2 Les témoins de la parentalité
Quand l'Etat ne reconnaît pas une forme de
parentalité, les personnes impliquées ont besoin de
témoins pour la prouver, la faire entendre comme étant une
parentalité. Les
122 MUXEL Anne, op.cit p.169.
chercheurs/ses, les enquêteurs/trices, les
étudiant-e-s comme moi font partie de ces témoins. Mais dans leur
récit, d'autres sont mobilisés. D'une part, les structures,
éléments officiels, parfois institutionnels qui d'une
manière ou d'une autre, sont mobilisées dans le discours et
parfois aussi dans les pratiques. D'autre part, l'entourage quotidien qui -
s'il est moins reconnu comme « objectif » - a pour lui le fait
d'être le témoin de la sphère privée, de
l'ordinaire, du quotidien.
2.1 Les institutions, structures, contrats comme
témoins « officiels » de la parentalité
Le Pacte Civil de Solidarité
Lisa et Véronique ont contracté un Pacte Civil
de Solidarité. Dans ce dernier, elles ont pu - comme cela est possible -
ajouter les mentions qu'elles souhaitent, notamment celles qui concernent leur
coparentalité123 :
"Article V : Quant aux enfants issu-es de cette
co-parentalité, la conclusion du PaCS devra être un
élément d'appréciation en faveur d'un éventuel
droit de visite et/ou de garde de la partenaire n'ayant pas l'autorité
parentale
Article VI : En cas de décès de l'une des
partenaires, des dispositions plus précises sont notifiées par
testament concernant les biens et la responsabilité co-parentale"
Cependant, au moment de leur séparation, Lisa ne sait
pas si son lien avec Thibault sera reconnu. Elle ne voit pas le PaCS et son
libellé mentionnant la coparentalité comme une vraie protection
et aurait-elle fait appel à un juge pour trancher ? En effet, celui-ci
n'assure aucun droit à la partenaire qui n'est pas reconnue comme
parent, et ne crée pas de filiation commune entre les conjointes. Il
s'agit seulement d'un élément d'appréciation pour le
juge.
Comme il suffit de signifier unilatéralement la rupture
du PaCS au Tribunal d'Instance qui l'a enregistré initialement, et que
de toute façon c'est un contrat privé, elle se retrouve un peu
toute seule. Non seulement il n'y a pas de statut et donc ce ne sont que des
« éléments
123 Extrait du PaCS conclu entre Lisa et sa conjointe.
d'appréciation » pour le juge, mais encore faut-il
aller voir un juge... C'est une démarche que Lisa n'a pas osé
faire, voire peut-être pas pensé faire... Car pour elle,
judiciariser, c'est sans doute déjà déclarer un peu la
guerre. Et ce qu'elle aurait obtenu à l'époque - ou pas - aurait
radicalement changé la nature des relations avec son ex-conjointe. Et
peut-être aurait-ce été invivable, elle ne le sait pas.
Faire inscrire l'existence de la coparentalité sur le
PaCS permet de simuler une reconnaissance officielle par l'institution que
représente le Tribunal d'Instance. En France où la tradition
écrite est très importante, où tout passe par les
documents papiers, parler de sa configuration décrite dans un contrat -
même privé - sert d'argument à la reconnaissance.
Par ailleurs, ni le PaCS ni le couple ne sont des
institutions, mais néanmoins, parler de la coparentalité dans le
PaCS, fait écho à la légitimation des enfants dans le
mariage qui existait encore jusqu'en juillet 2005124.
Etat Civil et
maternité
Toujours dans la même tradition écrite, Vanessa,
dans son projet de naissance, précise que Karine - en tant que personne
ayant participé à l'accouchement - sera celle qui
déclarera l'enfant à la mairie afin que son nom figure sur l'acte
de naissance en tant que déclarante125. Mais l'enfant ne
pourra être reconnu que par Vanessa et Maël. Vanessa raconte que les
sages-femmes étaient à la fois surprises et épatées
par la démarche. Elle mobilise alors deux arguments institutionnels :
l'Etat Civil (par la déclaration) et la maternité (par le projet
de naissance et en racontant la réaction des sages femmes). Ces deux
institutions ont un point en commun : elles sont spécialisées
dans les naissances et peuvent témoigner de qui est parent. L'Etat Civil
officiellement, car c'est son rôle d'attester de la filiation de chaque
individu-e sur l'acte de naissance. La maternité officieusement, par sa
proximité avec les parents au moment de la naissance. L'Etat Civil ne
reconnaîtra pas Karine comme parent. Néanmoins, Vanessa peut
mobiliser - et elle mobilise - le document officiel rédigé par
les services publiques et qui témoigne de la participation de Karine
à l'accouchement et donc à la naissance d'Antoine. En cela,
l'Etat Civil la reconnaît officiellement comme ayant eu un rôle
dans la naissance de l'enfant.
Caisse d'Allocations Familiales
124 Ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet
2005 portant sur la réforme de la filiation.
125 Article 57 du Code Civil.
Une fois Karine inscrite sur l'acte de naissance, c'est la CAF
que Vanessa mobilisera dans son discours pour faire valoir la
parentalité de Karine. Aux yeux de la CAF, Karine serait chef de
famille. Cela signifie qu'elle est responsable du dossier, qu'elle touche les
aides comme ayant l'enfant à sa charge (la CAF ne demande pas d'avoir de
lien de parenté) et par conséquent qu'elle participe à
l'entretien et l'éducation de l'enfant.
Vous assurez financièrement l'entretien et assumez la
responsabilité affective et éducative d'un enfant que vous ayez
ou non un lien de parenté avec lui, cet enfant est reconnu à
votre charge pour le versement des prestations jusqu'au mois
précédent :
- ses 20 ans
- ses 21 ans pour le complément familial et les aides au
logement.
En cas de séparation ou de divorce, n'est pas
considéré à charge au sens des prestations familiales
l'enfant pour qui vous versez une pension alimentaire.
Extrait du site de la CAF
Utiliser le terme de « chef de famille » fait aussi
écho à la place longtemps occupée par les pères
jusqu'en 1970. Comme l'Etat Civil, la CAF ne reconnaît pas Karine comme
parent, néanmoins, elle reconnaît des actes traduits socialement
comme étant parentaux (il ne suffit d'ailleurs pas de verser une pension
alimentaire pour que l'enfant soit reconnu à charge mais bien qu'il y
ait une vie quotidienne partagée, une cohabitation et un investissement
éducatif déclaré).
Les lieux d'accueil de l'enfance, l'espace
public
Quand elle et Véronique vivaient ensemble et toujours
maintenant, Lisa emmenait Thibault à la crèche, l'accompagnait
chez le médecin, lisait des livres à la bibliothèque,
toute-s deux se baladaient. Elle a rarement eu l'occasion de l'emmener à
ses activités extrascolaires, mais tout de même quelques fois
quand il allait au judo. Elle ne croit pas avoir eu l'occasion de l'emmener
à l'école, mais elle a eu chaque semaine l'occasion de le
reprendre à la sortie. Lisa adorait littéralement et elle adore
toujours aller à la sortie de l'école : l'attente
dans le lot des parents (qui parfois, comme le précise
Lisa, ne sont certainement que des nourrices ou baby-sitters), la sortie des
enfants, la joie de Thibault à courir vers elle et la retrouver, voir
les copains de Thibaut, les relations qu'ils nouent entre eux, leur type de
langage etc. Pour elle, c'est un moment social, d'abord, et tellement intime
comme des retrouvailles. Ensuite, elle et Thibault discutent de ce que tou-te-s
deux vont faire de leur temps, où se balader par exemple.
Les espaces publics - et a fortiori les lieux
d'accueil des enfants comme les crèches, garderies, écoles - sont
des lieux au sein desquels on peut rendre public sa parentalité. Si,
comme le précise Lisa, les adultes qui attendent les enfants peuvent
être des professionnel-les ; aux yeux des personnes qui les entourent qui
ne les identifient pas, ce sont des parents. Par ailleurs, derrière une
porte de classe de petite section, j'ai déjà entendu
l'enseignante dire aux enfants : « C'est l'heure des mamans !
» Parmi les « mamans » : des hommes, des pères, des
baby-sitters etc. Aller chercher l'enfant à l'école, à la
crèche, à ses activités sportives et culturelles, c'est
faire preuve de son investissement auprès de l'enfant, un investissement
traduit par la société comme étant parental. C'est aussi
avoir l'école, la crèche, les lieux d'activités comme
témoins. Le personnel nous reconnait comme étant
impliqué-e-s dans la vie de l'enfant. Par ailleurs, lorsque la justice
demande à une personne de prouver son investissement parental, on lui
demande des lettres de structures comme celle-ci - ou tout autre lieu d'accueil
- attestant qu'elle est venue chercher ou accompagner
régulièrement l'enfant126.
C'est aussi un moment particulier avec l'enfant, que l'on peut
faire valoir. Un moment où l'enfant raconte sa journée. Une
transition entre l'école, la crèche, les activités et le
retour chez soi. Après, il y a les devoirs, le diner, les jeux, le
coucher. Les échanges sont différents.
Les structures et les institutions servent souvent de
témoins à la parentalité. D'autant plus lorsqu'elles
concernent directement l'enfance et qu'un parent est censé les
rencontrer dans son parcours de parent. Vanessa mobilise la maternité,
l'Etat civil et la CAF afin de faire reconnaître Karine. Martine et Eva
mobilisent l'Université et la recherche scientifique à travers
leurs références et mon intermédiaire. Lisa mobilise
l'école et le PaCS. Témoins dits « officiels » voire
« institutionnels » et supposés objectifs quant aux
définitions concernant les familles, les parents, l'éducation.
Ces stratégies visent à compenser partiellement l'absence de
126 C'est ce que j'ai observé dans le cadre de mes
activités militantes, quand un homme de nationalité
étrangère, en instance de divorce et père d'un enfant
français, était menacé d'expulsion.
statut. Partiellement, car elles ne garantissent aucun droit
aux parents sans statut. Elles peuvent éventuellement permettre une
reconnaissance sociale.
Ces différentes actions (PaCS, CAF, Etat-civil, projet
de naissance) sont des actions politiques visant à faire de ces
témoins « officiels », des témoins politiques de ces
formes de parentalité.
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