§3. Applicabilité de la théorie
d'émission et de réception
Dans une première approche, technique, le pays
d'émission est déterminé à partir de la
définition même de la communication au public ou, pour les
systèmes juridiques qui en font une prérogative distincte, de la
mise à disposition du public, telle qu'elle résulte des
traités de l'OMPI de 199690.
Le raisonnement est simple, puisque le droit exclusif s'exerce
dès cette mise à disposition, l'acte de violation doit être
considéré comme accompli au lieu où elle se
réalise. Les partisans de la loi du pays d'émission ainsi entendu
soutiennent que seule cette loi doit régir les questions laissées
à la lex loci protectionis.91
Les partisans de l'application des différentes lois des
pays de réception répondent que tout acte d'exploitation, en
droit de propriété intellectuelle, est orienté vers le
public, et qu'il est donc normal de localiser à partir de cette cible le
centre de gravité d'une exploitation donnée92. Ils
font valoir que cette analyse se justifie d'autant plus en cas de diffusion sur
les réseaux numériques qu'on est en présence d'un «
consommateur » actif qui prend l'initiative de chaque utilisation, ce qui
n'est pas le cas, par exemple, pour la radiodiffusion par
satellite93. Et surtout, ils objectent que l'application exclusive
de la loi du pays d'émission à partir d'une localisation
technique permet toutes les manipulations. Ce qui est en cause
concrètement est le risque de délocalisation vers des pays
d'émission connaissant un niveau de protection moins
élevé, risque bien réel compte tenu des différences
notables qui existent entre les législations nationales,
particulièrement pour les exceptions au droit exclusif, et de
l'extrême facilité qu'il y a sur les réseaux
numériques à manipuler le lieu d'injection94.
Cette objection est assez sérieuse pour avoir conduit
la plupart des partisans de la loi du pays d'émission à changer
leur fusil d'épaule et retenir, non pas le lieu d'injection
matérielle dans le réseau, mais le lieu d'établissement du
responsable de la diffusion, qui se
90 A. STROWEL et J.-P. TRIAILLE, op.cit,
p.19
91 F. DESSEMONT, op.cit, p.7
92 Ibidem.
93 Ibidem.
94 A. Lucas, op. cit. p. 130, n°231
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prête moins à de telles manipulations, et qui
offre au surplus l'avantage d'être plus facile à
déterminer.
La stabilité de ce rattachement le rend
assurément séduisant. Mais, outre qu'il ne conjure pas totalement
le danger de manipulations, on doit rappeler que la circulation des oeuvres sur
les réseaux numériques n'est pas, le plus souvent, et sera sans
doute de moins en moins le fait de véritables exploitants
professionnels95, ce qui met en cause la pertinence de l'approche et
complique, en tout cas, la mise en oeuvre de la règle.
Ensuite et surtout, le débat se déplace du
terrain de la technique juridique vers celui de
l'opportunité96. Les arguments sont bien connus. Les
partisans de la loi du pays d'émission mettent en avant la
sécurité juridique du diffuseur, en faisant valoir qu'il ne
saurait être contraint de respecter quasiment toutes les lois de la
planète, comme cela résulterait de l'application des
différentes lois des pays de réception.
Les partisans de ce dernier système répondent
qu'il est parfaitement arbitraire de préférer la
sécurité juridique du diffuseur à celle du titulaire du
droit et que si la solution ne peut passer que par le choix d'une loi unique,
la loi de la résidence de ce titulaire (ou de la société
de gestion collective à laquelle il adhère, plus facile à
connaître pour le diffuseur) pourrait tout aussi bien faire
l'affaire97. Jouent également en ce sens la
territorialité traditionnelle de la loi pénale, laquelle
s'imbrique étroitement avec la loi civile en matière de droit de
propriété intellectuelle, et le fait que l'application exclusive
de la loi du pays dans lequel est installé le responsable de
l'émission permettrait à celui-ci d'exporter dans le monde entier
ladite loi, ce qui est difficile à accepter pour les états jaloux
de leur souveraineté, qui savent bien que le système favoriserait
les pays développés où seront le plus souvent
localisés les diffuseurs. Tous ces arguments paraissent
s'équilibrer. C'est dire que le choix de faire pencher la balance dans
un sens ou dans l'autre est bien politique (au sens large)98.
On comprend donc la circonspection des tribunaux, dont un
exemple frappant est fourni par une décision de la Cour suprême du
Canada rendue le 30 juin 2004 dans l'affaire Société
canadienne des auteurs, compositeurs de musique c. Association canadienne des
fournisseurs internet99. Il s'agissait de savoir si les
activités des intermédiaires ouvraient droit à redevances
dès lors qu'elles concernaient des oeuvres musicales
téléchargées au Canada à partir d'un serveur
localisé dans autre pays. La Cour suprême, par la plume du Juge
95 F. DESSEMONTET, op.cit.p.39
96 G. KOUMANTOS, op.cit.p. 204
97 A. STROWEL et J.-P. TRIAILLE, op.cit, p.30
98 H. Desbois, Le droit d'auteur en France,
Paris, Dalloz, 3e éd., 1978, n.791 bis.
99 G. KOUMANTOS, op.cit.p. 156
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BINNIE100, estime que le critère faisant
dépendre l'existence d'une communication au Canada de la localisation du
serveur dans ce pays est « trop mécanique et trop rigide ».
Pour elle, « l'applicabilité de la loi sur le droit d'auteur
à une communication à laquelle participent des ressortissants
d'autres pays dépend de l'existence entre le Canada et la communication
d'un lien suffisant »101.
Dans cette optique, « le lieu de réception peut
constituer un facteur de rattachement tout aussi "important" que le lieu
d'origine ou d'émission (sans compter l'emplacement physique du serveur
hôte, qui peut se trouver dans un pays tiers »)102.
Pour les communications sur internet, « le facteur de
rattachement pertinent est lex situs103 du fournisseur de
contenu, du serveur hôte, des intermédiaires et de l'utilisateur
final », étant précisé que « l'importance
à accorder au situs de l'un d'eux en particulier varie selon
les circonstances de l'affaire et la nature du litige »104.
Force est de reconnaître que les pistes ainsi ouvertes restent trop
vagues pour donner aux opérateurs la sécurité à
laquelle ils aspirent légitimement.
En faveur de la loi du fait générateur, on
invoque principalement le fait qu'il pourrait apparaître choquant qu'un
individu puisse être déclaré responsable en application de
la loi du lieu du préjudice, alors pourtant que l'acte était
licite dans le pays où il a été commis105.
A l'inverse, en faveur de la loi du préjudice, on
invoque le fait que c'est cette loi que la victime a le plus de chance de
connaître. En outre, la loi du fait générateur serait trop
favorable à l'auteur du délit, notamment en matière de
communication via l'Internet, puisqu'il a radicalement la
possibilité de choisir le pays d'émission106. Enfin,
la loi du lieu du préjudice a l'avantage de mieux refléter les
fondements actuels de la responsabilité civile, qui résident plus
dans l'existence du préjudice que dans de la faute, en raison du
développement de nombreuses responsabilités objectives,
c'est-à-dire sans faute.
Pendant longtemps la jurisprudence française a
été favorable à la compétence de la loi du lieu du
dommage la lex loci damni arrêt « Horn y Prado
» de la première chambre civile de la Cour de cassation du 8
février 1983)107. Mais dans son état le plus
récent, la jurisprudence
100 J. RAYNARD, Droit d'auteur et conflits de lois,
Paris, Litec, Bibliothèque de droit de l'entreprise, 1990, n.651
101 E. ULMER, La propriété intellectuelle et le
droit international privé, préc., note 4, n.76-77.
102 T. DREIER, in Copyright in Cyberspace, préc.,
note 12, p.301.
103 J. C. GINSBURG, Private international law aspects of the
protection of works and
Objects of related rights transmitted through digital
networks, Doc. OMPI GCPIC/2, 1998, p.32.
104 G. KOUMANTOS, op.cit.p. 133.
105 Ibidem.
106 Idem. p. 65.
107 Arrêt « Horn y Prado » de la
première chambre civile de la Cour de cassation du 8 février
1983.
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de la Cour de cassation semble admettre que, par principe,
l'existence de la loi du lieu du fait générateur et la loi du
lieu du dommage ont égale vocation à s'appliquer.
Le principe de proximité permettant de les
départager aux vues des circonstances concrètes.
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