Négocier la différence
Martine considère qu'elle n'a à intervenir que
de loin dans la relation entre George et Esteban. Elle trouve aujourd'hui
qu'Esteban n'est pas très bien traité par son père. Elle
le trouve dur et assez violent sans pour autant que cela prenne des proportions
inquiétantes. Mais en tant que mère, elle tient à lui dire
« ça, je ne suis pas d'accord ». Ensuite, il en
ferait ce qu'il veut. Ce qui est très important pour elle serait
d'être le relai. Si Esteban lui demande de dire quelque chose à
son père parce qu'il a quatre ans et qu'il ne peut pas le dire, Martine
ne se poserait aucune question, elle le dirait immédiatement. Mais entre
elle et George, elle pense qu'il et elle se sont choisi-e-s avec le coeur d'une
manière un peu excessive. Elle pense qu'elle aurait dû voir des
choses qu'elle n'a pas voulu voir à une certaine époque. Pour
elle, tant pis, c'est le père de son fils et elle fait avec. Leurs liens
sont très forts même en se voyant très peu et même si
Esteban a clairement deux familles, deux éducations, deux
manières d'aborder la vie. Elle dit qu'elle aime George et qu'elle
l'aimera toujours par le simple fait qu'il est le père de son fils.
C'est ce qu'Eva aime beaucoup dans la coparentalité :
cette double culture, double éducation. Même si George fait partie
de leur classe sociale et qu'il y a forcément des points en commun avec
elles - sinon elles ne l'auraient pas choisi - il y a des
éléments très différents entre les deux familles,
relatifs aux modes de vie, aux représentations, aux valeurs. La
politesse n'est pas la même chez George et chez elles, les règles
de vie, les loisirs, les critères « moraux » entre guillemets,
précise Eva, ne sont pas les mêmes. Les choses de la vie qu'elle
trouve importantes ne sont pas forcément les mêmes.
Jim a deux enfants également. A un moment donné,
Martine le voyait de manière idéale, un peu comme Eva,
c'est-à-dire un « deuxième parent ». Un soutien, un
autre modèle d'homme. Dans la pratique, les choses seraient moins
idéales. Selon elle, le fait que Jim ait deux enfants limiterait son
copaternage. George s'occuperait d'Esteban, Jim de ses enfants, ce serait un
peu chacun de son côté. Mais elle considère que tant pis,
ça les fait progresser. Elle considère qu'Eva
bénéficie énormément de cette progression dans sa
propre coparentalité qu'elle est en train de mettre en place. Martine
pense que même si les choses ne sont pas idéales, elles font
avec.
Elles ne feraient pas pour autant le deuil de leurs attentes,
elles iraient droit au but. L'idéal de la famille est pour Martine,
assez flou et dans le même temps, elle trouve que ce n'est pas plus mal.
Personne ne sait ce qu'Esteban va prendre chez l'un-e, chez l'autre et elle
trouve que tant mieux, c'est bien. Parce que comme ça, il aura un vaste
panel de modèles et il
fera ce qu'il voudra de sa vie, il prendra où il a
envie de prendre. C'est important pour elle qu'il ait cette
liberté-là. Martine et Eva trouvent très riche qu'il soit
élevé par plusieurs personnes différentes. Martine pense
qu'il a des choses très bien à prendre chez George et Jim alors
pour elle, tant mieux. Eva trouve que cela permet à Esteban comme
à elles de relativiser tout ce qui est d'ordre social et de la
culture.
Cette vision de l'enfant, profondément acteur de ses
choix (dans le discours tout du moins, je n'ai pas observé les
pratiques) semble être le comble de l'individualisme. Seulement, il faut
sans doute relativiser, comme Martine et Eva le font d'ailleurs
elles-mêmes, si l'enfant est incontestablement acteur, les
décisions relatives à son lieu de résidence, et aux
règles de vie - même différentes - dans ces lieux de
résidence ne relèvent pas de lui. Ce choix de modèle qui
lui est donné est valable pour un futur dans lequel il sera adulte.
Eva explique que si elles savaient qu'il y aurait des
différences de point de vue entre les deux familles, toutes n'auraient
pas été envisagées. Chacun-e ne pensait pas réagir
sur certaines choses de la manière dont ils/elles l'ont fait. Elle pense
qu'au début de leur projet, il y aurait eu un certain « flou
». Eva et Martine n'auraient pas forcément posé certaines
questions et attendu des réponses claires et précises. Elles se
seraient laissées un peu porter par leur vague d'enthousiasme. Il ya
aurait eu alors des choses sur lesquelles les parents n'étaient pas
d'accord : sur le temps passé par Esteban devant la
télévision, sur ce qu'il regarde à la
télévision, sur les fessées, sur les punitions. Mais Eva
préfère voir ces différences comme un apport, un
apprentissage de plus pour Esteban. Pour elle, il apprend des choses, à
gérer ses peurs en ne regardant pas à la télévision
ce qui l'effraie. Pour les fessées, Martine serait en train de discuter
avec George non pas pour lui imposer son point de vue mais pour l'expliquer.
George aurait dit à Esteban qu'il arrêterait de le taper.
Cependant, elles pourraient intervenir sur les choses qu'elles jugent graves,
comme des atteintes aux droits de l'enfant.
Ici, la différence est donc négociée de
manière qui pourrait être égalitaire entre les deux foyers.
Je ne peux pas évaluer l'égalité de George et Martine dans
leurs échanges auxquels je n'ai pas assistés, d'autant plus que
je n'ai pas rencontré George. Cependant, Martine et Eva ne s'autorisent
pas à faire valoir devant moi, un savoir supérieur à celui
de George, ce qui n'empêche pas qu'elles puissent penser que je leur
donne raison sur des éléments d'éducations. La «
neutralité » de l'enquêtrice trouve ses limites quand les
enquêtées deviennent elles-mêmes observatrices. J'ai en
effet rencontré Esteban à la sortie de l'école, je lui ai
parlé, j'ai « parlé » à sa poupée et je
désirais mener un entretien avec lui (que sa fatigue
a annulé). Elles ont donc pu percevoir ma propre vision
des enfants comme individu-e-s à part entière et possédant
leur parole propre.
Mais même si elles ont pu se dire que j'étais
d'accord avec elles sur certains points, cela ne signifie pas qu'elles ont
revendiqué leur opinion comme un savoir, une vérité
qu'elle pourrait légitimement imposer à George. Soit parce
qu'elles ne la considéraient tout simplement pas comme telle, soit parce
qu'elles ressentaient que ce n'était pas socialement correct.
Chez Martine, Eva, George et Jim, l'éducation est
perçue comme un ensemble d'opinions, de prises de position. Dans ce cas,
la désignation systématique de la résidence principale des
enfants chez la mère ne semble plus fondée. De même, les
débats autour des questions d'éducation ne donneraient plus
raison à un sexe mais au meilleur argument, à la meilleure
référence (souvent psychologique). C'est le principe de la
démocratisation87. Cependant, nous allons voir que ce n'est
pas si simple et que les questions de « savoirs » même chez
Martine et Eva persistent à être renvoyées du
côté du biologique, dans le contexte de leur couple dans lequel
l'une a été enceinte d'Esteban (Martine) et pas l'autre (Eva).
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