IIème partie- Les contrôles et garanties
dans la mise en oeuvre du pouvoir discrétionnaire du Procureur
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Dans ses décisions sur l'enquête et sur les
poursuites, le Procureur est notamment soumis, au respect des dispositions des
chapitres 2 et 5 du Statut de Rome. En interne, son Bureau doit s'assurer,
chaque fois qu'il est fait usage du pouvoir discrétionnaire, de la
juridicité de ses décisions et du respect des conditions
énoncées dans le Statut. Ce contrôle de
légalité effectué au sein même du Bureau
témoigne de ce que le Procureur est avant tout une autorité
judiciaire ce que confirment aussi les garanties statutaires qui s'attachent
à la fonction de Procureur de la Cour (A). En tout état de cause,
l'existence d'un contrôle judiciaire possible sur l'action
discrétionnaire du Procureur constitue une garantie
supplémentaire du bon emploi du pouvoir discrétionnaire (B).
A- Les garanties et contrôles internes au Bureau
du Procureur
Le Procureur de la Cour pénale internationale dispose
de garanties statutaires fortes inscrites à l'article 42 du Statut de
Rome afin d'éviter que ses décisions soient arbitraires et de
permettre donc, des décisions rendues de façon
indépendante et impartiale.
Ainsi, aucune autorité n'exerce de contrôle
direct sur le Bureau du Procureur de la Cour. La durée de son mandat, 9
ans, l'absence de possibilité d'être reconduit dans ses fonctions
au-delà de ce délai, sont de nature à accroître
l'efficacité de son action et le suivi d'une politique pénale
cohérente.
Le Procureur doit agir en toute indépendance et a pour
devoir d'être impartial sauf à s'exposer à la mise en
oeuvre de la procédure de récusation organisée par le
Statut. Le Procureur est mis à l'abri de poursuites inopportunes
même s'il doit être relevé qu'il peut en cas de manquement
aux devoirs de son état, être démis de ses fonctions par la
voie judiciaire conformément à l'article 46 du Statut.
Les contrôles effectués par le Bureau, sur le
respect des conditions de mise en oeuvre du pouvoir discrétionnaire
apportent également des garanties.
Avant d'envisager l'ouverture d'une enquête, le
Procureur doit conformément aux dispositions des articles 15 (3) et 53
(1) du Statut et 48 du Règlement de procédure et de preuve,
s'assurer qu'il résulte des renseignements fournis, une base raisonnable
laissant penser qu'un crime relevant de la compétence de la Cour a
été commis. Le Procureur a
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l'obligation d'établir l'existence de cette base
raisonnable devant la Chambre préliminaire lorsqu'il est à
l'initiative de l'enquête ce qui implique qu'il s'assure de l'existence
d'une base raisonnable anticipe dès le stade de l'enquête.
Dans certains cas restrictifs où il n'envisage pas
d'initier une enquête bien qu'il a été sollicité en
ce sens par le Conseil de sécurité ou par un Etat partie sur
renvoi d'une situation, le Procureur peut être obligé de prouver
l'absence de base raisonnable pour suivre.
La notion de base raisonnable ne se limite pas à
l'appréciation d'éléments factuels. Elle renvoie
également à une appréciation juridique de la
compétence de la Cour et de la recevabilité de l'affaire.
Le Procureur doit s'assurer que la Cour pourrait être
compétente temporellement, matériellement, territorialement et
personnellement.
La compétence ratione temporis de la Cour
implique que le crime ait été commis après l'entrée
en vigueur du Statut, soit en général après le
1er juillet 2002 ou après l'entrée en vigueur du
Statut pour l'Etat partie lorsque celui-ci l'a ratifié
après45. En cas de renvoi par le Conseil de
sécurité, le Procureur ne peut ouvrir d'enquête que pour
les faits commis à partir de la date stipulée dans le
résolution. Pour ce qui concerne la situation en Libye par exemple,
seuls les faits postérieurs au 15 février 2011 entrent dans la
compétence temporelle de la Cour. Enfin, en cas de déclaration
déposée par un Etat partie en application de l'article 12-3 du
Statut de Rome46, la compétence temporelle s'apprécie
à la date indiquée dans cette déclaration. Ainsi
s'agissant de la situation en Côte d'Ivoire actuellement pendante devant
la Cour, le Procureur s'est fondé sur une déclaration
d'acceptation de compétence de la Cour du 18 avril 2003 par laquelle
l'Etat ivoirien a accepté pour une durée
indéterminée, la compétence de la Cour. Cette
déclaration ayant été confirmée par le
Président OUATTARA, le 14 décembre 2010.
45 Article 11 (2) du Statut
46 Aux termes de l'article 12 (3) du Statut : « si
l'acceptation de la compétence de la Cour par un Etat qui n'est pas
Partie au présent Statut est nécessaire aux fins du paragraphe 2,
cet Etat peut, par déclaration déposée auprès du
Greffier, consentir à ce que la Cour exerce sa compétence
à l'égard du crime dont il s'agit. L'Etat ayant accepté la
compétence de la Cour coopère avec celle-ci sans retard et sans
exception conformément au chapitre IX.
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La compétence matérielle implique que les
renseignements examinés fassent ressortir l'existence d'un crime
relevant de la compétence de la Cour c'est-à-dire
conformément aux articles 5 et suivants du Statut, le crime de
génocide, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et
le crime d'agression47.
Le contrôle effectué par le Bureau du Procureur
sur la compétence ratione loci48 de la Cour pour
connaître des faits pour lesquels il envisage de diligenter une
enquête consiste à s'assurer que le crime a été
commis sur le territoire d'un Etat partie ou dans un Etat non partie au Statut
qui a néanmoins consenti par déclaration à ce que la Cour
exerce sa compétence où encore dans n'importe quel Etat lorsqu'il
a été saisi par le Conseil de sécurité.
Quant à la compétence personnelle, elle suppose,
dans les cas notamment où les crimes ont été commis dans
un Etat non partie au Statut, que le crime ait été commis par le
ressortissant d'un Etat partie ou par n'importe quel ressortissant si le
Conseil de sécurité est à l'origine du renvoi de
l'affaire. Si le Procureur ne peut incontestablement ni enquêter ni
poursuivre les crimes commis sur le territoire d'Etats non parties par les
ressortissants d'Etats non parties, sauf saisine du Conseil de
sécurité des Nations Unies, la communication de son Bureau dans
de telles circonstances, est susceptible d'alerter l'opinion internationale et
de constituer une pression sur le Conseil de sécurité afin que ce
dernier renvoie le cas échéant, la situation au Procureur.
Ainsi que le rappelle le Procureur dans le Document de
politique générale relatif aux examens préliminaires
rendu public en octobre 2010, à travers le contrôle de la
caractérisation des critères de compétence c'est un cadre
objectif à l'intérieur duquel le Bureau peut mener ses
enquêtes qui se définit. Il s'agit de s'assurer que l'action du
Bureau du Procureur s'inscrive bien dans le respect du Statut et dans les
limites qu'il lui impose.
47 Le Statut ne définissait pas le crime et ne
prévoyait pas les conditions d'exercice par la Cour, de sa
compétence. Le 11 juin 2010, les États présents à
la Conférence de révision du Statut de Rome ont adopté par
consensus des amendements au Statut de Rome, notamment une définition du
crime d'agression. Désormais au terme de l'article 8 bis du Statut, le
crime d'agression s'entend de « la planification, la préparation,
le lancement ou l'exécution par une personne effectivement en mesure de
contrôler ou de diriger l'action politique ou militaire d'un État,
d'un acte d'agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur,
constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies ». Les
conditions d'entrée en vigueur adoptées à Kampala
prévoient que la Cour ne pourra exercer sa compétence à
l'égard du crime d'agression qu'à partir du 1er janvier 2017,
date à compter de laquelle les États parties devront prendre une
décision pour activer la compétence.
48 Articles 11 et 12 du Statut
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Le contrôle de la recevabilité de l'affaire
implique de s'assurer que l'affaire pour laquelle une enquête est
envisagée satisfait aux conditions de l'article 17 du Statut,
c'est-à-dire qu'elle se concilie avec le principe de
complémentarité, essentiel dans le Statut de Rome, et avec
l'exigence d'un certain niveau de gravité de l'affaire.
Le Procureur doit s'assurer que l'affaire pour laquelle il
envisage une enquête n'a pas fait l'objet d'une enquête ou de
poursuites internes, la Cour étant complémentaire des
juridictions nationales. Deux cas de figure doivent être
envisagés, celui d'une enquête ou de poursuites en cours au sein
de l'Etat partie concerné d'une part, celui d'un enquête
terminée au sein de l'Etat partie concerné lorsque ce dernier a
décidé de ne pas poursuivre d'autre part. En principe dans ces
deux cas de figure, l'affaire est irrecevable. La Cour ne pouvant en
connaître, le Procureur ne devrait pas la solliciter pour ouvrir une
enquête. Cet article prévoit néanmoins des réserves
qui tiennent aux cas où un Etat n'aurait pas la capacité de faire
l'enquête, de poursuivre lui-même ou bien n'en aurait pas la
volonté49. Le Bureau du Procureur doit donc procéder
à un examen préliminaire de l'existence ou non d'enquêtes
et de poursuites dans les Etats parties concernés. En l'absence
d'enquête ou de poursuites sur les faits pour lesquels le Procureur
envisage d'initier une enquête, la recevabilité de sa
requête paraît acquise. En revanche, la tâche de son bureau
est moins évidente lorsqu'une enquête a effectivement
été faite par l'Etat partie concerné mais que celui-ci
n'entend pas engager de poursuites. L'examen porte alors sur la volonté
de l'Etat dans l'enquête ce qui implique d'apprécier le
comportement des autorités de poursuites internes. Le Statut est taisant
quant aux éléments de comparaison.
Le Procureur doit également s'assurer que les personnes
qu'il entend éventuellement poursuivre n'ont pas déjà
été jugées pour les mêmes faits et que l'affaire
présente un caractère suffisant de gravité. L'examen de ce
dernier critère constitue une obligation en vertu de l'article 17 (1d)
du Statut mais également du préambule puisque celui-ci affirme
que la Cour est instituée afin de sanctionner les crimes les plus graves
touchant l'ensemble de la communauté internationale et ainsi de lutter
contre leur impunité. Aucune disposition ne vient préciser la
consistance de ce critère mais le Bureau du Procureur a
précisé que dans son appréciation de la gravité, il
tenait compte d'aspects qualitatifs et quantitatifs et qu'il prenait
49 Ce principe tend à distinguer la Cour pénale
internationale des tribunaux pénaux internationaux qui avaient
primauté sur les juridictions pénales nationales et qui pouvaient
notamment demander le dessaisissement des juridictions à tout stade de
la procédure et pour toute affaire.
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ainsi en considération, l'échelle, la nature, le
mode opératoire et l'impact des crimes. Dans sa demande d'autorisation
d'ouverture d'enquête s'agissant de la situation au Kenya, le Procureur a
évoqué au soutien de sa demande, le nombre estimé de
victimes, 1200, et leur nature, meurtres et violences sexuelles notamment. Dans
son document de politique générale relatif aux examens
préliminaires, le Bureau du Procureur invoque également le
critère de gravité pour justifier qu'il n'a pas envisagé
d'enquête s'agissant de la situation en Irak. Le Bureau affirme en effet
que les renseignements reçus ont établi l'existence d'une base
raisonnable permettant de croire que des crimes relevant de la
compétence de la Cour avaient été commis, à savoir
l'homicide intentionnel et le traitement inhumain. Toutefois, il indique qu'il
ressort de ces renseignements que les crimes commis l'ont été en
nombre limité, quatre à douze victimes estimées
d'homicides intentionnels et un nombre réduit de victimes de traitements
inhumains, à savoir, près de vingt personnes 50.
Le critère des intérêts de la justice est
au nombre de ceux qui ont donné lieu à critiques51. Si
le Procureur n'a pas à démontrer que l'enquête ou les
poursuites serviraient les intérêts de la justice ce qui lui
facilite la tâche dans sa décision d'ouvrir une enquête ou
de poursuivre, il peut par contre invoquer le fait que cette enquête ou
ces poursuites ne serviraient pas les intérêts de la justice, pour
refuser d'enquêter ou de poursuivre. Ainsi l'article 53-1 (C) dispose que
« s'il y a des raisons sérieuses de penser, compte tenu de la
gravité du crime et des intérêts des victimes, qu'une
enquête ne servirait pas les intérêts de la justice »,
le Procureur peut conclure qu'il n'y a pas de base raisonnable et donc ne pas
ouvrir d'enquête. Une décision similaire peut-être prise en
ce qui concerne les poursuites si conformément à l'article 53-2
(C), le Procureur estime que « poursuivre ne servirait pas les
intérêts de la justice, compte tenu de toutes les circonstances, y
compris la gravité du crime, les intérêts des victimes,
l'âge ou le handicap de l'auteur présumé et son rôle
dans le crime allégué ». Le Statut octroie au Procureur la
possibilité de refuser l'ouverture d'enquête ou l'engagement de
poursuites sur ce seul fondement. Aucune disposition statutaire ne vient en
fixer précisément le contenu ce qui interroge quant à
cette notion d'intérêts de la justice.
50 Le Bureau du Procureur précise que les
autorités internes ont engagé des procédures pour ces
faits bien que non concernées par le principe de
complémentarité en raison de l'insuffisante gravité des
crimes. V. le communiqué du Bureau du Procureur du 9 février 2006
intitulé « Réponse du Bureau du Procureur concernant les
communications reçues à propos de l'Irak ».
51 Aucune décision de refus d'enquête ou de
poursuites n'a pour le moment été fondée sur les
intérêts de la justice.
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Les intérêts de la justice semblent autoriser
à « ne pas savoir » puisque le Procureur peut, en les
invoquant, refuser d'enquêter. Ils semblent également permettre et
ce alors même que des responsabilités individuelles auraient
été identifiées, que la Cour serait compétente et
l'affaire recevable, de ne pas poursuivre.
Telle que formulée dans les articles 53-1 (C) et 53-2
(C), la notion d'intérêts de la justice semble donc ouvrir la voie
à un possible « déni de justice ».
Malgré l'importance de ses effets, cette notion est
imprécise dans son contenu, imprécision qui l'expose à de
nombreuses interprétations possibles. D'aucuns défendent le fait
qu'elle pourrait permettre au Bureau du Procureur de laisser place à la
mise en oeuvre des formes alternatives de justice et notamment de formes
réparatrices.
D'autres ne la définissent pas positivement mais
concluent qu'elle n'est pas synonyme de bonne administration de la justice et
ne renvoie pas exclusivement aux droits de la défense ou aux conditions
du procès équitable52.
En tout état de cause, la notion
d'intérêts de la justice est distincte de celle
d'intérêts de la paix. Les intérêts de la paix dont
la sauvegarde relève essentiellement du Conseil de
sécurité de l'organisation des Nations Unies, ne sauraient
être mobilisés trop aisément par le Procureur pour refuser
d'enquêter ou de poursuivre ce d'autant plus que le Conseil dispose
déjà de la prérogative de suspendre les enquêtes ou
les poursuites pour ces mêmes motifs.
Une approche positive de la notion permet plutôt de
conclure que les intérêts de la justice, qui s'apprécient
toujours in concreto, incluent la gravité du crime et les
intérêts des victimes, même si la formulation
française est moins explicite que la formulation anglaise sur ce
52 Dans ses « réflexions sur la notion
d'intérêts de la justice au terme de l'article 53 du Statut de
Rome », la Fédération internationale des
droits de l'homme faisait valoir que cette notion est plusieurs fois
mobilisée dans le Statut et dans le Règlement de procédure
et de preuve faisant référence alternativement aux :
1- intérêts de l'institution judiciaire, au sens
d'une bonne administration de la justice.
2 - Droits de la défense, l'intérêt de la
justice est invoqué comme exception aux poursuites en cas de
violation de ces droits
3 - Procès équitables : l'exception est
justifiée par une règle du droit international des droits de
l'Homme ou, à défaut, en droit comparé.
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point53.
Le critère de gravité du crime ayant
nécessairement été examiné au stade de la
recevabilité de l'affaire, il est peu probable que le Procureur examine
de manière autonome la caractérisation de ce critère dans
le cadre de l'examen sur les intérêts de la justice et surtout
qu'il apprécie cette notion différemment qu'au stade de l'examen
préliminaire.
La notion d'intérêts des victimes n'est pas non
plus précisée mais le Bureau du Procureur a tenté de
l'expliciter affirmant qu'elle renvoyait tout autant à leur
intérêt à voir la justice rendue qu'à celui de voir
leur protection assurée. Ce critère a été
particulièrement pris en compte par le Bureau du Procureur dans les
situations en OUGANDA et au Darfour, la vie même des victimes
étant en cause.
Le Statut précise les contours de la notion
d'intérêts de la justice lorsqu'elle est utilisée pour
refuser d'engager des poursuites. Dans ce cadre, des considérations
propres à la personne de l'auteur peuvent être prises en compte
notamment en ce qui concerne son âge ou son état de
santé.
Le Statut est sans ambiguïté sur le fait
que le recours aux intérêts de la justice se doit d'être
exceptionnel, le principe étant l'enquête et les poursuites
lorsque la compétence de la Cour est établie et que l'affaire est
recevable.
Le Procureur de la Cour pénale internationale voit donc
sa marge d'appréciation des situations considérablement
encadrée par le Statut. Conduit à s'assurer par
l'intermédiaire de son bureau de ce que les situations pour lesquelles
il envisage une enquête ou des poursuites satisfont aux conditions
juridiques requises, le Procureur peut par ailleurs voir ses décisions
soumises à un contrôle judiciaire.
53 Aux termes de la version anglaise de l'article 17 du Statut,
le Procureur doit déterminer si « taking into account the gravity
of the crime and the interests of the victims, there are
nonetheless substantial reasons to believe that an investigation
would not serve the interests of justice ».
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