B.2 -- Modernisation des tuniques de Fra Angelico.
À plusieurs reprises, Jeanne Lanvin s'inspire de
vêtements vus dans les oeuvres de l'artiste Fra Angelico pour concevoir
ses collections330. Tout d'abord, deux modèles portent le nom
de l'artiste, un datant de 1925 et un autre datant de 1936331 (ill.
43). Le modèle de 1925 rend hommage au peintre332. C'est une
robe très bleue, bordée d'or et d'argent. La robe a un large
décolleté arrondi et se termine par un immense col retombant en
châle comme une capuche de moine. Au niveau du col, de la ceinture, des
poignets et du devant de la robe sont présents des morceaux de tissus
tressés à la manière d'une corde. Cependant, le
modèle de 1936 est nettement moins en lien avec Fra Angelico. Il s'agit
d'une longue robe du soir violette sans manches avec un décolleté
en V. Le haut de la robe est transparent, et présente une doublure rose
en dessous pour cacher le corps. La robe est ceinturée de pans de tissu
rose avec un noeud sur le côté.
Jeanne Lanvin s'inspire aussi des tenues des personnages
représentés par Fra Angelico. Ce dernier est un artiste à
la peinture minutieuse, les représentations de vêtements sont
imprégnées de réalisme. En effet, le tombé des
drapés, le rendu des matières, les reflets de l'orfèvrerie
et des tissus, les effets de mouvements et les plis marqués sont le
rendu d'un travail de précision. Édouard Schneider l'aborde dans
son ouvrage : « É la beauté des plis de sa robe, se
détachent sur la pure limpidité d'un fond d'or
»333. Les tenues sont toujours colorées de
manière différente pour chaque personnage, permettant au
spectateur de mieux les différencier du reste de l'oeuvre. Jeanne Lanvin
s'inspire des tenues peintes par Fra Angelico comme avec ce modèle
La Diva, de la collection 1935-1936334 (ill. 49). Cette
tenue est celle de Madame Boussiron, une fidèle cliente de la maison
Lanvin dans les années 1930335. À l'origine, ce
modèle se portait avec un manteau violet du nom de Bacchus. Le
modèle Diva est une longue robe assez sobre. La couleur choisie
par la créatrice est le « bleu Lanvin », tirant ici sur le
bleu roi. La robe est en soie, offrant des jeux de reflets en fonction des
330 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 33.
331 PICON, Jérôme, Op. Cit., p. 138.
332 Ibid.
333 SCHNEIDER, Édouard, Op. Cit., p. 18.
334 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 38.
335 Ibid.
336 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 38.
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mouvements. Les manches sont décorés de
paillettes argentées. Ce sont des superpositions coniques de paillettes,
avec différentes tailles et reliées entre elles par un fil. Le
motif est géométrique. La robe est originale par son opposition
entre la sobriété du velours et de la coupe, et l'éclat de
son décor qui offre des jeux de lumière. Le modèle
Diva peut être rapproché de la tenue
Sérénité, dont les formes sont identiques, la
différence est obtenue par les manches. Le premier modèle offre
juste un décor de paillettes, alors que le second offre des manches
entièrement pailletés. Le modèle Diva est une
reprise des tenues peintes par Fra Angelico336 dans l'Imposition
du nom à saint Jean-Baptiste337 (ill. 44) de 1434-1435.
Cette oeuvre est le panneau d'un retable non identifié. L'image est
composée de sept personnages dans un jardin, un personnage masculin et
six personnages féminins. L'homme à gauche est
Saint-Jean-Baptiste. Dans les bras d'une des femmes se place Jésus. La
scène se passe dans un jardin avec au second plan une architecture
offrant plusieurs ouvertures, dont une en forme d'ogive, trace d'un
héritage gothique toujours présent chez l'artiste.
L'éclairage provient de la droite de l'oeuvre. Les femmes sont toutes
vêtues de robes colorées et somptueuses aux couleurs bleues,
vertes ou rouges. Chaque tenue est rehaussée de broderies dorées
aux poignets, manches ou cols. La tenue de la femme, la plus à gauche,
est comparable au modèle Diva de la couturière.
Il s'agit dans le tableau d'une longue robe bleue, s'apparentant au «
bleu Lanvin ». La coupe de la robe est identique, longue et fluide, avec
la taille légèrement resserrée. Cette forme tunique
rappelle les tenues des anges de Fra Angelico. Des décors flamboyants
sont présents aux manches des deux modèles. Pour le modèle
de la couturière, il s'agit de paillettes argentées et pour la
représentation picturale il s'agit de broderies de couleur or. Dans
l'oeuvre de Fra Angelico, la robe est composée de broderies au col, sur
le devant de la poitrine, aux manches, aux poignets et aux bas de la robe, or ;
ce n'est pas le cas pour le modèle Diva. Malgré, cette
différence, les deux modèles proposent de nombreuses
caractéristiques communes. Ainsi, cette tenue imaginée par Fra
Angelico peut être rapprochée du modèle Diva de
1935-1936 338 (ill. 44). Un autre modèle de 1934-1935 offre
un rapprochement avec les tenues peintes par Fra Angelico (ill. 44). Il s'agit
d'une longue robe « bleu Lanvin » coupée comme une chemise. La
robe est composée de boutons sur le devant jusqu'en bas de la robe. Les
manches sont très évasées au niveau des poignets,
rappelant certains vêtements liturgiques. Les emmanchures
présentent des détails en doré, comme des
337 Fra Angelico, L'imposition du nom à saint
Jean-Baptiste, 1434-1435, Tempera sur bois, 26 x 24 cm, Musée de
San Marco, Florence.
338 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 38.
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bracelets, et les boutons sont aussi en doré. Cette
forme de vêtements peut rappeler certains vêtements peints par Fra
Angelico.
Jeanne Lanvin reprend surtout la forme des tuniques
portées par les personnages de Fra Angelico, car ce sont des
vêtements fluides resserrés à la taille. Cette
caractéristique est reprise dans le manteau Sérénade
ou Barcarolle de la collection 1945-1946. Ce modèle
réemploie le « bleu Lanvin » dans une nuance
légèrement plus foncée. L'impression de tunique est
apportée par l'ampleur de la jupe et le volume des manches. Le
vêtement est resserré à la taille. La couturière
reprend cette coupe tunique avec les manches évasées et la taille
marquée dans les modèles Concerto et Sèvres
de 1934-1936 (ill. 18) ou dans la robe Polaire de 1934 (ill. 45).
Une photographie d'un article de 1935339 présente une tenue
rappelant aussi les tuniques de l'artiste italien. La tenue de gauche sur la
photographie est une longue robe fluide, avec des manches
évasées, mais resserrées aux poignets. Le col est large et
arrondi. La taille est simplement marquée par un élastique
à l'intérieur de la tenue. La robe ne comporte pas de
décor. Cette tenue simple présente les mêmes
caractéristiques que certaines tenues des personnages peints par Fra
Angelico : un effet tunique, des manches évasées, une coupe
fluide.
Jeanne Lanvin s'inspire et admire profondément
l'artiste Fra Angelico. Elle s'en inspire de différentes
manières, comme en réactualisant dans ses tenues un bleu
utilisé par l'artiste, un bleu tranché courant à cette
époque du Quattrocento. La couturière va au-delà de ce
travail sur le bleu des oeuvres de Fra Angelico. En effet, elle observe et
réinterprète les tenues de types religieux ou
médiévaux peintes par le maître italien. Ce sont des tenues
fluides, inspirées par des tuniques ou des vêtements monacaux.
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