INTRODUCTION
Une nouvelle culture matérielle s'est mise en place ces
dernières décennies. Une culture marchande de l'abondance qui
implique un rapport différent aux êtres et aux choses, une culture
de l'immédiateté libérant des contraintes spatiales et
temporelles. Parmi les produits mis à disposition du grand public, le
téléphone mobile s'est imposé, à grand renfort de
marketing, jusque dans les foyers les plus modestes. Les offres récentes
de matériels de types Smartphone1 permettent non seulement
l'émission, la réception d'appels et de SMS2 mais
également de disposer d'une connexion internet. Les offres de forfait de
communication des opérateurs s'adressent à tous les profils de
clientèle, des plus jeunes adolescents à la flotte de portables
professionnels.
Chacun peut désormais être joignable à
toute heure et à peu près partout. Du plus simple appareil aux
ultra-perfectionnés qui permettent de garder un lien permanent avec
« son réseau social », ils tiennent dans la poche et semblent
ne plus devoir quitter leurs propriétaires. Bien que passionné de
nouvelles technologies et passionné d'internet, je ne me suis que
tardivement converti à la téléphonie mobile. Alors que ce
nouvel outil de communication se développe massivement durant les
années 1990, je regarde les utilisateurs se promener l'appareil à
l'oreille d'un oeil amusé tant l'usage qui en est fait me semble futile.
Le rapport bénéfice/coût me parait alors
disproportionné et l'attitude régressive de nombreux utilisateurs
n'achève pas de me convaincre. Depuis la phase de saturation du
marché dans les années 2000, la place sociale de cet outil de
communication accroit encore son pouvoir de séduction des masses et la
frénésie suscitée par la sortie de tel ou tel mobile qu'il
faut absolument être le premier à posséder m'interroge
grandement sur les valeurs qu'il véhicule et la culture qui en
résulte : Individualisme ? Egocentrisme ? Narcissisme ?
Autant de qualificatifs qui me semblent forts
éloignés des valeurs portées par les soignants. Pourtant
j'observe à l'hôpital, jusque-là préservé par
une interdiction réglementaire, une montée en puissance de
l'usage du téléphone mobile. Par les usagers du système
hospitalier en premier lieu, puis par les soignants eux-mêmes qui
1 Littéralement, "téléphone
intelligents."
2 Short Message Service : Court message textuel
pouvant être émis et reçu depuis un téléphone
portable.
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n'échappent bien sûr pas au
phénomène. En effet, il m'apparait que le réflexe naturel
soit, pour de plus en plus de soignants, de glisser le mobile dans la poche de
la blouse pour garder le lien lors de la prise du service. Entre deux
périodes d'activité de soins, j'ai pu ainsi observer des agents
navigants sur leur téléphone portable là où
auparavant s'effectuaient des échanges informels avec leurs
collègues. De même, je trouve l'intrusion des appels, vibrations
et autres jingle « SMS » particulièrement
désagréable lorsqu'ils viennent interrompre le fil d'une
conversation. Aussi je m'interroge sur la manière dont les agents
procèdent pour concilier l'utilisation du téléphone mobile
pendant la relation de soin. Les professionnels de santé doivent
être disponibles pour répondre aux exigences de leur mission
auprès de la personne soignée. Or, le téléphone
portable, par les sollicitations imprévues qu'il peut occasionner, ne
vient-il pas perturber leur concentration et l'organisation des soins ?
J'ai pu également constater lors de réunions
institutionnelles, que certains ont pris l'habitude, de déposer de
façon ostensible leur appareil sur la table où ils s'installent
alors même qu'ils sont là pour communiquer physiquement avec une
assemblée. Pourtant le risque de parasiter la communication par la
présence de cet outil, vecteur d'intrusion de la vie privée dans
le travail, ne parait pas en accord avec l'objectif poursuivi. Alors même
que le salarié est censé accorder toute sa disponibilité
aux missions qui lui sont confiées par son employeur, l'entrée du
téléphone portable à l'hôpital entraine-t-elle des
usages personnels sans lien avec l'activité pour laquelle il est
rémunéré ?
La circulaire de 1995, recommandant de maintenir les
téléphones portables en position "arrêt" à
l'intérieur des établissements de soin est toujours en vigueur
mais n'a pas été actualisée depuis la diffusion massive
des téléphones portables dans la société.
Dès lors nous pouvons nous interroger sur la connaissance qu'en ont
aujourd'hui les soignants et les cadres et nous demander comment, malgré
cette réglementation, ils concilient l'usage du portable et leur
activité professionnelle.
Ce questionnement m'amène donc à me poser une
question de départ :
Quel est l'usage du téléphone portable par les
soignants pendant le travail, dans le contexte réglementaire actuel ?
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Afin de répondre à cette question initiale, nous
allons dans un premier temps réaliser une enquête exploratoire
pour confronter nos propres observations à celles d'autres
professionnels de santé. Celle-ci nous permettra de dégager des
thèmes qui nous aiderons à organiser notre recherche
théorique et à comprendre les enjeux de la
téléphonie pour les soignants et les cadres de santé du
secteur hospitalier. Pour cela nous convoquerons dans un second temps des
auteurs d'ouvrages et d'articles scientifiques pour une approche sociologique,
anthropologique, historique et statistique de la téléphonie
mobile. Nous aborderons ensuite la littérature professionnelle pour
montrer la spécificité de la problématique du
téléphone portable à l'hôpital et le rôle du
cadre de santé dans cette institution. Ces différentes approches
nous permettront d'avoir une vision globale de la téléphonie
mobile et des implications sur le travail des soignants et des cadres de
santé. Nous présenterons alors notre hypothèse puis
l'analyse croisée des résultats de notre recherche sur le terrain
pour l'affirmer ou l'infirmer. Enfin nous mettrons ces résultats en
perspective professionnelle avant de conclure notre étude.
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