B/ Le partage : don ou démonstration de soi ?
Existe-t-il un « communisme de l'Internet »
?
Le réseau sociotechnique que l'on connaît
aujourd'hui est situé dans le temps et dans l'espace. Créé
aux Etats-Unis dans les années soixante-dix, décennie à
laquelle est traditionnellement associée le paroxysme du mouvement
hippie, Internet est pensé et construit comme un territoire vierge,
signe d'un nouveau départ dans lequel la volonté principale est
de créer un espace horizontal habité par différentes
communautés qui pourront facilement communiquer.
Richard Barbrook, activiste politique et fondateur du
département hypermédia de l'université de Westminster,
interrogé par Antonio A. Casilli, parle d'un « communisme de
l'Internet ». Pour lui, le don est le mode de circulation des biens et des
services propre aux structures sociales en réseaux59. Cette
surenchère de partages,
58 Dominique Cardon, « Le design de la
visibilité », Réseaux, n° 152, 2008, p. 98
59 Jacques Godbout, Le Don, la Dette et
l'Identité : Homo donator versus Homo oeconomicus, Paris, La
Découverte, 2000
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fermement ancrée dans les technologies et dans les
pratiques sociales des réseaux, marque un éloignement de l'esprit
mercantile. Selon Antonio Casilli, on ne peut pas nier qu'une envie de partage
s'est emparé de nos sociétés face aux millions
d'utilisateurs qui, chaque jour, publient d'innombrable photos, vidéos,
textes et renseignements sur les réseaux sociaux. Pour Richard Barbrook,
« cela trahit une envie d'avoir des contacts, de créer un lien
social ». Le don qui se pratique sur ces sites montre une façon de
« faire société » tous ensemble. Dans le fait
d'échanger un contenu sans intention, d'en récupérer un
gain et traduit une volonté de créer des espaces de partage et de
communauté.
Ce « communisme de l'Internet » est néanmoins
une vision trop utopiste des réseaux sociotechniques, parce que des
inégalités existent dans les espaces physiques et se reproduisent
sur la toile mais aussi parce que ces dons ne sont pas totalement
désintéressés. Effectivement, les internautes, quand ils
partagent un contenu, ont un gain à récupérer, il n'est
pas matériel mais symbolique, il se mesure par la reconnaissance des
pairs et donc par la réputation sur le ou les réseaux sociaux.
Partager pour augmenter son « capital social
»
La vraie valeur ajoutée d'une bonne liste d'amis sur
Facebook se situe dans le fait que l'utilisateur choisi à qui il donne
accès à toutes ses informations, Antonio Casilli explique le
modèle du réseau comme une forme de capital social, dont
Bourdieu, qu'il cite, donne la définition suivante : « (É)
ensemble des relations humaines qui permettent à un individu
d'améliorer sa position à l'intérieur d'un contexte social
». Il réalise une expérience sur Facebook durant cinquante
jour, du 27 avril au 15 juin 2009, par laquelle le chercheur tente de
répondre à la question suivante : « Est-ce qu'en
améliorant la présentation de soi et de son corps dans son
profil, un utilisateur arrive à maximiser son capital social ? ».
Pour tenter de répondre à cette interrogation, le chercheur
créé deux profils pour pouvoir ensuite les comparer. Le premier
sous le nom de Tony Cas, le second, Ant Cas. Il commence donc à «
faire vivre » ses deux profils, tout en essayant de « créer
collectivement une identité faite
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d'échanges et de capacité à
écouter les autres »60. Le sociologue va davantage
partager des contenus, des photos, des vidéos, des informations sur lui,
ses goûts, ses activités, etc, sur son profil N°1 qui devient
bien plus riche que le second en terme d'informations personnelles mais aussi
de nombre d'amis. Il se rend compte que « Dans les médias sociaux,
les utilisateurs qui réussissent le mieux sont ceux qui
révèlent le plus d'informations à propos
d'eux-mêmes. Le maître mot ici est « dévoilement
», la démarche de s'ouvrir aux autres »61. La
retenue du profil N°2 est interprétée, dit le chercheur,
comme un désinvestissement, « son réseau d'amis est alors un
reflet emblématique de son identité en ligne », « s'il
n'y a pas réciprocité dans l'échange d'informations, de
suggestions, de narration de soi, les amis ne cautionnent pas l'identité
cachée par l'utilisateur »62. Le partage sur les
réseaux sociaux est alors davantage un échange, on ne parle plus
de don mais de « donnant donnant » par cette
réciprocité dont parle Antonio Casilli.
Dominique Cardon parle d'une logique de démonstration de
soi.
« Les signes culturels (les goûts, les pratiques,
les productions, etc.) deviennent des marqueurs beaucoup plus puissants pour
identifier des proximités potentielles avec des inconnus. Ils
supplantent la proximitéì locale et conduisent les
utilisateurs à se définir de plus en plus fortement par leurs
activités culturelles et de loisir. Sous l'effet de l'individualisation
et des nouveaux modes de consommation, l'expression de ses goûts
(musicaux, cinématographiques, télévisuels, etc.) devient
une performance identitaire, permettant de s'affirmer et de se
différencier des autres » : « signaler que l'on est «
dans le vent » et marquer sa « petite différence ».
»63
Quant à Judith Donath cet activisme de la
démonstration de soi est « une parade indispensable pour marquer sa
« petite différence ». Les personnes se sentent
obligées de constamment signaler (i. e. se distinguer) aux autres
qu'elles sont en mouvement, en se référant à des
goûts, des attitudes, des produits, à l'actualité
médiatique ou
60 Antonio A. Casilli, Les liaisons
numériques - Vers une nouvelle sociabilité ?,
Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées »,
2010, p. 213
61 Ibid.
62 Ibid., p. 218
63 Dominique Cardon, « le design de la
visibilité », Réseaux, n°152, 2008, p. 117
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musicale ou encore aux dernières informations virales
sur la toile, afin de montrer qu'elles sont à la pointe des tendances
»64, et même, qu'ils les créent. « Loin
d'être une contrainte, l'exposition de soi apparaît alors comme une
ressource permettant de signaler une certaine forme d'aisance sociale, une
attitude « cool », transparente et ouverte et une capacité
à jouer avec les codes. »65.
Lorsque Maxime partage tout ce qu'il écoute sur Deezer,
Soundcloud ou autre Spotify, il confie que c'est surtout pour des raisons
pratiques qu'il relie son compte Facebook avec ces sites, logiciels ou
applications d'écoute musicale. C'est un partage d'une activité
individuel, Maxime est fier de ce qu'il écoute. En vrai mélomane,
il est éclectique, arrive à dénicher les sons de demain et
le montre. Cette pratique individuelle devient alors collective car « le
sentiment d'appartenance éprouvé par chaque membre tient
davantage à l'échange avec les autres qu'à son
activité solitaire »66. Par là même, il
montre ce qu'il est, son identité, mais dans le même temps, il se
valorise et anime son profil Facebook régulièrement sans n'avoir
rien d'autre à faire que d'écouter de la musique.
Depuis sa création, le web nous incite au partage, sur
Facebook, l'analyse à montrer que le « Share » est le
maître mot du trombinoscope venu d'outre-Atlantique. Aujourd'hui, et
grâce à l'avènement de techniques sophistiquées,
l'internaute ne se rend même plus compte qu'il partage un contenu sur
Facebook, autorisant une application à utiliser son compte à la
première connexion, il lui permet de publier pour lui et en son nom.
Les internautes se sont familiarisés, puis
appropriés ces codes et ces conduites 2.0 pour nourrir leur
auto-présentation et marquer leur « petite différence
».
Ce culte imposé et voué au partage favorise
assez naturellement et logiquement la création de buzz,
c'est-à-dire, la circulation importante et rapide d'un contenu sur le
web.
64 Dominique Cardon, « L'identité comme
stratégie relationnelle », Hermès, n° 53, 01/
2009, p. 63
65 Dominique Cardon, « le design de la
visibilité », Réseaux, n°152, 2008, p. 118
66 Antonio A. Casilli, Les liaisons
numériques - Vers une nouvelle sociabilité ?,
Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées »,
2010, pp. 55-56
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La Neknomination est l'un des nombreux buzz de la toile
auxquels nous, internautes, avons pu assisté. Cette pratique s'inscrit
dans le phénomène de viralité que la toile a
intensifié, voire créé.
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