B/ L'appartenance à une communauté
Dans l'expérience d'Antonio Casilli effectuée
sur Facebook décrite dans un précédent chapitre, pour
laquelle il avait créé deux profils de lui-même, un premier
davantage fourni en informations personnelles et un second plus anonyme. Le
chercheur avait remarqué, qu'en ajoutant des informations personnelles
sur son profil n°1 il attirait beaucoup plus de personnes, ce
profil était alors plus attractif. Voici un extrait du carnet de bord
qu'il tenait lors de cette expérience :
73 Thomas Beauvisage et al., « Le
succès sur Internet repose-t-il sur la contagion ? Une analyse des
recherches sur la viralité », Tracés, n° 21,
02/ 2011, p. 163
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« Je propose une mise en scène très
précise de son style personnel. Inconsciemment on imagine une apparence
physique, des vêtements... C'est encore Pierre Bourdieu qui nous a appris
que l'expression des goûts dans la vie de tous les jours participe d'un
processus social qu'il appelle « distinction ». Processus complexe,
qui consiste à trouver le juste équilibre entre l'envie de se
démarquer des autres en affirmant son individualité, et le besoin
de se conformer aux goûts dominants de son milieu social. »74
Il en tire ainsi la conclusion que « C'est un besoin de
cohésion qui anime les internautes, une envie de resserrement de leurs
rapports sociaux »75. Ces rapports online s'entremêlent
avec le monde hors ligne. « Les deux univers sociaux sont alors dans un
continuum »76. D'autant plus que sur Facebook, le lien
d'amitié est bidirectionnel. En effet, alors que sur certains
réseaux sociaux ce lien peut être unidirectionnel dans la mesure
où une personne peut suivre et avoir accès aux contenus
publiés par un utilisateur sans que le second n'ait besoin de le suivre
à son tour, comme sur Twitter ; sur Facebook, l'autorisation
donnée à accéder aux informations stockées sur le
profil est réciproque. L'appartenance à une communauté est
d'autant plus vraie que dans l'espace socionumérique, l'acte d'«
amitié », désignée par le terme de friending
en anglais, est un acte déclaratif fort, selon Antonio Casilli.
C'est une requête officielle d'amitié envoyée à
quelqu'un d'autre qui doit l'accepter ou la refuser. La
réciprocité de départ est ainsi toujours observable dans
l'échange des deux amis, elle donne lieu à cette relation
« donnant donnant » qui caractérise le partage dans
l'espace socionumérique.
Le sentiment de communauté est aussi largement
renforcé dans les groupes privés que Facebook permet de
créer. Lucas et Maxime en ont d'ailleurs un où tous leurs amis
d'enfance de leur ville d'origine sont réunis. Lucas confie d'ailleurs
davantage partager de contenus sur ce groupe car il s'adresse à un
public bien plus ciblé et qu'il connaît mieux.
74 Antonio A. Casilli, Les liaisons
numériques - Vers une nouvelle sociabilité ?,
Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées »,
2010, pp. 215 à 216
75 Ibid., p. 229
76 Barry Wellman, « Connectig Community : On- and
Off-line », Contexts, vol. 3, n° 4, 2004, p. 22-28
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Plus qu'un projet de soi, un projet de
nous
Les internautes façonnent leur identité en
fonction de ce qui est attendu, comme le rappelle Fabien Granjon et Julie
Denouël, « La production de soi en ligne est (É) indissociable
d'une exigence communicationnelle, d'échanges et de dialogues avec des
tiers car ce sont eux qui vont agréer positivement ou non la demande de
reconnaissance ainsi formulée. »77. Et d'ajouter que
« (É) c'est cette mise en relation par la monstration de soi et la
production d'énoncés valorisants qui conditionne l'accès
à la reconnaissance. »78. Par leurs posts ou
« textualisation des subjectivités », les internautes fondent
une demande de reconnaissance qui doit être approuvée par leurs
pairs, c'est-à-dire, susciter une réaction positives à des
qualités identitaires. Les commentaires valorisants et/ou les
likes participent également de cette approbation, ils sont d'autant
plus efficaces qu'ils sont explicitement exprimés sur la plateforme.
Ainsi ils constituent des marqueurs importants de reconnaissance publique, et
plus ils sont en nombre, plus ils sont la preuve qu'il y a reconnaissance des
pairs. Le sociologue Olivier Voirol fait remarquer que « (É) la
possibilité que des acteurs parviennent à se constituer un soi,
une conception d'eux-mêmes dans un rapport intersubjectif et entrer dans
des rapports de reconnaissance avec autrui dépend de leurs
capacités à se rendre visibles, à exister et à
être vus et entendus »79.
Ainsi, la Neknomination participe bien de ce besoin de
reconnaissance, ces vidéos entendent moins mobiliser la réaction
d'un grand nombre plutôt que la reconnaissance de leurs pairs, amis
Facebook et proches offline. Ils répondent tous d'une même
communauté de fêtards, reconnus pour leur capacité à
s'abreuver en grande quantité, à faire les plus grandes folies en
soirée, ces héros de la fête montrent, dans leur
réalisation, cette folie de deux manières, par
l'originalité de la mise en scène, mais aussi par la
quantité d'alcool bue.
77 Fabien Granjon, Julie Denouël, «
Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les
sites de réseaux sociaux », Sociologie, 01/2010, p. 27
78 Ibid., p. 70
79 Olivier Voirol, « Les luttes pour la
visibilité. Esquisse d'une problématique »,
Réseaux, vol. 23, n° 129-130, 2005, pp. 89121
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Ce besoin d'appartenir à une communauté est
lié à l'auto-présentation et à la valorisation de
soi, selon Antonio Casilli, « le sentiment d'épanouissement
éprouvé par chaque membre tient davantage à
l'échange avec les autres qu'à son activité solitaire
»80, tout notre « chez soi » virtuel est donc
pensé et calculé en fonction de cette volonté de plaire
aux autres et donc d'appartenir à une communauté. Le chercheur
rappelle « l'existence de forces sociales qui façonnent notre
manière de vivre la corporéité : dans les habitats en
ligne, la présence corporelle cesse d'être simplement un projet de
soi pour devenir un « projet de nous » »81. La
Neknomination, on l'a vu, est bien un des résultats symptomatiques de ce
grand « projet » que les internautes entendent réaliser.
80 Antonio A. Casilli, Les liaisons
numériques - Vers une nouvelle sociabilité ?,
Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées »,
2010, p.56
81 Ibid., p.224
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