II -- Lanvin et les arts plastiques.
A -- Ses inspirations contemporaines pour ses
modèles.
A.1 -- L'inspiration par sa propre collection d'oeuvres
d'art.
Jeanne Lanvin est une couturière appréciant
collectionner de nombreuses oeuvres d'art. Sa collection est principalement
composée d'oeuvres impressionnistes. Vers 1910, l'art impressionniste
devient nettement plus populaire. La couturière a dans sa collection des
oeuvres d'Edgar Degas (1834-1917), d'Auguste Renoir et d'Odilon
Redon178. Auguste Renoir est un peintre français né en
1841 et mort en 1919 c'est donc un contemporain de Jeanne Lanvin. Cependant, il
est peu probable qu'ils se soient rencontrés malgré le milieu
artistique de la couturière. La peinture de Renoir séduit la
couturière par ses thèmes féminins. Il peint de nombreux
portraits de femmes, mais aussi d'enfants, en saisissant leur tendresse, leur
ingénuité, leur sourire. Les enfants ne posent pas comme des
modèles adultes, mais librement avec spontanéité. Cette
caractéristique touche Jeanne Lanvin en tant que mère, vouant
elle-même une admiration sans fin à sa fille. Auguste Renoir sait
capter la vie parisienne contemporaine dans des moments d'abandons complets. Il
voyage en 1881 en Italie et y découvre les oeuvres de Raphaël ou
encore le site de Pompéi. Ces découvertes lui
révèlent le sens de la composition pour ses toiles. Jeanne
Lanvin, elle aussi grande amatrice d'art italien, a certainement su percevoir
ce sens de la composition dans les toiles de Renoir. Malgré tout, le
bleu souvent présent dans les compositions d'Auguste Renoir, un bleu qui
nait de la lumière, ne peut être rapproché du bleu Lanvin.
En effet, le bleu observé dans les oeuvres de Renoir comme dans le
Bal du Moulin de la galette179, peint en 1876, n'est en
rien identique au bleu Lanvin. Généralement, les touches de bleu
chez Renoir sont présentes sur les personnages et leurs vêtements
ou dans la représentation de la nature. Malgré cette adoration
pour les oeuvres de Renoir, rien ne permet de déterminer une
véritable source d'inspiration de sa peinture dans les modèles de
Jeanne Lanvin. Il y a seulement un modèle de 1924 du nom de
Renoir. C'est une robe longue noire à manches longues. Le col
et les poignets sont soulignés par de la dentelle blanche. Au niveau de
la taille se trouve une ceinture avec du tissu noir et de la dentelle blanche.
La ceinture se finit par deux pompons tombant sur la jupe, ils sont eux aussi
en dentelle noire.
178 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 162-163.
179 Auguste Renoir, Bal du moulin de la Galette, 1876,
Huile sur toile, 131 x 175cm, Musée d'Orsay, Paris.
43
L'art d'Auguste Renoir touche plus la femme Jeanne Lanvin que
la créatrice. Elle préfère se faire photographier devant
ses tableaux de Renoir plutôt que s'en servir d'inspiration (ill. 9). Il
existe une photographie posée où Jeanne Lanvin est assise, les
jambes croisées regardant au loin. Elle pose dans le salon de son
hôtel particulier en 1930. Derrière elle, on peut observer deux
Renoir accrochés au mur dans des cadres dorés. Celui du haut est
une huile sur toile de 1906, nommé La leçon
180 . Cette oeuvre représente une femme aidant deux
filles à l'apprentissage de la lecture. Au contraire, l'oeuvre en
dessous est non identifiée, elle représente une femme lisant.
Cette photographie peut paraître anodine, mais elle permet pour la
couturière d'affirmer son statut de mère, ainsi que de femme
instruite, mais également de montrer sa richesse, par la présence
de tableaux de maîtres ainsi que des bijoux présents sur ses
vêtements.
Jeanne Lanvin apprécie aussi l'art d'Odilon Redon.
L'auteur Dean Merceron reconnaît une influence de l'artiste sur les
modèles de Jeanne Lanvin, sans citer précisément
d'exemples181. Pour lui, Jeanne Lanvin s'inspire de
l'intérêt du peintre pour le mystère, l'art de la couleur,
le désir du noir. Odilon Redon est un peintre français né
en 1840 et mort en 1916, appartenant au mouvement artistique du symbolisme. De
manière générale, l'artiste traite de l'intime, des
pensées, souvent de manière sombre, voire même
ésotérique. Il traite souvent des thèmes comme les
rêves ou encore les monstres. Sa carrière se divise en plusieurs
catégories qui se définissent par une présence ou non de
couleurs ; connaissant la sensibilité de la couturière pour les
couleurs, ceci peut être une explication du goût de Jeanne Lanvin
pour l'artiste. L'auteur Dean Merceron évoque dans son ouvrage l'oeuvre
Le Bouddha, peinte en 1905 d'Odilon Redon182, comme une
peinture pouvant offrir un lien entre les deux artistes. Néanmoins, il
n'offre aucun rapprochement avec un modèle précis de la
couturière, et se limite à des rapprochements théoriques
au sujet de la couleur et de l'approche artistique entre les deux artistes. En
observant les oeuvres d'Odilon Redon, dont celles citées par Dean
Merceron, des caractéristiques communes aux modèles de Jeanne
Lanvin sont toutefois perçues : une harmonie des couleurs, des bleus se
rapprochant du bleu Lanvin, des silhouettes fluides, des décors
travaillés et somptueux souvent faits de couleurs dorées peuvent
faire écho aux broderies de la couturière. Cependant, ces
éléments restent très vagues et ne permettent pas un
rapprochement direct entre les créations de Jeanne Lanvin et celle
d'Odilon Redon, malgré une même conception de l'art.
180 Auguste Renoir, La leçon, 1906, Huile sur
toile, 56,5 x 46,7 cm, collection privée.
181 MERCERON, Dean L., Op. Cit., p. 20.
182 Ibid., p. 24.
44
De la même sorte l'inspiration des impressionnistes dans
les modèles de la couturière, se situe davantage dans
l'évocation de la couleur ou de la lumière, que dans des
rapprochements directs. La couturière cherche à intégrer
un état d'âme et une atmosphère dans ses créations.
Elle souhaite apporter de la légèreté, de la
lumière comme vues dans les oeuvres impressionnistes. En effet, tous ces
artistes sont différents dans leur style, mais tous ont le même
rapport particulier à la couleur, indissociable de la lumière,
également présent dans le travail de notre couturière. La
transparence du ciel, la chaleur d'une carnation, la vivacité de l'art
sont des sujets présents dans leurs toiles, et Jeanne Lanvin y est
particulièrement sensible183. Dans les oeuvres
d'Eugène Boudin (1824-1898) et d'Edgar Degas, la couturière
reprend des gris et des bleus pâles. L'utilisation de vert chartreux est
à voir dans les oeuvres de Mary Cassatt (1844-1926) dont Jeanne Lanvin
possède quelques toiles184. Le jeu subtil de
complémentaires est une caractéristique de la peinture de Camille
Pissarro (1830-1903), présente aussi dans les modèles de Jeanne
Lanvin185. Le rouge vermillon d'Édouard Vuillard peut
être également observé dans les tenues créées
par la couturière186. Finalement, Jeanne Lanvin s'inspire peu
de sa collection de tableaux pour créer ses modèles, et surtout
jamais de manière directe, sauf pour les couleurs. Cependant, au sujet
de la robe Fusée de 1939, un rapprochement peut-être fait
avec l'oeuvre d'Édouard Vuillard (1868-1940) : Vallotton chez les
Natanson de 1897187 (ill. 11), que Jeanne Lanvin a dans sa
collection d'après Laurent Cotta188. Les broderies de ruban
vermillon sur une faille imprimée noir et grise sur la robe font
référence au foulard rouge vif qui se détache sur la tenue
de Misia Natanson. Malgré tout, cette hypothèse ne s'arrête
qu'à un détail rouge présent dans la peinture ou sur le
modèle, et ne permet pas d'affirmer que Jeanne Lanvin s'inspire
directement de cette oeuvre pour le modèle.
La créatrice aime s'entourer de ses oeuvres d'art et
s'en inspire de manière générale pour le rendu de ses
modèles. Cependant, aucun rapport direct ne peut être fait entre
les oeuvres d'art personnelles de Jeanne Lanvin et ses modèles,
particulièrement au sujet de ses oeuvres impressionnistes
collectionnées.
183 GROSSIORD, Sophie (dir.), Op. Cit., p. 162-163.
184 Ibid.
185 Ibid.
186 Ibid.
187 Édouard Vuillard, Vallotton chez les
Natanson, 1897, huile sur carton, 37,5 x 27, 9 cm, collection
privée.
188 « Excepté Vallotton chez les
NatansonÉ aucune autre toile de sa collection n'offre de rapport aussi
évident ». Citation de Laurent Cotta. GROSSIORD, Sophie
(dir.), Op. Cit., p. 162.
45
|
|