2.2 - La communication sur "mobile" au travail
En préambule il convient de distinguer la
différence statutaire qui existe entre les cadres et les soignants
interrogés, dans leur capacité à pouvoir communiquer avec
leur sphère de sociabilité privée. Les deux cadres de
santé interrogés, tout comme celui de l'enquête
exploratoire (Michel), disposent pour l'exercice de leur fonction d'un
téléphone mobile de type DECT. Nous nous rappelons
également, que ce sont ceux pour qui l'usage est le moins
intégré dans leur vie quotidienne, car ces deux
caractéristiques semblent avoir un impact sur leur utilisation du
téléphone portable personnel durant le travail par rapport aux
autres enquêtés. Mais nous allons voir que malgré tout,
leur usage du portable professionnel, dans sa fonction voix, n'est pas si
différent de celui des soignants.
2.2.1 - Un objet de réassurance centré
sur la famille
Les deux cadres, n'utilisent pas leur téléphone
portable personnel pour garder le lien avec l'extérieur, mais font un
usage personnel de leur téléphone portable professionnel DECT.
Elles ont communiqué le numéro de leur ligne directe à
leur famille ou ceux qui ont la garde des enfants, qui peuvent ainsi les
joindre facilement, notamment en cas d'urgence.
143 Op. Cit. p. 112.
69
Marie n'utilise jamais son téléphone personnel
pendant le travail et le laisse en position "arrêt" dans son sac à
main. Mais elle avoue recevoir des appels de sa fille ou de son mari plusieurs
fois par semaine sur son DECT :
« Généralement, c'est eux qui
m'appellent s'ils veulent savoir quelque chose. [...]Les enfants, le mari !
(rires) [...] J'ai une fille de 29 ans qui appelle bien maman encore (rires).
Enfin, j'en ai pas qu'une mais c'est elle qui appelle le plus souvent. Sinon,
c'est à peu près 3 fois la semaine oui. [...] Pour
régler des problèmes d'intendance quoi, des petites choses du
quotidien à la maison, pour s'organiser. »
Il en va de même pour Flore, qui elle, le laisse dans
son vestiaire civil au sous-sol, sauf en cas de situation familiale
exceptionnelle, généralement liée à un
problème de santé de ses enfants :
« Enfin voilà, c'est sur des cas bien
spécifiques très honnêtement euh le reste, rien n'est
urgent, [...] Je suis joignable toute la journée de toute façon
donc euh si ils ont besoin ils appellent. [...] Ça arrive, ma nourrice,
mon conjoint, l'école ont mon numéro de poste et ils me joignent
directement sur mon portable (professionnel). [...] Tout le monde a ce
numéro-là, ils ont ce numéro-là et ils ont le
numéro du service parce que si moi je suis en ligne ils savent qu'ils
peuvent quand même me joindre. »
Pour être certaine d'être jointe Flore, en plus de
sa ligne directe, a communiqué le numéro du service. On mesure
à quel point ses jeunes enfants sont une préoccupation. Elle est
rassurée par la certitude de pouvoir être contactée si cela
est nécessaire. Cela rejoint l'analyse faite par C. Martin sur le
rôle sexué des mères144 : « Le portable
paraît révéler, puis renforcer la représentation que
se font la majorité de ces femmes de leur rôle de mère : se
devoir d'être toujours joignables et disponibles en permanence. »
Nous retrouvons ce comportement dans les propos de Flore :
« Les enfants et mon conjoint, qui lui à ce
genre d'appareil (elle montre mon Smartphone qui enregistre l'entretien)
qui lui euh, vit avec et vu que lui sur son lieu de travail il est
amené à se déplacer tout ça, il l'a en permanence
donc bon en général, ils essayent sur le mien et puis si
ça répond pas ils appellent sur celui de mon conjoint et
voilà quoi. »
144 Op. Cit. Martin C. , 2007 p. 140.
70
La mère de famille est appelée en
première intention et le père n'est sollicité qu'en
l'absence de réponse de la mère. Mais nous voyons dans ses propos
qu'elle a tout mis en oeuvre pour que cela ne puisse pas se produire. Certes,
il s'agit là du téléphone portable DECT professionnel,
mais celui-ci semble prendre la place du téléphone mobile
personnel durant la journée de travail.
On ne peut donc pas qualifier le portable, pour ces deux
cadres, d'objet transitionnel au sens où l'entend F.
Jauréguiberry145, puisqu'il ne s'agit pas de leur propre
objet. En revanche le besoin de réassurance se trouve comblé par
l'injonction professionnelle d'utiliser un DECT qui leur permet ainsi de rester
facilement en lien avec leur famille.
Pour le personnel soignant, le téléphone
portable s'apparente beaucoup plus à l'objet transitionnel. Rappelons
ici encore que nous retrouvons chez ces enquêtés les mobinautes,
pour qui l'objet est particulièrement intégré au mode de
vie. Porté dans le sac à main ou dans la poche, on retrouve au
travail cette caractéristique chez les 4 soignants. L'orientation des
appels et SMS entrants ou sortants est particulièrement liée
à des préoccupations familiales. Les personnes interrogées
montrent le sentiment de sécurité que peut procurer la
présence du téléphone portable, comme pour Samia :
« C'est quand mon fils est seul, pour
m'inquiéter de savoir comment il va et où il est. »
L'utilisation du verbe "s'inquiéter" parait particulièrement
révélatrice de la tension psychique ainsi libérée
par l'appel qui va la rassurer. La priorité des communications est
orientée vers la famille et les proches comme le montre Laurent:
« En général, ça va être
un petit message d'info de la maison pour me dire comment vont les enfants
».
Le besoin de réassurance est explicite chez Carine
après une situation singulière qu'elle a déjà
vécue : « En fait, c'est plus la question du motif que de la
personne. Bon en général je privilégie davantage la
famille mais euh, après euh, suivant, oui, les amis proches [...] je le
fais d'autant plus depuis quelques temps parce que j'ai eu le
décès d'un ami que j'ai appris comme ça sur le lieu du
travail en arrivant le matin, parce que j'ai vu justement l'appel du
numéro d'un ami à moi et je me suis dit c'est bizarre, alors
là j'ai rappelé et voilà. Donc maintenant c'est vrai que
je vais plus vers mon téléphone
145 Op. Cit. in Martin C. , 2007, p. 20.
71
pour si euh il y a quelque chose ... Enfin, c'est vrai que
à partir ce moment-là j'ai plus peur maintenant qu'il y ait
quelque chose quoi... Et c'est vrai qu'avant je regardais beaucoup moins et que
maintenant je vais beaucoup plus regarder régulièrement... euh,
je m'inquiète plus, même si je vois un appel euh, je vais plus
avoir tendance à vite écouter le répondeur, au cas
où et à vite rappeler pour voir s'il ne s'est pas passé
quelque chose d'important. Mais c'est vrai des fois que je me dis on
est dépendant de tout ça (rire) mais bon, ça rassure
quoi.»
Cet évènement traumatisant a laissé place
à une routine de réassurance qui la conduit à
vérifier très régulièrement son
téléphone et répondre « rapidement » aux
messages qu'elle reçoit. Cette jeune infirmière va jusqu'à
reconnaitre la dépendance qu'elle voue à son
téléphone, rejoignant les conclusions de Stéphana
Broadbent : « Tout ce qui aide à réduire
l'anxiété peut devenir source d'apaisement. Ces comportements
devenant des habitudes, les individus les répètent
systématiquement et automatiquement. C'est pour cette raison que ces
gestes peuvent créer des dépendances146. »
|