1ère partie : La consécration et
l'encadrement statutaires du pouvoir discrétionnaire du Procureur
13
Le Statut de Rome instituant la Cour pénale
internationale reconnaît aux Etats ainsi qu'au Conseil de
sécurité, un rôle essentiel dans la répression des
crimes internationaux en leur laissant la possibilité de renvoyer des
situations au Procureur, étape préalable à une
enquête voire à des poursuites. Rôle essentiel mais non
prépondérant. Le Procureur apparait en revanche, comme le
protagoniste dans la mise en mouvement de l'action répressive
internationale. En effet, le Conseil de sécurité et les Etats
parties ne peuvent que lui renvoyer des situations. Ils ne peuvent saisir
directement la Cour et doivent en conséquence saisir le Procureur. De
plus, à côté de cette possibilité qu'il a
d'être saisi pour enquête par les Etats parties et par le Conseil
de sécurité, le Procureur dispose également du pouvoir
d'agir proprio motu et donc de diligenter des enquêtes
d'initiative sans y avoir été préalablement invité
par les Etats parties ou par le Conseil de sécurité. Le Procureur
dispose d'un pouvoir discrétionnaire en matière d'ouverture
d'enquêtes et de choix des poursuites (A). L'existence d'un tel pouvoir
est à l'origine de controverses, lesquelles s'expliquent notamment par
les enjeux inhérents à l'action de la Cour, juger dans un
contexte politique (B).
A) La reconnaissance d'un pouvoir discrétionnaire
aux stades de l'ouverture d'enquête et du déclenchement des
poursuites.
La notion de pouvoir discrétionnaire est largement
utilisée par la doctrine pour appréhender le pouvoir
d'appréciation statutairement reconnu au Procureur de la Cour
pénale internationale au stade de l'ouverture d'enquête et de la
décision sur les poursuites10. Il faut y voir une
référence à la notion anglo-saxonne de «
Prosecutorial discretion ».
Pourtant cette notion de pouvoir discrétionnaire est
inconnue de la justice judiciaire française qui, pour saisir le pouvoir
d'appréciation des autorités de poursuite lui
préfère la notion « d'opportunité »
opposée à celle de « légalité ». La
notion de pouvoir discrétionnaire relève plutôt du
contentieux administratif 11.
La caractéristique des ordres judiciaires dans lesquels
s'applique le système d'opportunité des
10 Cette notion relève plutôt du droit
administratif où elle est opposée aux cas dans lesquels
l'administration est en situation de compétence liée. La notion
de pouvoir discrétionnaire est comme l'écrit le Professeur
René CHAPUS, « le pouvoir de choisir entre deux décisions ou
deux comportements (deux au moins) conformes à la légalité
». CHAPUS (R), Droit administratif général, PUF.
14
poursuites est que le Procureur peut engager des
poursuites lorsqu'il a connaissance d'une infraction juridiquement poursuivable
mais qu'il ne s'agit aucunement pour lui d'une obligation12. Ce
système s'oppose aux systèmes «
légalistes13 » dans lesquels le Ministère public
doit engager des poursuites dès lors que les conditions
légales sont réunies, c'est-à-dire dès lors qu'il
existe une infraction juridiquement poursuivable. Dans les systèmes
légalistes, seuls des motifs juridiques rendant les poursuites
impossibles telles que la prescription et l'amnistie par exemple, permettent au
Procureur de ne pas engager de poursuites.
Le pouvoir d'appréciation reconnu au stade de
l'enquête et des poursuites au Procureur de la Cour pénale
internationale par les articles 15 et 53 du Statut est semblable à celui
que connaissent les Procureurs dans les systèmes dits «
d'opportunité des poursuites ».
Le Procureur dispose en effet du pouvoir de décider
d'ouvrir ou non une enquête ainsi que du pouvoir d'engager ou non des
poursuites, prérogatives résultant des articles 13, 14, 15, 18 et
53 du Statut de Rome.
Le principe d'opportunité avait déjà
été introduit dans les Statuts de juridictions internationales
créées antérieurement. Au sein des tribunaux ad hoc
créés par le Conseil de sécurité des Nations Unies
par exemple, le Procureur dispose d'un pouvoir analogue d'appréciation
en opportunité 14.
Manifestation du pouvoir discrétionnaire dans
l'enquête diligentée par le Procureur de la Cour pénale
internationale en application de l'article 15 du Statut de Rome
Aux termes de l'article 15-1 du Statut de Rome, le Procureur a
la faculté d'initier des enquêtes proprio motu suite aux
renseignements qui lui sont adressés. Il convient de relever
12 La France, la Grande-Bretagne, la Belgique, le Luxembourg
ou encore les Pays-Bas figurent au nombre des Etats dont les systèmes
répressifs sont dits « opportunistes ».
13L'Allemagne, le Portugal ou encore l'Italie voir
Le ministère public en Europe, de Gilles ACCOMANDO et Christian
GUERY, in Le Parquet dans la République : vers un nouveau
Ministère Public ?, Colloque organisé les 29 et 30 mai 1995
à l'Assemblée nationale.
14 Le Bureau du Procureur du Tribunal pénal
international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) - tout comme celui du Tribunal
international pour le Rwanda - est distinct du Tribunal mais toute mise en
accusation proposée doit être soumise à un juge du TPIY
pour approbation. Ainsi, le pouvoir discrétionnaire du Procureur
d'entamer des poursuites devant le Tribunal est donc également
tempéré par le contrôle judiciaire.
15
que cette enquête d'initiative qui correspond à
un examen préliminaire se distingue de l'enquête préalable
aux poursuites, visée à l'article 15-3 du Statut. Le Statut
consacre en effet deux types d'enquête, l'une découlant du pouvoir
reconnu au Procureur de s'autosaisir, correspondant en fait à un examen
préliminaire effectué par son Bureau, l'autre étant
officiellement organisée par les articles 15 (3) et 53 (1) du Statut
comme phase préalable aux poursuites. C'est ce qu'expliquent Morten
BERGSMO et Pieter KRUGER15 analysant la rédaction anglaise de
l'article 15 (1) du Statut16. Selon ces auteurs, il y a
effectivement une différence entre les enquêtes spécifiques
de l'article 15(1) et l'enquête préalable à la
décision sur les poursuites. L'emploi du pluriel dans la version
anglaise pour décrire « the investigations » menées par
le Procureur montre selon eux que les plénipotentiaires ont reconnu au
Procureur, la faculté de diligenter des enquêtes avant d'envisager
de demander à la Chambre préliminaire de l'autoriser à
diligenter une enquête, en vue d'engager éventuellement des
poursuites.
Lorsqu'il entend mener des enquêtes d'initiative, le
Procureur a pour seules obligations, d'avoir préalablement recueilli des
renseignements mettant en évidence des crimes relevant de la
compétence de la Cour17. Si ces deux conditions cumulatives -
le recueil de renseignement et la compétence de la Cour - obligent le
Procureur à disposer d'éléments de fait et à
procéder à un contrôle juridique sur la compétence
de la Cour avant d'envisager l'ouverture d'une enquête proprio
motu, cette double exigence constitue une exigence minimale pour toute
autorité judiciaire. Il ne s'agit pas de mettre obstacle au pouvoir
d'initiative du Procureur en matière d'enquête mais plutôt
d'inscrire sa démarche dans la légalité et dans
l'impartialité.
L'examen préliminaire mené par le Bureau du
Procureur dans le cadre de l'article 15 (1) comprend deux phases, l'une «
passive » consistant à recevoir des informations, l'autre «
active » consistant à en rechercher puis à en
contrôler la pertinence. Les renseignements
15 BERGSMO (M), KRUGER (P), in Otto Triffterer (editor):
« Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court
» p 704.
16La version anglaise de l'article 15 (1) stipule
que « The Prosecutor may initiate investigations
proprio motu on the basis of information on crimes within the
jurisdiction of the Court » tandis qu'aux
termes de la version française : « le Procureur
peut ouvrir une enquête de sa propre
initiative au vu de renseignements concernant des crimes relevant de la
compétence de la Cour ».
17Le respect de ces critères fait
néanmoins l'objet d'un contrôle par le Bureau du Procureur et
éventuellement par les juges. V. 2ème partie.
16
réunis par le Procureur dans ce cadre sont
qualifiés par le Statut de communications. Ils proviennent pour
l'essentiel d'acteurs extra étatiques, notamment d'organisations non
gouvernementales.
Le Statut précise qu'il appartient au Procureur qui en
est destinataire, d'en vérifier le sérieux en recourant pour cela
à de larges sources non limitativement énoncées par
l'article 15 (2) du Statut, dès lors qu'elles sont dignes de foi. Au
nombre d'entre elles figurent les Etats ainsi que l'Organisation des Nations
Unies.
Il incombe donc au Procureur qui envisage de demander à
la Chambre préliminaire d'autoriser l'ouverture d'une enquête,
d'avoir réuni ou de réunir des renseignements sérieux puis
de s'assurer que ceux-ci tendent à caractériser la commission de
crimes relevant de la compétence de la Cour. En tout état de
cause, il ne lui appartient pas à ce stade d'avoir réuni des
éléments de preuve18.
Si le Procureur refuse de diligenter une enquête
d'initiative, il ne peut y être contraint même par la Chambre
préliminaire. Le Statut lui impose uniquement d'aviser ceux qui lui ont
fourni les renseignements de son refus d'enquêter sans qu'aucun recours
ne leur soit accordé.
Les conditions requises par l'article 15 (1) pour permettre au
Procureur d'initier des enquêtes sont limitées de sorte que son
pouvoir d'initiative est réel. Le Procureur est donc bien en mesure de
mener discrétionnairement des enquêtes d'initiative dans le cadre
de l'article 15 du Statut.
L'ouverture d'enquête sur renvoi de
situations
18 En ce sens notamment, l'arrêt rendu par la Chambre
préliminaire II le 31 mars 2010 relative à la demande
d'autorisation d'ouvrir une enquête dans le cadre de la situation en
République du Kenya rendue en application de l'article 15 du Statut de
Rome, ICC-O1/09 14/86 : « en ce qui concerne la condition fondée
sur la base raisonnable pour croire, énoncée à l'article
53-1-a, la Chambre considère que c'est là la norme
d'administration de la preuve la moins stricte que prévoit le Statut.
Cela est logique étant donné la nature de la procédure
à ce stade précoce, laquelle se limite à un examen
préliminaire. De ce fait, par comparaison avec les
éléments de preuve recueillis au cours de l'enquête, les
renseignements en possession du Procureur, n'ont pas à être
complets ni déterminants. Cette conclusion émane également
du fait que, à ce stade précoce, les pouvoirs dont dispose le
Procureur sont limités et ne peuvent être comparés à
ceux que lui confère l'article 54 du Statut au stade de l'enquête
».
17
Les articles 13 et 14 du Statut confèrent
respectivement qualité au Conseil de sécurité de
l'Organisation des Nations Unies et aux Etats parties au Statut de Rome pour
demander au Procureur de diligenter une enquête.
L'article 13 du Statut reconnaît au Conseil de
sécurité de l'Organisation des Nations Unies le pouvoir de
demander au Procureur de la Cour pénale internationale d'ouvrir une
enquête, sur le fondement d'une résolution prise au visa du
chapitre VII de la Charte, c'est-à-dire lorsque la paix et/ou la
sécurité internationale(s) sont
menacée(s)19.
Aux termes de l'article 14 du Statut, tout Etat partie peut
saisir le Procureur aux fins d'enquête dès lors qu'un crime
relevant de la juridiction de la Cour paraît avoir été
commis20.
Lorsqu'une situation est renvoyée par un Etat partie au
Procureur aux fins d'enquête, ou lorsque celui-ci est saisi par le
Conseil de sécurité des Nations Unies poursuivant les mêmes
fins, il doit en principe ouvrir une enquête, l'article 53 du Statut
utilisant l'indicatif et stipulant que le Procureur ouvre une
enquête après évaluation des renseignements
fournis21. Toutefois, ce même article réserve au
Procureur la faculté de décider de ne pas en ouvrir dans des cas
limitativement énumérés qui relèvent pour deux
d'entre eux d'une appréciation strictement juridique - en cas
d'incompétence de la Cour et d'irrecevabilité de l'affaire - et
pour le dernier, de l'appréciation d'une notion aux contours plus
incertains, celle des intérêts de la justice. Dans tous les cas,
la décision de refus peut alors être soumise au contrôle de
la Chambre préliminaire, soit sur demande des parties ayant saisi le
Procureur d'une demande d'enquête22, soit sur autosaisine de
la Chambre préliminaire si la décision de refus est fondée
sur les seuls intérêts de la justice23.
Dans le cas de renvois de situations par les Etats parties et
par le Conseil de sécurité,
19 Le Conseil de sécurité a
déféré deux situations à la Cour : celle de la
région du Darfour au Soudan ainsi que la situation en Libye, deux Etats
non parties au Statut de Rome. Le Procureur a ouvert une enquête sur ces
deux situations.
20 À ce jour, trois États parties au Statut de
Rome - l'Ouganda, la République démocratique du Congo et la
République centrafricaine - ont déféré à la
Cour des situations concernant des faits s'étant déroulés
sur leur territoire.
21 article 53 du Statut.
22 article 53 (3) a du Statut.
23 article 53 (3) b du Statut.
18
l'ouverture d'enquête apparaît moins relever de
l'opportunité que de la légalité dans la mesure ou,
exception faite du recours aux intérêts de la justice pour ne pas
enquêter, la décision du Procureur sur l'ouverture d'enquête
est déterminée par des considérations strictement
juridiques.
Dans la décision sur les poursuites
Une fois les investigations terminées, le pouvoir
discrétionnaire du Procureur s'exerce à l'occasion de la
décision sur les poursuites. Le Procureur peut choisir tant les crimes
que les personnes qu'il entend poursuivre mais s'il envisage de ne pas
poursuivre, il doit se fonder sur l'absence de base raisonnable pour le faire,
sur l'irrecevabilité de l'affaire ou encore sur les
intérêts de la justice. Cette notion déjà
mobilisable en matière d'ouverture d'enquête est élargie en
ce qui concerne la décision sur les poursuites puisqu'elle recouvre
aussi des considérations propres à l'auteur des crimes tels que
son âge et éventuellement son handicap.
C'est donc d'un pouvoir discrétionnaire que le
Procureur dispose dans le déclenchement de l'enquête et des
poursuites, ce pouvoir se rapprochant de ce que le système judiciaire
français connaît sous le nom d'opportunité même s'il
connaît, selon le stade procédural, certaines nuances.
Déjà connu des juridictions répressives internationales
avant sa reprise dans le Statut, le principe d'opportunité
présente des avantages significatifs en matière de punition des
infractions internationales. Il permet tout d'abord au Procureur
d'opérer un filtre dans les affaires soumises au Juge. Bien
employée, cette liberté lui permet de ne soumettre au juge que
les affaires les plus graves conformément à la règle selon
laquelle De minimis non curat Praetor règle d'ailleurs reprise
dans le Statut de Rome qui fait de la gravité, une condition de
recevabilité des affaires.
Outre qu'il permet d'éviter de paralyser les
juridictions en opérant un choix au sein des infractions poursuivables,
le principe d'opportunité permet de tenir compte des évolutions
survenues dans les affaires. MM. MERLE et VITU24 relèvent en
effet que:
« L'expérience prouve qu'une affaire se modifie
parfois d'une façon considérable entre l'ouverture des poursuites
et le jugement qui sera rendu : tel dossier se gonfle
d'éléments
24 MERLE (R), VITU (A), « Légalité ou
opportunité des poursuites » in Extrait du « Traité de
droit criminel », T.II, 4e éd., p.331 n°278 -
Éditions Cujas, Paris 1989.
19
nouveaux qui traduisent progressivement la gravité
réelle de l'affaire; dans tel autre, l'infraction commise prend des
dimensions sensiblement plus modestes. En reconnaissant au ministère
public la possibilité d'arrêter le cours de l'action
répressive, on renonce à l'idée d'une immutabilité
du procès jusqu'à la décision juridictionnelle, mais on
accorde
plus d'importance à la « vie » de l'affaire et
à ses transformations ».
L'ensemble de ces caractéristiques expliquent la
préférence pour ce principe plutôt que pour le principe de
légalité même si ce dernier est traditionnellement
présenté comme plus respectueux de l'égalité devant
la justice et de l'indépendance des juridictions dans la mesure
où d'une part, il nie à l'autorité poursuivante le pouvoir
de classement d'une affaire lorsqu'une infraction existe et empêche toute
discrimination parmi les affaires et où d'autre part, il ne
reconnaît qu'aux seules juridictions de jugement, le pouvoir de mettre
fin au procès25.
25 Aussitôt prise la décision sur la mise en
mouvement de l'action publique, le Procureur ne peut abandonner les poursuites
car cela reviendrait à dessaisir la juridiction de jugement. Son pouvoir
d'initiative est alors très restreint à ce stade.
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