3.3 « Une
utopie comme les autres »
« Du fait même qu'il se veut constructif,
l'anarchisme rejette, tout d'abord, l'accusation d'utopie »
Daniel Guérin, L'Anarchisme, Ed. Gallimard, 1965
(augmentée : 1973)
Dans de nombreux travaux et ouvrages (un chapitre du livre
« Les sentiers de l'utopie » de Frémeaux et Jordan
est consacré à Christiania, idem dans celui de Malcolm Miles
« Urban Utopias: The Built and Social Architectures of
Alternative Settlements »), dans des articles de presse (par
exemple l'article du Monde du 23 mars 2011 intitulé « A
Copenhague, la fin de l'utopie Christiania »), mais surtout dans les
discussions avec les habitants de Copenhague, Christiania est souvent
décrit comme une utopie. Il me parait donc important de revenir quelques
instants sur cette notion d'utopie, appliquée à Christiania.
Le statut d'utopie attribué à Christiania semble
logiquement en assurer sa popularité. En effet, l'utopie est par essence
un lieu où l'on vit libre, heureux et paisible. Si l'on se
réfère aux premières références bibliques,
l'utopie est le royaume de Dieu sur terre, un lieu où le monde serait
rétabli, les gens vivant en paix et en harmonie avec eux-mêmes et
avec la nature. Pour celui à qui l'on attribue souvent la
pérennité de l'utopie en tant que concept de philosophie
politique, Thomas More (suite au roman faisant le récit de la
découverte de l'Etat du même nom), l'utopie exprime la vision
d'une société égalitaire où la liberté
individuelle et la responsabilité sociale sont les deux
éléments clés. Utopia de Thomas More était
influencée par les exigences de liberté qui régnait parmi
la bourgeoisie de son temps, un rêve qui, comme tous rêves, est
nourri par la réalité.
La pensée utopique est une critique du statu quo
existant, par exemple en tentant de surmonter les inégalités
sociales, l'exploitation économique, la répression sexuelle et
les autres formes possibles de la domination. Elle est donc toujours une
recherche de changement social. Néanmoins, la notion d'utopie porte en
elle une contradiction latente, puisqu'elle vise à construire un
contre-système, en rompant avec les perspectives, les normes
contemporaines, tout en en faisant partie. Pour illustrer cela, Christiania,
par exemple, « a loyalement tenté de bâtir une
économie non capitaliste : mais à mille personnes perdues dans
une métropole capitaliste d'un demi-million d'habitants... »
(TRAIMOND 2000). Les points de suspension qui ponctuent cette phrase laissent
entrevoir les difficultés et les paradoxes inhérents au
freetown.
Michel Foucault définit les utopies comme
« des emplacements sans lieu réel. Ce sont les
emplacements qui entretiennent avec l'espace réel de la
société un rapport général d'analogie directe ou
inversée. C'est la société elle-même
perfectionnée ou c'est l'envers de a société, mais, de
toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement
essentiellement irréels. » Foucault poursuit sa
réflexion sur les utopies, ces espaces non existants, en
développant le concept d'hétérotopie :
« Il y a également, et ceci probablement dans toute
culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs,
des lieux qui ont dessinés dans l'institution même de la
société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes
d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les
emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on
peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois
représentés, contestés et inversés, des sortes de
lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient
effectivement localisables. Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que
tous les emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les
appellerai, par opposition aux utopies, les
hétérotopies » (FOUCAULT 1984). Il serait donc
plus approprié, en accord avec la définition de Michel Foucault,
de qualifier Christiania d'hétérotopie plutôt que d'utopie.
L'une des propriétés de l'utopie/hétérotopie est
qu'elle peut agir comme un facteur de motivation et d'organisation. En effet,
la croyance dans l'utopie peut être la dynamique qui relie les personnes
autour de l'opposition contre la société existante.
On ressent à Christiania une certaine ambivalence, le
double sentiment d'être à la fois dans une sorte de monde
parallèle utopique et dans le même temps un quartier de Copenhague
comme un autre. Ce sentiment se construit par des images, des
représentations de scènes vécues dans la vie quotidienne.
Il n'est pas rare de voir par exemple des personnes en costume avec leur
attaché-case venir à Christiania à la sortie de leur
travail pour fumer un joint comme si cela leur semblait naturel. L'ordinaire,
la routine du quotidien côtoie en quelque sorte l'extraordinaire de ce
qui fait de Christiania un espace unique en son genre par la liberté
quasi-totale qu'il procure.
De la sorte, Christiania est à la fois une alternative
mais aussi un miroir de la société danoise. Les habitants de
Copenhague voient certes en Christiania un mode d'organisation alternatif, mais
le considère dans le même temps comme un quartier de Copenhague
à part entière et comme les autres.
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