B- Une régulation économique par le
juge
La rénovation du système de contrôle dans
la régulation des marchés publics a été
consolidée dans un passé récent par un contrôle
juridictionnel qui s'observe à des proportions variables au Togo et au
Sénégal. Cette situation s'est accompagnée d'une mutation
de l'office du juge administratif qui conserve néanmoins ses
attributions classiques.
En guise de définition, la régulation est
entendue en droit comme une « fonction tendant à
réaliser certains équilibres entre concurrence et d'autres
impératifs d'intérêt général, à
veiller à des équilibres que le marché ne peut pas
produire à lui seul »143. Elle renvoie dès
lors à des
142 Docteur Mamadou Yaya DIALLO, « Le juge de
l'administration et la régulation des marchés publics au
Sénégal », Page 18.
143 Lombard Martine, « Institutions de
régulation économique et démocratie politique »,
AJDA, n°10, 14 mars 2005, p. 531.
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mécanismes de contrôle 53
La transparence dans les marchés publics au
Sénégal et au Togo
considérations économiques étant
donné les montants exorbitants que suppose la passation des
marchés publics.
En effet, le juge administratif ne peut plus se cantonner dans
une analyse abstraite et indifférente aux enjeux économiques et
financiers des décisions qu'il contrôle. Il intègre
dès lors des données économiques dans la résolution
des affaires dont il est saisi. Il doit non seulement les comprendre mais aussi
déterminer leur place dans les notions fondamentales telle que la
concurrence, une composante de l'intérêt général
protégée par la loi. Sous ce rapport, on peut citer la
décision de la Cour suprême sénégalaise dans
l'affaire «Association sénégalaise des
hémodialysés et insuffisants rénaux, ASHIR » contre
ARMP144 où l'intérêt général
dégagé par les juges repose sur une considération
essentiellement économique.
Dans cette affaire, la cour suprême a estimé que
l'intérêt général est une condition de
légalité de l'acte administratif. Mais le plus important dans
cette décision c'est que le juge considère que l'attribution du
marché à Carrefour Médical rendait plus accessible les
médicaments à un moindre coût. Par conséquent, le
but de l'intérêt général est aussi
réalisé. Cette situation amène le juge à conclure
que le moyen développé par l'association en question et tenant
à la violation de la loi n'est pas fondé. Par cette
décision, le juge a cherché à concilier protection de
l'intérêt général et celle des intérêts
économiques particuliers. Le juge montre à travers cette
décision que la régulation de l'économie peut aussi se
faire par le droit mais dans un souci de préservation de
l'intérêt général. Pour cela, le juge doit faire
preuve d'une clarté irréprochable au regard des textes dans ses
décisions dans le souci d'assurer une sécurité
juridique145 et un règlement effectif des différends
qu'il doit trancher.
Par ailleurs, la régulation économique par le
droit dans la passation des marchés publics apparait comme l'instrument
par lequel le juge reconnait à l'administration les pouvoirs qui lui
sont nécessaires pour mener sa politique économique. Toutefois un
contrôle efficace est exercé sur ces pouvoirs pour ne pas laisser
surgir des dérives de la part de l'administration. Ce contrôle
144 CS, 12/04/2012 Association sénégalaise des
hémodialysés et insuffisants rénaux (ASHIR) contre
l'ARMP.
145 La sécurité juridique est un principe du droit
qui a pour objectif de protéger les citoyens contre les effets
secondaires négatifs du droit, en particulier les incohérences ou
la complexité des lois et règlements, ou leurs changements trop
fréquents.
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mécanismes de contrôle 54
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La transparence dans les marchés publics au
Sénégal et au Togo
cependant n'est pas effectué sur la base exclusive des
règles du droit administratif classique car ces dernières ne
sauraient efficacement prendre en compte des données économiques
en perpétuelles mutation qui caractérisent les marchés
publics.
A cet effet, si nous revenons à la décision
« ASHIR contre ARMP » précitée, le juge s'est
prononcé non pas sur la base des règles immuables du droit
administratif traditionnel, mais bien sur le fondement des
considérations économiques et de la notion d'intérêt
général146. La Cour suprême s'est
cantonnée sur une appréciation des faits alors qu'elle pouvait se
contenter d'une application stricte de la règle de droit basée
sur une méthode habituelle de raisonnement. Dès lors, la
représentation juridique des faits dont participe l'intérêt
général perd donc de son autonomie pour se structurer autour du
modèle dominant qu'offre la pensée économique. Ainsi,
à la lumière de cette mutation qui s'impose aux juges
sénégalais et togolais au regard de leurs attributions, on serait
tenté de conclure qu'il s'agit là d'une dénaturation de
leur mission originaire. Pourtant, il faut bien s'accorder sur le fait que les
récentes transformations du droit public ne signalent ni sa
dénaturation dans les domaines qui seraient réservés au
droit privé, ni sa dissolution, mais son adaptation aux exigences
nouvelles de l'action publique : « Les deux corps du droit subsistent
»147.
C'est sans doute dans cette logique de raisonnement que les
considérations actuelles en matière de contrôle
juridictionnel trouvent accessoirement un sens surtout en droit positif
sénégalais où le juge bien souvent, fait preuve d'une
saine audace, mettant ainsi en évidence une divergence
prétorienne vis-à-vis de l'activité contentieuse de son
homologue togolais.
Mais rappelons une fois de plus que ces attributions nouvelles
ne font pas pour autant perdre au juge administratif ses attributions
classiques en ce qui concerne le contentieux de la passation des marchés
publics. Ce contentieux bien que revêtant une symétrie variable,
touche du doigt les réalités de plus d'une discipline du
droit.
146 Dans ladite décision, l'existence de
l'intérêt général est avérée en raison
de l'accessibilité des patients aux médicaments à un
moindre coût.
147 Gérard TIMSIT, « Les deux corps du droit,
Essai sur la notion de régulation », RFAP, n°78, avril-juin
1996, p. 376.
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