninsule de Bakassi
Les potentialités de la péninsule de Bakassi en
ont fait un enjeu majeur de l'antagonisme qui a opposé le Cameroun au
Nigéria (A). Elles ont été au coeur de l'occupation
nigériane de la péninsule de Bakassi et de l'échec des
démarches entreprises pour une solution diplomatique du conflit (B).
117 Photini PAZARTZIS, Les engagements internationaux en
matière de règlement pacifique des différends entre
Etats, Paris, L.G.D.J, 1992, p. 8.
118 Une convoitise renvoie à un désir avide
d'appropriation.
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A. Les potentialités de la péninsule de
Bakassi
La péninsule de Bakassi est située dans la
région camerounaise du Sud-Ouest119. Elle s'étend sur
3 des 7 Arrondissements du Département du Ndian : Isangele, Kombo
Abedimo et Idabato. Elle est essentiellement convoitée pour sa richesse
en ressources naturelles et sa position stratégique dans le Golfe de
Guinée.
En ce qui concerne les ressources naturelles de la
presqu'île, Bakassi est doté d'une faune aquatique abondante et
diversifiée ; ce qui y justifie le développement de nombreux
villages de pêcheurs. En effet, la zone regorge de nombreuses
espèces de poissons et de crustacés. On y trouve également
d'immenses réserves de pétrole off-shore de bonne qualité.
En dehors du pétrole, la péninsule dispose de gisements de gaz et
de nodules polymétalliques120.
Sur le plan stratégique, la péninsule de Bakassi
commande toute la navigation de la baie du Biafra ; ce qui en fait une base
militaire potentielle enviable. Elle constitue un point de surveillance de la
navigation dans pratiquement tout le Golfe de Guinée. Par ailleurs, pour
l'accès au port nigérian de Calabar, il est plus
recommandé de passer par l'estuaire de la Cross River qui longe la
presqu'île de Bakassi. Pour souligner cette importance, Jean Pierre FOGUI
affirme que « qui tient Bakassi tient les clés du Port de
Calabar qui est la plaque tournante de l'économie du Sud-Est du Nigeria
»121. La situation stratégique de la
péninsule de Bakassi a par exemple été
appréciée par le Nigeria lors de la guerre civile biafraise. En
effet, l'autorisation provisoire d'utilisation de Jabane, localité de la
péninsule de Bakassi, donnée par Yaoundé au Gouvernement
Nigérian, avait permis aux soldats nigérians d'empêcher le
ravitaillement de Calabar (qui faisait partie pendant la guerre civile
nigériane, c'est-à-dire entre 1967 et 1970, de la région
sécessionniste dirigée par le Général OJUKWU), et
ainsi, d'étouffer la guerre du Biafra.
Ces considérations économiques et
stratégiques expliquent le problème auquel le Cameroun a
été confronté en 1994 ; en l'occurrence, la
présence nigériane sur son territoire, et l'échec des
mécanismes diplomatico-politiques entrepris pour pouvoir l'y
déloger.
119 Voir l'Annexe 3 relative à la situation de la
péninsule de Bakassi au Cameroun (page 132), et l'Annexe 4
représentant Bakassi (page 133).
120 Gouvernement de la République du Cameroun,
Dossier sur le différend frontalier de la péninsule de
Bakassi, Deuxième édition, 1998, p.9 et 26. Les nodules
polymétalliques sont des concrétions formées de
métaux à l'état natif, qui se forme dans le fond des
océans
121 Jean Pierre FOGUI, 2010, op. cit., p. 10.
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B. L'occupation nigériane de la péninsule
et les tentatives de règlement diplomatique
En mars 1994, le Cameroun faisait face au problème
suivant : l'occupation illégale depuis le 21 Décembre 1993 de
parties de son territoire par le Nigeria (1), et l'absence d'aboutissement des
différentes démarches engagées pour un règlement
politique de la situation (2).
1. La présence nigériane en territoire
camerounais
Le 21 Décembre 1993, nonobstant la tenue un mois
auparavant d'une réunion d'experts qui semblait marquer un
progrès dans la solution du problème de la frontière entre
le Cameroun et le Nigeria122, les autorités nigérianes
ont décidé unilatéralement d'envoyer des unités
armées dans la péninsule camerounaise de Bakassi. Cette
décision était motivée, selon elles, par le souci de
protéger les ressortissants Nigérians qui y étaient
harcelés par des gendarmes Camerounais123. Toutefois, au 4
janvier 1994, les forces armées nigérianes se sont
installées à Jabane, c'est-à-dire à
l'intérieure du territoire camerounais, à environ 6 km de la
frontière maritime entre le Cameroun et le Nigeria. Elles y ont
hissé le drapeau nigérian, et proclamé le recouvrement de
la souveraineté historique du Nigeria sur la péninsule de
Bakassi124. L'aviation nigériane a violé l'espace
aérien camerounais en effectuant sans autorisation un survol de la
côte camerounaise. Le même jour, à partir de Jabane,
lesdites forces ont occupé également le village de Diamond,
situé seulement à une centaine de mètres de la
sous-préfecture d'Idabato.
Face à cette situation, le Cameroun a répondu
par l'envoi immédiat de soldats sur les lieux. L'unité permanente
de la marine nationale camerounaise basée à Idabato a
été mobilisée, et Yaoundé a
dépêché une autre unité au nord de Jabane, pour
empêcher l'unité nigériane déjà
présente à Jabane de progresser vers le territoire national. Les
deux armées se sont ainsi faites face jusqu'au 17 février. Le 18
et dans la nuit du 19 février, les soldats nigérians ont
attaqué simultanément à Idabato à partir de
Diamond, l'unité camerounaise qui se trouvait au nord de
122 Le 13 Août 1993, les Commissions nationales des
frontières des deux pays se sont réunies à Yaoundé.
Il ressort du Procès verbal de cette réunion que, la remise en
cause nigériane de la Déclaration de Maroua relève des
problèmes politiques internes au Nigeria et non des problèmes
techniques de délimitation de la frontière maritime.
123 En 1993, le Gouvernement Camerounais sous l'instigation du
FMI lance le long des côtes camerounaises particulièrement entre
Douala et la frontière avec le Nigeria, une opération
anti-contrebande baptisée « Daurade ». Cette opération
a provoqué des oppositions vives entre les gendarmes Camerounais et les
pêcheurs et « passeurs » Nigérians qui vivaient jusque
là dans une véritable zone de non droit.
124 Devant la C.I.J., l'un des arguments avancés par le
Nigeria pour justifier ses prétentions sur Bakassi est celui de
l'appartenance de cette péninsule bien avant la naissance du Nigeria et
du Cameroun, aux villes Etats du Vieux Calabar. Il conteste à cet effet
l'Accord Anglo-allemand du 11 mars 1913 consacrant le transfert de la
péninsule de Bakassi au « Kamerun ». Le Nigeria
défendait la position selon laquelle, les Anglais et les Allemands
n'avaient pas le droit de disposer de la presqu'île qui relevait de la
souveraineté des « City States of Old Calabar ». Lire Guy
Roger EBA'A, 2008, op. cit., p. 76.
35
Jabane125. L'armée camerounaise en alerte, a
riposté et évité la progression des forces
nigérianes à l'intérieur du territoire camerounais.
Face à cette violation manifeste de son
intégrité territoriale, le Cameroun a engagé des
démarches diplomatiques en vue d'un règlement pacifique du
conflit frontalier avec le Nigeria.
2. Les efforts de règlement diplomatique du
conflit
Le Cameroun a toujours privilégié dans le cadre
du règlement des incidents frontaliers qui l'ont opposé au
Nigeria dès le lendemain des indépendances le dialogue et les
moyens d'ordre politique126. Il en a été de même
lors du déclenchement du conflit de Bakassi.
En janvier 1994, après l'invasion de la
péninsule de Bakassi par l'armée nigériane, un contact
téléphonique a été établi entre les
Présidents Paul BIYA et Sani ABACHA à l'initiative du Chef de
l'Etat camerounais qui ressentait la nécessité de
s'enquérir de la situation auprès de son homologue
Nigérian. A travers ce contact, le Chef de l'Etat nigérian a
rassuré le Président Paul BIYA en lui expliquant que les
militaires Nigérians avaient seulement pour mission de protéger
les pêcheurs Ibibio contre les actions des gendarmes Camerounais «
indisciplinés ».
Toutefois la tension est montée entre les deux pays le
4 janvier de la même année, lorsque les soldats nigérians
ont hissé leur drapeau à Jabane et pénétré
dans Diamonds island. Le 7 janvier, le Ministre Nigérian des Affaires
Etrangères Babagana KINGIBE, porteur d'un message du
Général Sani ABACHA, a été reçu en audience
à Yaoundé par le Président Paul BIYA. Ledit message
suggérait la constitution d'une Commission mixte Cameroun-Nigeria devant
descendre sur le terrain constater les faits et adresser un rapport aux deux
Chefs d'Etat. Le 13 janvier, le Chef de l'Etat Camerounais a
dépêché Ferdinand Léopold OYONO, alors Ministre des
Relations Extérieures, à Abuja pour signifier son accord, et
porter « un message de paix et de conciliation » à
son homologue. La rencontre de ladite Commission qui s'est tenue du 9 au 10
février 1994 à Buea (Chef lieu de la région camerounaise
du Sud-Ouest), s'est soldée par un échec face à
l'intransigeance de Babagana KINGIBE qui a affirmé la nationalité
nigériane de Jabane et de Diamond island et rejeté toute descente
sur le terrain127. Malgré ces déconvenues, le Cameroun
a persévéré dans la voie diplomatique. Une
délégation conduite par Francis NKWAIN, Ministre
Délégué auprès du Ministre Camerounais des
Relations Extérieures, a été envoyée au Nigeria le
16
125 Lire à ce sujet le Compte rendu du Briefing de la
Presse nationale et internationale par le Ministre d'Etat chargé de la
Communication, Porte parole du Gouvernement, sur le conflit de Bakassi, Samedi
5 mars 1994, in Archives SOPECAM, Cameroon Tribune, N°5548,
Lundi, 07 mars 1994, p. 3.
126 Selon Maître Douala MOUTOME : « Le Cameroun
avait déjà des ambitions qui ne cadraient pas avec l'option
militaire », Entretien avec Maître Douala MOUTOME, Ministre de
la justice et Garde des sceaux à l'époque de la prise de
décision, Douala, Mardi le 26 juillet 2011.
127 Propos de Ferdinand Léopold OYONO recueillis par
Zacharie NGNIMAN, 1996, op cit., p. 78.
36
février 1994, afin d'y remettre un pli fermé du
Président Paul BIYA au Général Sani ABACHA. En vue de
faciliter les discussions et amener le Général à admettre
la vacuité de la thèse nigériane sur Bakassi, la
délégation comprenait entre autres personnalités, le
Général de Brigade TATAW James, « présenté
comme l'ami personnel et promotionnaire du Général Sani ABACHA
à l'académie militaire britannique »128.
Les 18 et 19 février 1994, alors que les concertations
se poursuivaient entre les deux pays, Yaoundé a appris
l'éclatement de violents affrontements entre les armées
nigériane et camerounaise à Bakassi. Dans un souci d'apaisement,
le Président Paul BIYA a adressé dès le 19 février
un ultime message à son homologue Nigérian afin de trouver une
solution, juste, équitable et conforme au droit international, y compris
par voie juridictionnelle, au conflit. Cet appel étant resté sans
réponse, le Cameroun s'est résolu à saisir
simultanément, le 28 février 1994, le Conseil de
sécurité des Nations Unies et 1'Organe Central de
Prévention, de Gestion et de Règlement des Conflits de l'O.U.A.
Toutefois, ces recours n'ont pas eu les effets escomptés.
En vue d'éviter une escalade armée et de
permettre aux parties d'aboutir à un compromis, des médiations se
sont proposées. A cet égard, la principale médiation
qu'ait connue le conflit de Bakassi avant le recours à la C.I.J., a
été celle du Général Etienne GNASSINGBE EYADEMA,
alors Président de la République du Togo. En effet, le 03 mars
1994, le Général EYADEMA s'est rendu à Yaoundé,
porteur d'une proposition de médiation. Après un entretien avec
le Chef de l'Etat camerounais sur le conflit de Bakassi, il s'est
déplacé pour Abuja où, il a offert également sa
médiation. Plus tard, il a été relayé par le
Ministre des Affaires Etrangères du Togo, FAMBARA OUATTARA NATCHABA, qui
a entrepris une succession de contacts avec les autorités camerounaises
et nigérianes.
Néanmoins, la méfiance qui prévalait
déjà dans les rapports entre le Nigeria et le Cameroun a rendu
précaires les efforts de médiation. Le Nigeria qui avait toujours
manifesté sa préférence pour un règlement purement
bilatéral du conflit n'a pas facilité la tâche au
médiateur. A titre illustratif, le 10 mars 1994, alors que le Ministre
des Relations Extérieures du Cameroun et son homologue Nigérian
étaient en concertation sur le problème de Bakassi, «
les Nigérians ont refusé d'admettre à la réunion,
la présence du Ministre des Affaires Etrangères du Togo, qui
était venu en médiateur »129. Le
Cameroun quant à lui, instruit par l'expérience, doutait de plus
en plus des chances d'atteindre son objectif, en l'occurrence le respect de son
intégrité territoriale, par la voie purement politique.
128 Zacharie NGNIMAN, 1996, op. cit., p. 16.
129 Ibid., p. 81.
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