Annexes
Annexe 1 :
Fukushima, un accident de civilisation ?
Service Planète Article paru dans l'édition du
10.04.11 De Stéphane Foucart
Les médias en font-ils trop ? Ici ou là se
lèvent quelques voix pour relativiser le désastre en cours dans
la centrale de Fukushima 1. Certains rappellent quelques vérités
de bon sens. D'abord, le nombre de décès directement imputables
au dégagement de particules radioactives est, jusqu'à
présent, nul. Quant aux dommages économiques, ils sont
très limités - comparés à l'impact global du
séisme et du tsunami du 11 mars -, même s'ils s'inscrivent dans la
durée. Ensuite, force est de reconnaître que d'autres sources
d'énergie sont bien plus dangereuses que l'atome.
Le charbon, par exemple. Plusieurs milliers de mineurs meurent
chaque année dans les coups de grisou, sous les galeries
effondrées ; les mines de houille à ciel ouvert ravagent les
paysages, exproprient les paysans, étêtent les montagnes,
consomment et détruisent les terres arables... Ce n'est bien sûr
pas tout : une fois sorti de terre, le charbon aggrave le changement climatique
en cours, dont l'inertie rendra irréversibles - aux échelles de
temps humaines - les dégâts qu'il occasionnera sur l'ensemble de
la biosphère et sur les sociétés... Pourtant, les voix
sont rares qui demandent de "sortir du charbon", quand il n'est question que du
désastre nucléaire japonais.
Malgré leur bon sens apparent, les tentatives
d'objectiver la réelle portée de cette catastrophe sont hors de
propos. Car ce qui se joue dans la centrale nippone n'est pas seulement un
accident industriel de première grandeur. C'est, aussi, un accident de
civilisation.
Depuis la fin du XIXe siècle, l'Occident s'est
affirmé comme la civilisation techno-scientifique par excellence,
proposant ou imposant au reste du monde un mode de développement
fondé sur l'innovation technologique comme principal moteur de
croissance économique. Parce que nous l'assimilons de manière
univoque au progrès humain, le progrès technique prime sur toute
autre considération - politique, sociale, morale -, exception faite,
parfois, des situations dans lesquelles l'humain lui-même devient en
quelque sorte un matériau expérimental (cellules souches,
procréation assistée, etc.).
Cette prééminence de la techno-science repose
sur un contrat tacite : la promesse de domination de la nature et de
maîtrise du monde. Ce contrat tacite, passé entre les
élites techno-scientifiques et la société, fonde, en
somme, une large part de notre vision du monde et de l'avenir souhaitable. La
place occupée par la question nucléaire dans la couverture
médiatique du drame japonais ne tient pas à des données
objectives ; elle tient à la rupture de cette promesse.
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Car, dans les opinions occidentales, la technophobie,
minoritaire mais émergente depuis quelques années, tient surtout
à la crainte de voir cette promesse non tenue, à la crainte que
les créations techno-scientifiques n'échappent à leurs
maîtres.
De fait, le rejet de la techno-science apparaît surtout
lorsqu'une technologie agit de manière invisible, qu'elle porte en elle
le risque de devenir ubiquitaire et qu'elle semble pouvoir s'émanciper
de son créateur ou échapper au contrôle du tout-venant. La
technophobie récente concerne surtout l'ingénierie
génétique et les nanotechnologies : ce sont, à chaque
fois, les mêmes ressorts qui sont à l'oeuvre. Dans le cas des
organismes génétiquement modifiés (OGM), par exemple, des
constructions génétiques sont introduites dans la matière
vivante : on redoute qu'elles se propagent de manière
incontrôlable dans la nature, on craint une toxicité
indécelable lors de leur introduction dans la chaîne
alimentaire... On s'inquiète aussi d'une perte de contrôle des
individus sur cette matière vivante modifiée, qui devient par la
grâce des brevets la propriété de grands groupes
industriels.
A Fukushima 1, que voit-on ? La matérialisation de
toutes ces craintes, la preuve tangible qu'elles sont fondées : les
événements échappent non seulement à la perception
de tout un chacun, mais aussi au contrôle des élites
techno-scientifiques. Dans le nord du Japon se compose le sidérant
tableau d'une technologie qui menace l'intégrité de vastes
régions par le biais de particules infimes et incontrôlables,
émettrices de rayonnements toxiques et invisibles, dispersées au
gré des masses d'air et des courants marins. Une technologie qui
supplante son créateur jusqu'à lui interdire de venir l'observer.
C'est un constat inouï : les maîtres de l'atome ignorent ce qui se
déroule précisément dans les lieux-clés de la
centrale - les réacteurs - puisque nul ne peut s'en approcher sans
périr aussitôt.
Les coeurs des réacteurs, partiellement fondus,
semblent avoir acquis une sorte de vie autonome. Les réactions de
désintégration des radioéléments qui les
constituent donnent à ces fauves de magma assez d'énergie pour se
maintenir pendant plusieurs mois à plus de 2 000 0C, sans la moindre
intervention extérieure. Un chercheur du Commissariat à
l'énergie atomique (CEA) parle de la nécessaire
"reconquête" de ces réacteurs, qui se fera au terme d'une "guerre
de tranchées". Les mots le disent : nous sommes entrés en conflit
armé avec notre créature. Et la désespérante image
des hélicoptères larguant de l'eau de mer sur les
réacteurs bouillonnants résume à elle seule l'ampleur du
désarroi des hommes dans cette bataille.
Dans la centrale japonaise, c'est la promesse de
maîtrise du monde et de contrôle de la nature qui part en
fumée. Un coup de grisou, un cyclone, un séisme, un accident
industriel classique, font partie de l'aléa. Le désastre de
Fukushima, lui, nous donne à voir, dans le pays le plus avancé en
la matière, une technologie cessant d'être l'alliée
inconditionnelle et servile de son créateur pour se rendre maître
d'elle-même, lui devenir hostile et s'emparer d'un territoire d'où
il sera durablement banni. C'est toute la notion occidentale du progrès
humain comme fonction linéaire du progrès technique que cette
catastrophe nous invite à repenser.
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