Quand la sociologie s'en mêle...
Ces changements sociopolitiques ont engendré une
émulation scientifique - notamment en sociologie. La - ou plutôt
les familles sont au coeur de nombreuses recherches. François de Singly
considèrent que la « famille conjugale » d'Emile
Durkheim35 s'est transformée en « famille moderne 2
», c'est-à-dire que dans l'intensification du processus
d'individualisation et avec une société de plus en plus
pédocentrée, ce n'est plus le mariage qui est le centre de la
famille mais l'enfant36. Le lien électif de la
conjugalité peut-être rompu dans le divorce ou la
séparation. La famille doit servir la construction identitaire de
l'individu-e et sa socialisation. Cette construction de l'identité,
François de Singly l'étudie au sein du couple quand elle
s'effectue par le/la conjoint-e dans le cadre de couples
hétérosexuels (l'identité professionnelle féminine
par exemple peut-être confirmée, valorisée ou
niée)37. Il l'étudie aussi dans le cadre de la
socialisation enfantine, quand elle s'effectue par les parents, et notamment
les pères dont les rôles se sont transformés à
partir des années quatre-vingt en devenant « partenaires de jeu
» plus que « figures d'autorité ». L'identité se
construit par et avec les autres, et devient le but ultime des relations
entretenues.
Pour Jacques Commaille et Claude Martin, l'idée de
l'individualisation dans la famille repose sur l'idée d'une famille
construite non plus en fonction des intérêts de la
société mais en fonction de ceux des individu-e-s. « La
famille n'est pas seulement une réalité construite par les
individu-e-s, elle est contrôlée et par là,
instituée par la société, elle est une
réalité socialement construite par les regards que la
société et ceux qui y exercent le pouvoir portent sur elle, et
par les usages qu'on prétend faire d'elle en référence
à la société et à ce qui est
représenté comme étant les intérêts de
celle-ci »38. Si les individu-e-s s'individualisent et
s'émancipent de leurs rôles, c'est toujours sous le regard de la
société qui contrôle cette émancipation, au travers
de liens d'interdépendance (en terme d'échange d'argents, de
biens, de services).
Ce processus n'est pas sans aller avec un processus de
démocratisation de la famille. Commaille et Martin expliquent que «
la démocratie signifie la discussion, de façon à
garantir
35 DURKHEIM Emile (1921), « La famille conjugale
», cours de 1892, Revue Philosophique, reproduit in Durkheim
Emile (1975), Texte III, Paris, Editions du Minuit, p.35-49.
36 SINGLY François de (2007), Sociologie de
la famille contemporaine, 3ème édition refondue,
Paris, Armand Colin, Collection « 128 ».
37 SINGLY François de (1996), Le soi, le
couple et la famille, Paris, Nathan.
38 COMMAILLE Jacques, MARTIN Claude (1998), Les
enjeux politiques de la famille, Paris Bayard, p.47.
la supériorité du meilleur argument sur d'autres
types de détermination de la décision »39 S'inscrire
individuellement dans ce processus de « démocratisation »
implique une conception des espaces publics et privés comme lieux
d'égalité (égalité de genre, égalité
sociale) entre individu-e-s. Les auteurs s'intéressent alors à ce
qu'ils appellent « crise de la démocratie », car
différents facteurs économiques et socioculturels,
empêchent cette inscription de tous et toutes de manière
égale dans ce processus de démocratisation.
Dans les années quatre-vingt-dix, ce sont les travaux
sur les recompositions familiales qui se développent. En 1994, alors que
la loi de 1987 impose de fixer une résidence habituelle pour l'enfant,
Gérard Neyrand étudie la résidence alternée comme
une redéfinition des rôles féminins et masculins, et comme
une solution face à la séparation de l'enfant avec le parent non
gardien (généralement le père)40 Cette pratique
a commencé bien avant la loi de 2002 (par ailleurs, les lois sont bien
souvent la résultante de pratiques sociales existantes). Si la solution
apporterait des avantages relationnels (contact avec les deux parents), elle
impliquerait également des contraintes matérielles
(proximité, nouveau logement etc.).
Irène Théry et Marie-Josèphe Dhavernas
s'intéressent à la construction du rôle du beau-parent
« à la frontière de l'amitié »41.
Elles mettent alors en lumière un paradoxe : si le beau-parent est
« ignoré du droit, [il] ne l'est pas de la justice
»42 c'est-à-dire qu'il peut être mobilisé
lors d'une enquête sociale ou d'une expertise. Pour les auteures, la
spécificité de la relation des beaux-parents aux enfants est
qu'elle est choisie et désengagée. Ces caractéristiques
l'éloignerait de la parentalité et la rapprocherait de
l'amitié. Néanmoins, le beau-parent peut parfois se substituer
à l'autre parent en cas de décès ou de rupture de contact.
Sylvie Cadolle pense, quant à elle, que nous sommes passé-e-s
d'un système dans lequel le beau-parent se substituait au parent non
gardien et prenait la place du parent à un système au sein duquel
beau-parent et parent se trouvent en concurrence43. L'enfant est
parfois plus souvent avec le nouveau conjoint de sa mère mais doit
loyauté à son père. Les liens entre parents statutaires et
enfants sont devenus indissolubles et nous irions, selon Sylvie Cadolle vers
une pluriparentalité. Par ailleurs, Claude Martin précise que les
relations entre parents
39 Idem p.59.
40 NEYRAND Gérard (1994), L'enfant face
à la séparation des parents : Une solution, la résidence
alternée, Paris, Syros.
41 THERY Irène, DHAVERNAS Marie-Josèphe
(1993), « La parenté aux frontières de l'amitié :
statut et rôle du beau-parent dans les familles recomposées
», in Meulders-Klein Marie-Thérèse, Théry
Irène (dir), Les recompositions familiales aujourd'hui, Paris,
Nathan, p.159-187.
42 Idem p.170.
43 CADOLLE Sylvie (2000), Etre parent,
être beau-parent : la recomposition de la famille, Paris, Odile
Jacob et CADOLLE Sylvie (2007), « Allons-nous vers une
pluriparentalité ? L'exemple des configurations familiales
recomposées », Recherches familiales, n°4,
p.13-24.
statutaires ne prennent pas fin avec la rupture conjugale. En
effet, parmi sa population enquêtée, 66% des parents «
maintiennent des relations avec leur ex-conjoint, mais le plus souvent (dans
près d'un cas sur deux), celles-ci sont réduites aux
décisions concernant les enfants : leur circulation entre les deux
foyers, leur suivi scolaire, les vacances etc. Dans près de 25% de ces
cas où la relation parentale est maintenue, celle-ci dépasse ce
niveau strictement fonctionnel : 166 parents gardiens (soit 16,3% de ceux qui
ont répondu à cette question) nous disent avoir des relations
tout à fait amicales avec leur ex-conjoint. La rupture complète
de la parentalité ne concerne donc qu'un cas sur trois environ.
»44
Cela signifie que ces configurations issues de recompositions,
ne sont pas un ensemble d'électrons libres autour d'un enfant qui
circule, mais qu'elles impliquent des interrelations non-seulement entre
parents et enfants mais aussi entre les parents eux/elles-mêmes
qu'ils/elles soient en couple ou non. L'identité de parent ne se
construit donc pas seulement dans le couple et avec l'enfant mais à
travers un ensemble interactionnel plus ou moins étendu.
Didier Le Gall appréhende la place de la conjointe de
la mère dans le cas de recompositions homoparentales
féminines45. Elle peut ne pas être dite comme la
conjointe de la mère auprès des enfants, ou bien devenir une
sorte de « marraine », «consultante »46. Mais
comme pour toutes les recompositions, l'enjeu est pour elle de ne pas
concurrencer la place du père non gardien. La venue d'un enfant commun
ensuite, permettrait « d'institutionnaliser » la
famille47. Mais jamais, dans les familles étudiées par
Didier Le Gall, ces belles-mères ne sont appelées la «
deuxième maman » ou « l'autre maman ».
A la fois dans un contexte de recompositions familiales et
d'homoparentalité, ces familles ont des enjeux qui ne sont donc pas tout
à fait les mêmes que dans les familles homoparentales où
deux parents de même sexe veulent se faire reconnaître comme
tel-le-s. Ces configurations vont apparaître dans les objets de recherche
sociologiques dès la fin des années quatre-vingt-dix et à
partir des débats autour du PaCS. Eric Fassin montre un renversement de
la question homosexuelle dans les sciences sociales par un questionnement des
normes, imposé par les acteurs et actrices
elles-mêmes48. Les membres de ces différentes
44 MARTIN Claude (1997), L'après-divorce :
Lien familial et vulnérabilité, Rennes, Presse Universitaire
de Rennes, p.116.
45 LE GALL Didier (2001), « Recompositions
homoparentales féminines », in Le Gall Didier, Bettahar Yamina
(dir), La pluriparentalité, Paris, Presse Universitaire de
France, p.203-242.
46 Idem p.225.
47 Idem p.230.
48 FASSIN Eric (2008), L'inversion de la question
homosexuelle (nouvelle édition augmentée), Paris,
Edition Amsterdam.
formes familiales se font reconnaître sur deux
échelles : celle de la famille et celle de la parentalité.
A l'échelle de la famille, Anne Cadoret49
montre de quelle manière les familles homoparentales se constituent
à partir de modèles déjà existants. Lorsque deux
femmes ou deux hommes ont un enfant via les Nouvelles Techniques de
Reproduction (NTR) ou via le recours à l'adoption, la famille est
homoparentale mais il n'y a que deux parents vivant au sein d'un même
foyer). En revanche, lorsqu'un couple de femmes et un couple d'hommes se
mettent en accord pour avoir un enfant dans le cadre d'une
coparentalité50, la famille est pluriparentale mais l'enfant
a une mère et un père statutaires et cette forme familiale
rappelle directement les familles recomposées.
A l'échelle de la parentalité, Virginie
Descoutures étudie la relation entre les mères lesbiennes et
leurs enfants51. Elle montre que la reconnaissance de soi ou de
l'autre comme parent dépend des représentations que l'on se fait
de l'engendrement (une femme serait mère par le fait d'être
enceinte) et/ou de la reconnaissance par la loi (la filiation et dans une
moindre mesure l'autorité parentale). Le travail parental n'est pas
nécessaire aux yeux de la loi pour être reconnu-e comme parent
quand on a adopté ou reconnu l'enfant à l'Etat Civil. Cependant,
il est tout de même un argument politique dans la création de
nouveaux statuts (parent, coparent, beau-parent). Virginie Descoutures
relève l'aspect subjectif de la notion de travail parental. Il s'agit
d'un ensemble de représentations qui assignent les parents à
certaines tâches. Ces tâches sont attribuées à la
parentalité, de manière genrée. Dans le cas des couples
lesbiens, le travail parental de la mère non statutaire est vu comme
« complémentaire » de celui de sa conjointe, selon une
division des rôles essentialisée dans le cadre de famille
hétéroparentale52. Par exemple, on le verra, la
conjointe de la mère statutaire revendique alors un rôle de
séparation entre l'enfant et sa mère, rôle que certains
courants de la psychologie reconnaissent au père. Néanmoins, la
prise de décision se fait en général par le parent
statutaire, quel que soit son sexe.
49 CADORET Anne (2000), « L'homoparentalité,
construction d'une nouvelle figure familiale. », Anthropologie et
Sociétés, vol. 24, n°3, p.39-52.
50 Terme ici, utilisé dans le sens qui lui
ai donné par l'APGL en référence à son sens
premier, partage de l'autorité parentale. Ici la coparentalité
implique statutairement le père et la mère statutaires mais aussi
dans la réalité sociale, parfois concrétisée par
une charte sans valeur juridique, les conjoint-e-s de ceux/celles-ci.
51 DESCOUTURES Virginie (2006), « De l'usage
commun de notion de parentalité », in Cadoret Anne, Gross Martine,
Mécary Caroline, Perreau Bruno (dir), Homoparentalités :
Approches scientifiques et politiques, Paris, PUF, p.211-222
52 SINGLY François de, DESCOUTURES Virginie
(2005), « La vie en famille homoparentale », in Gross Martine (dir)
Homoparentalité, Etats des lieux, Paris, Erès,
p.329-343.
La reconnaissance semble également se faire à
travers l'enfant qui reconnaît l'adulte comme son parent. Ce parent non
statutaire n'est pas forcément défini comme père ou
mère mais relativement à un autre rôle, construit proche du
parrain et de la marraine à l'exception faite qu'il/elle ne remplit pas
son rôle parental à la suite du décès des parents
mais dès l'arrivée de l'enfant.
Enfin, la reconnaissance est également
publique53 (affichage du faire-part de naissance sur le lieu de
travail par exemple).
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