3.5 - Le téléphone portable et la relation
à l'équipe
Dans L'intimité surexposée Serge
Tisseron affirme que le « téléphone portable,
présenté comme une machine à communiquer à
distance, est bien souvent utilisé pour ne pas communiquer. En effet,
avant l'invention du portable, il était toujours difficile de faire
valoir son désir d'être seul lorsque l'on se trouvait au milieu
d'un groupe. Avec le portable, au contraire, il devient plus facile de se
mettre à l'écart sans encourir aucune réprobation sociale
: celui qui s'écarte du groupe n'est pas suspecté de
mépriser sa
133 Evaluation chiffrée qui permet de déterminer si
une femme enceinte va bientôt accoucher.
134 Evaluation chiffrée qui permet de déterminer si
un patient peut sortir de salle de réveil après une
anesthésie.
135 Evaluation chiffrée qui permet d'évaluer
l'état de conscience d'une personne.
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société, quand tout le monde comprend qu'il se
consacre à des relations lointaines et certainement très
importantes pour lui. Le téléphone portable modifie donc la
représentation de l'existence de chacun dans un groupe, en lui
permettant d'affirmer son droit à être physiquement présent
et psychiquement absent. »136 C'est clairement la perturbation
de la relation à l'autre qui est ici évoquée. Ainsi
l'individu qui utilise son portable au sein d'un groupe, par exemple
l'équipe soignante, bénéficierait de la bienveillance
compréhensive de ceux qui l'entoure au prétexte que cela
représente quelque chose d'essentiel pour lui-même. Cette
affirmation trouve un écho quelque peu dissonant dans une publication de
Francis Jauréguiberry137 pour qui le fait de
téléphoner en présence de l'autre laisse entendre que ceux
qui l'entourent sont moins importants que ceux qu'il peut contacter «
ailleurs ». Il considère là que : « le
branché138, par sa prise de distance ostentatoire,
déchire le fragile tissu de sociabilité qui unissait physiquement
les présents malgré leur silence et qui habillait leur sentiment
d'exister ensemble dans leurs différences. C'est toute une forme de
civilité qui menace alors de tomber en lambeaux. » Toujours selon
F. Jauréguiberry, ceci est particulièrement vrai lors
d'interactions entre personnes qui se connaissent bien et sont réunies
autour d'un moment convivial, comme la pause-café de l'équipe de
soins par exemple. Cette « mise à distance psychique tout en
étant physiquement présent vient "perturber l'être
ensemble" »et risque suivant les cas de susciter de la
compréhension ou de la réprobation. Il se joue là une
modification de la relation interpersonnelle par cette mise en retrait de
l'autre pendant un instant pourtant important de la vie d'une équipe. La
recherche d'une communication hors du présent et de la
réalité vécue collectivement nous conduit à nous
interroger sur l'appauvrissement des échanges durant ces temps informels
qui permettent pourtant de dénouer des situations professionnelles
complexes, de confronter des expériences de travail de manière
libre et spontanée ou tout simplement de refaire le monde à notre
image. Cela nécessite de nous interroger sur « le sens du travail
qui semble alors perdu de vue, sur le sentiment d'unité et
d'appartenance au groupe qui peut être remis en question139
» par ces attitudes symptomatiques. Le repli sur la sphère
privée par l'intermédiaire du téléphone portable,
dans des situations collectives de travail doit interpeler le cadre du service
sur le fonctionnement de
136 Op. Cit. TISSERON S. , 2001, P 59-60.
137 Jauréguiberry F. ,
Réseaux, « Lieux publics,
téléphone mobile et civilité » 1998, volume 16
n°90. pp. 71-84.
138 Ibid. p 75.
139 Op. Cit. Broadbent S. , 2011, p.175.
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l'équipe. Nous ne parlons pas ici de moments conviviaux
autour de l'appareil qui, au contraire, pourraient être source de lien.
Ces situations qui ont toujours existé, bien avant l'ère
numérique, comme l'échange de photos du « petit dernier de
la famille » ou des dernières vacances, mais bien d'une mise en
retrait progressive des membres de l'équipe en une somme
d'individualités tournées vers leur sphère privée
et qui n'aurait plus rien à partager en dehors de l'action.
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