1.4 Mais où sont les hommes ?
Je n'ai pas pu rencontrer d'hommes, tout comme je n'ai pas pu
rencontrer l'ex conjointe de Vanessa. Il se trouve que comme dans toutes les
familles, l'éducation commune d'un enfant par des êtres
différents était source de conflits et que chacun et chacune se
voulait - comme tout un chacun - l'unique voix de ce conflit. Ces conflits ont,
à mes yeux, mis en évidence une difficulté sur laquelle je
me suis attardée à réfléchir en tant que jeune
chercheuse en apprentissage. Celle de l'utilisation des matériaux quand
ceux-ci portent sur la vie privée voire sur la vie intime des personnes
rencontrées.
Dans les sciences humaines et sociales, on ne manipule pas un
objet sans vie, on travaille avec des personnes. Il me semble donc important de
rappeler l'enjeu d'un récit comme celui-là.
Lors d'un récit, on cherche à donner du sens
autant à son discours qu'à son parcours. Il s'agit alors de
donner du sens à son présent tout en garantissant une
cohérence avec son passé et ses divers choix. Même avec la
volonté de se souvenir parfaitement, le passé est exprimé
au présent au moment du discours. De ce point de vue, le passé
n'est pas figé mais bien reconstruit tout au long du parcours. C'est ce
qui est bien visible ici avec Vanessa confrontée à sa rupture et
à un changement de configuration. D'une histoire de parentalité
dans laquelle elle plaçait son couple au centre, elle passe à une
histoire de parentalité sans couple, avec pour acteur et actrice adultes
principaux le père et la mère statutaires. C'est aussi ce qui se
passe pour Eva et Martine qui ont dû trouver une alternative entre leur
idéal de famille et la réalité qui s'est
présentée à elles quand elles se sont trouvées en
conflit avec le père de l'enfant. Par conséquent, comme pour
n'importe quelle situation dans laquelle on se trouve face à une
personne qui nous raconte une partie de sa vie, on ne peut pas penser avoir une
vue objective sur les évènements de son parcours. Nous n'avons
que la représentation qu'elle s'en fait, le sens qu'elle en donne et ce
qu'elle veut en montrer. Et il est possible que le lendemain, elle ne souhaite
plus en dire la même chose. Nous n'avons pas tous les
éléments du contexte d'écriture des mails (un coup de fil
de Karine la minute précédente par exemple) ni de la rencontre en
face à face (une rencontre avec le père sur le chemin juste avant
de me rencontrer par exemple). Ce sont des exemples et non la
réalité, mais qui signifient que j'ignore une grande partie du
contexte d'élocution de mes interlocutrices.
Il s'agit également de se méfier de ses propres
interprétations subjectives, relatives à notre propre vécu
d'actrice sociale, quand l'enquêté-e livre vivement ses ressentis.
« Si dans sa réflexion théorique, le chercheur peut trouver
à se rassurer sur sa capacité de mise à distance de ses
valeurs propres, de ses prénotions, dans le cadre du face à face
avec ses informateurs / informatrices, ne peut-il être renvoyé
contre lui-même à ses expériences
propres ? »72 Il s'agit donc de rester
prudent-e-s. Et de ne voir de ces récits que ce qu'on peut se permettre
d'en voir.
Mais le fait de n'avoir rencontré que des femmes n'est
pas, pour moi, un hasard. Cela reflète à mon sens, plus
largement, la féminisation d'un discours qui porte sur la famille.
C'est-à-dire qu'il est attendu des femmes qu'elles parlent de leurs
familles. De même, lorsqu'on parle famille, parentalité,
éducation des enfants, il est généralement pensé
que les mieux placées pour en parler sont les mères. Elles y sont
assignées et sont censées « savoir »73.
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