L'aliénation dans le théà˘tre d'Aimé Césaire( Télécharger le fichier original )par N'golo Aboudou SORO Université de Bouaké - D. E. A. 2005 |
PARTIE IAPPROCHE CONCEPTUELLE, JUSTIFICATION DU SUJET ET DELIMITATION DU CHAMP D'ANALYSE "La première démarche de tout homme de science, selon Émile DURKHELM, est de définir les choses dont il parle afin qu'on en saisisse le sens et que l'on sache de quoi il parle "8(*). Qu'est-ce que donc l'aliénation ? CHAPITRE I : Approche conceptuelleLe concept de l'Aliénation nous renvoie à plusieurs domaines. Elle touche aussi bien les aspects philosophique, juridique, social que médical. C'est donc un mot multidimensionnel que nous tenterons de cerner en précisant tout de même que c'est son aspect philosophique (littéraire) qui sera privilégié. I- Au plan juridiqueSelon Le Petit Robert, c'est la "transmission qu'une personne (aliénateur) fait d'une propriété ou d'un droit, à titre gratuit ou onéreux ". Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie9(*), André Lalande définit l'aliénation au plan juridique, comme : "la cession d'un bien à un autre". Cette définition donne par métaphore : "état de celui qui appartient à un autre ". A travers cette approche, nous pouvons nous rendre compte que l'aliénation suppose, au plan juridique, la perte de quelque chose ou de soi-même en faveur d'autrui. II- Au plan médicalL'aliénation au plan médical, signifie :"trouble mental, passager ou permanent, qui rend l'individu étranger à lui-même et à la société où il est incapable de se conduire normalement"10(*). Dans ce cas, on parle " d'aliéné mental ". C'est de la démence, de la folie qu'il est question ici. " Les aliénés s'éloignent de l'adaptation soit par excès du système (persécutés, jaloux), soit par hésitation, des éléments psychiques (douteurs), soit par inertie (débile ou trop équilibré) "11(*). Cependant, selon Pierre JANET, cité par Lalande André, " Aliéné" n'est pas n terme de la langue médicale, ni même de la langue scientifique, c'est un terme du langage populaire ou mieux du langage de la police. III- Au plan socialAu plan social, un aliéné est un individu qui est dangereux pour les autres ou pour lui-même, sans être légalement responsable du danger qu'il crée. "Le danger crée par un malade dépend beaucoup plus de circonstances sociales dans lesquelles il vit que de la nature de ses troubles psychologiques"12(*). Ainsi, que ce soit au niveau médical ou au niveau social, il y a primauté de la société sur l'individu. IV - Au plan littéraire Pour aborder ce terme au plan purement littéraire, nous nous intéresserons de prime abord au domaine de la philosophie. A ce niveau, Yacouba Konaté nous dit ceci : « Le terme " Aliénation " est un terrain de rencontre entre des disciplines aussi variées que la religion, la philosophie, la psychologie sociale, ... il n'en demeure pas moins que son origine reste philosophique et que sa vérification est sociale.»13(*) Ainsi, même au plan littéraire le concept est polysémique et multidimensionnel. Cependant nous tenterons de le cerner à travers une série de définitions. En effet, d'éminents penseurs tels que Hegel, Ludwing Feuerbach, Karl Marx et Cheikh Anta Diop et bien des intellectuels Noirs se sont livrés à une véritable bataille idéologique qui n'est pas sans implications politiques. Pour Hegel (Philosophe allemand) : " Il y a à la fois identité et contradiction entre le sujet et l'objet, entre la pensée et le réel (la nature puis l'histoire humaine) et " l'autre " du sujet (l'idée absolue), son aliénation. L'idée s'aliène en nature "14(*). Cette définition quelque peu hermétique, peut être éclairée par celle-ci proposée par Feuerbach et qui fait de la théorie de l'aliénation un instrument de lutte contre la religion : " C'est l'homme lui-même qui s'aliène dans ses représentations religieuses ; il crée une image idéale de lui-même qu'il réalise en un être étranger, un dieu dont il fait son propre créateur et dont il, devient l'esclave "15(*). Quant à Karl Marx, il pense que : "L'Aliénation résulte des conditions des conditions dans lesquelles les collectivités humaines produisent leur propre existence sociale, dans les sociétés où s'opère la division sociale du travail ; l'activité sociale totale (praxis) n'étant pas dominée rationnellement par les hommes, perd son caractère d'oeuvre humaine. Elle opprime ces créateurs, entrave leur développement et produit une pensée mystifiée et mystifiante (religion, idéologie, morale, ...). Dans l'existence de l'ouvrier moderne, l'aliénation atteint son comble. Ainsi l'émancipation du prolétariat est-elle la condition de la désaliénation humaine "16(*). Il appelle "Aliénation" : "cette séparation brutale de l'individu et de la société qui fait qu'il ose sent dépossédé et incapable de dominer sa vie ". Pour Marx donc, la plus fondamentale de toutes les aliénations humaines est aliénation économique. En d'autres termes, c'est l'exploitation capitaliste qui crée l'aliénation de l'individu par rapport à la société. Pour guérir l'homme de son aliénation, il propose le socialisme qui permettra de mettre en place " un ordre social permettant à la société globale la reprise du contrôle de la production " A ce stade, nous pouvons retenir que l'aliénation signifie : la dépersonnalisation de l'individu par l'entremise de la religion, du système capitaliste. Elle se " réalise quand il y a soumission du sujet à des structures matérielles, inhumaines ou extra humaines qui le dépassent ou le déphasent. Le sujet perd tout pouvoir et expérimente une impression de non-sens qui l'amène à souffrir de son étrangeté"17(*). Dans le cas spécifique des peuples noirs, outre les causes ci-avant énumérées, l'aliénation est le fait de la colonisation et de l'esclavage. C'est d'ailleurs pour cela qu'Albert Memmi, dans Le portrait du colonisé précédé de celui du colonisateur, fonde sa définition du système colonial sur l'idéologie et néglige quelque peu l'aspect économique cher à Karl Marx. Pour lui, dans cette entreprise de déshumanisation et de dépersonnalisation qu'est la colonisation, toutes les valeurs et toutes les institutions propres aux peuples colonisés ont été systématiquement bafouées, sinon détruites comme il le souligne ici : " tant qu'il supporte la colonisation, la seule alternative possible pour le colonisé est l'assimilation ou la pétrification .... Ajoutons maintenant qu'il dispose de moins de son passé. Le colonisateur ne lui en a même jamais connu ... le souvenir n'est pas un phénomène de par esprit. De même que la mémoire de l'individu est le fait de son histoire et de sa physiologie, celle d'un peuple repose sur ses institutions. Or les institutions du colonisé sont mortes ou sclérosées. Celle qui garde une apparence de vie, il n'y croit guère. Il vérifie tous les jours, leur inefficacité, lui arrivant d'en avoir honte comme d'un monument ridicule et suranné. Toute l'efficacité au contraire, tout le dynamisme social semble accaparés par les institutions du colonisateur"18(*) Cheikh Anta Diop, aborde le problème de l'aliénation de manière identique. En effet, pour le Sénégalais : " L'explication de l'origine d'une civilisation africaine n'est logique et acceptable, n'est objective et scientifique que si l'on aboutit par un biais quelconque à ce blanc mythique dont on ne se soucie point de justifier l'arrivée et l'installation dans ces régions. Le but est d'arriver en se couvrant du manteau de la science, à faire croire au Nègre qu'il n'a jamais été responsable de quoi que ce soit de valable, même pas de ce qui existait chez lui. On facilite ainsi l'abandon, le renoncement à toute aspiration nationale chez les habitants, et on réconforte les réflexes de subordination chez ceux qui étaient déjà aliénés "19(*). Avec Cheikh Anta Diop, nous arrivons à la conclusion que l'aliénation culturelle est une arme, un moyen d'assujettissement et de domination. Que ce soit chez les noirs restés sur le continent ou chez ceux arrachés à la mère patrie, c'est- à -dire les Antillais, la perte d'identité et le reniement de soi sont des réalités que personne ne peut occulter. Même si les transplantés bénéficient de quelque situation atténuante, car la rupture fut violente et systématique. Chez ces derniers, selon Glissant que cite Okafor Raymond, " l'aliénation réside d'abord dans l'impossibilité du choix, dans l'imposition arbitraire des valeurs "20(*) . Pour Frantz Fanon : " cet événement désigné communément aliénation ...on le trouve dans les textes officiels sous le nom assimilation "21(*). En effet, l'auteur de Peau noire, masques blancs définit l'aliénation comme le fait que le groupe infériorisé admette que ces malheurs procèdent directement de ses caractéristiques raciales et culturelles. " Culpabilité et infériorité sont les conséquences habituelles de cette dialectique. L'opprimé tente alors d'y échapper d'une part en proclamant son adhésion totale et inconditionnelle aux nouveaux modèles culturels, d'autre part en prononçant une condamnation irréversible de son style culturel propre "22(*). Il s'agit ici de l'antillais et du Noir en général qui sont des aliénés parce qu'infériorisés ou se considérant comme tel, du fait de l'esclavage et de la colonisation. Dans " la société colonisée déséquilibrée et adultérée " donc l'avancement social était (et est encore malheureusement) lié à la perméabilité aux idées et aux comportements des maîtres ou des anciens maîtres. Toutes ces approches du concept de " L'aliénation " cadrent bien avec cette définition qu'en donne Pruvost, qui dit qu'elle est : " L'abdication volontaire ou involontaire de la personnalité au profit d'autrui ou d'un Dieu ou soumission aveugle à des objets, à des institutions, à des symboles "23(*). Ou encore avec celle du Petit Robert selon lequel, l'aliénation est : " L'état de celui, par suite des conditions extérieures cesse de s'appartenir, est traité comme une chose, devient esclave des choses et des conquêtes ". Le concept clé de notre sujet étant définit surtout au plan littéraire, abordons maintenant l'objet de notre étude en commençant par le justifier. * 8 Émile Durkheim. -Les règles de la méthode sociologique * 9 André Lalande. -Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Paris, PUF, 1991, p.36) * 10 Le Petit Robert * 11 G. Dumas cité par André Lalande, Op. Cit, p.36. * 12 André Lalande. -Op. Cit, pp36-37 * 13 Konaté Yacouba. -L'aliénation chez Hegel et chez Marcuse (Mémoire de Maîtrise, Université d'Abidjan, 1977-1978, p.15) * 14 Hegel. - "Le Marxisme" in Encyclopédie du monde actuel (Paris, Bordas et Taupin, 1976, p. 40) * 15 Ludwing Feuerbach. - "Le Marxisme" (Op. Cit., p. 40) * 16 Karl Marx. -"Le Marxisme", Op. Cit., pp.40-41 * 17 Yacouba Konaté. -Op. Cit., p.8 * 18 Albert Memmi. -Portrait du colonisé précédé de celui du colonisateur (Paris, Éditions Corréa, 1957, rééd. Gallimard, 1985, pp.115-116) * 19 Cheik Anta Diop. -"l'aliénation comme arme de domination", in Nations Nègres et cultures (Paris, présence Africaine, 1955, pp.9-10) * 20 Raymond Nnadozié Okafor. -"Situation coloniale et aliénation : la quête de l'authenticité" in Annales de l'Université d'Abidjan (Série D, Lettres, 1974, Tome7, p. 201) * 21 Frantz Fanon cité par Raymond Okafor. Id., p.211. * 22 Raymond Okafor. -Ibid., p. 212. * 23 Jean-Marie-Baurain Pruvost. - in Dictionnaire actuel de la langue française (Paris, Flammarion, 1985, 51200 Mots, p.33) |
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