1.2 Eva et Martine (mère statutaire)
Ensuite, c'est en face à face, en me
déplaçant sur Paris, que j'ai rencontré un couple de
femmes, Eva et Martine (35 et 46 ans), parents d'Esteban, un enfant de quatre
ans, issu d'un projet de parentalité avec George et Jim, un couple
d'hommes (45 et 48 ans). J'ai rencontré ces femmes via une connaissance
commune, Alain, que je connais suffisamment pour ne pas douter du fait que je
leur ai été présentée par avance et de
manière très étendue, selon la perception qu'il a de moi.
Il me les a longuement présentées tout comme il m'a
présenté un homme que je rencontrerai plus tard, dans la suite de
mon mémoire. Je ne vois pas pourquoi il n'aurait pas fait la même
chose dans l'autre sens - ne serait-ce que pour présenter ma
démarche et rassurer mes futures interlocutrices. Mais
j'ignore ce qui leur a été dit de moi, je lui ai posé
directement la question mais celle-ci est restée sans réponse.
Ma rencontre avec Eva et Martine s'est effectuée en
présence d'Alain, dans un quartier bourgeois de la capitale. Alain
m'explique qu'il s'agit du quartier « homosexuel » de la ville. Le
café dans lequel elles m'ont donné rendez-vous n'est pas
ordinaire pour moi. Les sièges de la terrasse sont tournés,
alignés vers l'extérieur, tous dans le même sens comme dans
une salle de cinéma, et non pas les uns en face des autres. Alain
m'explique que c'est un lieu pour être vu, se montrer. Ce quartier permet
un entre-soi social au sein duquel l'homosexualité peut être
ouvertement dite.
Eva et Martine appartiennent à la classe dominante et se
présenteront elles-mêmes comme bourgeoises au moment des
entretiens. Je peux le noter dès la conversation
qu'elles entretiennent avec Alain autour de leur passion artistique commune.
Art qui n'est pas un simple loisir mais qui est devenu leurs métiers.
Dès ce moment-là, et pas seulement parce que je ne comprends
pas grand-chose aux aspects techniques énoncés, je ressens ma
différence de registre et je sens que mon langage pourrait être
perçu comme très familier. Alain nous laisse, Eva va chercher
Esteban à l'école. Je fais un premier entretien individuel avec
Martine dans le café. Puis, nous rejoignons Eva et Esteban. A
l'école, on ne croise personne. L'école est dans le même
quartier que le café, ce même quartier où
l'homosexualité peut être ouvertement dite. Nous allons chez
elles. Esteban appelle Martine « maman » et Eva par un
diminutif. Eva me dit qu'elle a lu Martine Gross mais qu'elle ne s'est pas
reconnue dans son ouvrage. Je mens en lui expliquant que je ne connais pas
très bien l'auteure, que je ne connais que rapidement son nom par
rapport à l'Association des Parents Gays et Lesbiens69. Mais
que je n'ai pas eu le temps de la lire. Je souhaitais qu'Eva me donne son
avis sans que le mien ne renforce ni ne fragilise sa position. Ce que peut
provoquer un accord ou un désaccord. Apparemment Martine Gross aurait
fait une enquête par questionnaire, certaines questions porteraient
sur la religion qu'Eva ne reconnaissait pas sa réalité. Elle a eu
l'impression qu'elle voulait défendre la coparentalité mais
que par conséquent, ce n'était plus leur réalité.
Elle m'explique aussi, qu'elle et Martine ont déjà
rencontré une étudiante pour un mémoire de master en
psychologie. Elles connaissent donc bien le processus et les disciplines en
question. Martine porte Esteban presque tout le long de la route, Eva sur
une cinquantaine de mètres et Esteban redemande Martine. Je ne
conclus pas pour autant que cela se passe de cette manière tous les
jours. Je n'ai pas observé leur vie quotidienne des semaines durant
mais
69 APGL dans la suite du texte.
seulement deux heures dans le cadre de mes entretiens. Une
pratique d'un jour n'est pas forcément une pratique quotidienne.
Néanmoins, cette pratique a été confirmée dans le
discours de Martine durant l'entretien.
Esteban est trop fatigué par sa journée
d'école pour me parler. Je fais l'entretien avec Eva dans un café
près de chez elles. Le café, un peu jazzy, est d'apparence moins
destiné aux classes supérieures. Les prix restent
élevés mais sans doute faut-il prendre en compte le fait que nous
nous trouvons à Paris.
Je suis invitée à manger chez elle. Pendant le
repas, Eva décide qu'Esteban ne doit pas manger de chocolat avant de
dormir, Martine accepte bien qu'elle soit prête à lui en donner.
Elles alternent pour s'occuper de lui, mais ce jour-là, Eva semble
intervenir principalement quand Martine est fatiguée. Cette impression a
été confirmée par le discours de Martine quand elle
m'expliquait que la « deuxième maman » était là
quand la « première » faisait défaut. Martine descend
Esteban dans sa chambre pour le mettre en pyjama et pour qu'il joue.
J'enregistre un dernier entretien, cette fois-ci conjointement avec Martine et
Eva. Esteban se trouve à l'étage en dessous et apprécie
peu que je lui fasse concurrence. Alors il demande de temps en temps la
présence d'une de mes interlocutrices.
Martine me raccompagne à la station de métro.
Il est sans doute nécessaire de rappeler que la
perception qu'elles ont pu avoir de moi n'est pas indépendante de notre
connaissance commune. En effet, Alain, notre intermédiaire est un membre
de ma famille, et outre le fait que j'ai certainement dû leur être
présentée, elles ont pu à travers lui, s'attendre à
rencontrer un certain type de jeune femme.
Alain est connu comme hétérosexuel, se
revendique comme attaché au couple et à la famille tout en
étant « nomade » professionnellement (mais c'est un homme et
la décohabitation est davantage légitimée pour les
hommes70). L'héritage a une dimension importante dans sa
famille où le patrimoine est conséquent. Martine et Eva l'ont
connu marié et père d'une fille unique. Elles pouvaient donc
s'attendre à voir une femme appartenant à un modèle
plutôt dominant, mais sans les contraintes familiales (étant
donné mon âge et mon statut d'étudiante, elles ne me
supposent pas mère) et donc mobile, afin de construire mes études
et ma vie professionnelle. Toutefois, je pourrais également être
supposée distanciée de ce modèle car étudiant
l'homoparentalité en sociologie (d'autant plus que l'approche
sociologique qu'elles ont eue de l'homoparentalité est celle de Martine
Gross, militante dans ce domaine). Cette tension a dû se confirmer dans
mon apparence physique à la fois se
70 CHARRIER Gilda (2008), « La mobilité
comme aspiration à l'utopie conjugale », in Dervin Fred, Ljalikova
Aleksandra, Regards sur les mondes hypermobiles : mythes et
réalités, Paris, l'Harmattan, p.37-71
voulant conforme et donc féminine mais
distanciée de cette féminité convenue (talons mais
usés, cheveux longs mais pas vraiment coiffés, manteau noir,
cintré mais usé également, un sac à main «
féminin71 » mais aussi un sac à dos rouge
sportif, posture à la fois réservée et
maniérée). Ensuite, je les ai perçues d'emblée
comme appartenant à une classe bourgeoise. Et à mes yeux
d'individue pensante et pleine de préjugés que je suis, j'ai
associé ce milieu-là à un certain type de codes sociaux
concernant les femmes en particulier et j'ai adapté mes manières
de dire et de faire. J'ai donc dû être perçue comme telle,
c'est-à-dire se voulant dans la conformité et donc «
féminine » (même si toujours distante vis-à-vis de ce
modèle).
Etant à ce moment-là une étudiante de 21
ans en France, je ne suis pas supposée connaître la
parentalité du point de vue des parents. Mon expérience quant
à la parentalité se limiterait en fait à celle de la
filiation, c'est-à-dire, en tant que fille de mes parents. Le fait que
je sois une fille, signifierait tout de même, que, selon elles, j'ai
joué à la poupée, et donc appris un peu plus qu'un
garçon n'est supposé le faire. Même si Esteban a
lui-même une poupée, et qu'elles n'adhèrent pas
forcément au stéréotype qui féminise ce jeu, le
fait d'avoir été une enfant, il y a un peu plus de douze-treize
ans, dans une société où cette représentation est
majoritaire, pourrait permettre cette supposition. De plus, je pourrais
également être supposée avoir fait du baby-sitting, autre
forme d'apprentissage dans la construction sociosexuée d'une femme.
J'aurais donc à leurs yeux, une moins bonne
connaissance de la parentalité qu'une femme de 35-40 ans mais une
meilleure connaissance que celle d'un homme de 21 ans. En revanche, je suis une
étudiante s'intéressant à l'objet « famille » et
j'ai donc, à leurs yeux, une autre forme de savoir.
Mes interlocutrices pourraient se positionner comme celles qui
savent, qui peuvent m'apprendre quelque chose d'une expérience que je ne
suis pas supposée avoir, tout en me voyant comme celle qui a reçu
un autre savoir « légitime » qui peut alors légitimer
et rendre objective leur expérience.
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