5.2.2.2 L'analyse
stratégique
L'approche stratégique '(Crozier 1977) peut servir de
cadre théorique d'analyse des politiques de ciblage dans les projets de
lutte contre la pauvreté. Elle permet de comprendre d'une part les
normes, le jeu des acteurs et d'autre part, les stratégies, le point de
vue des acteurs, leurs pratiques concrètes, leur position dans
l'arène social de façon générale et les zones
d'incertitudes, dans la mesure où elle s'étend à toutes
les formes d'action collective. Ce cadre d'analyse est comme le souligne Jean
Pierre Chauveau '(Chauveau 1996), celui qui privilégie le point de vue
des acteurs.
L'approche stratégique part du principe que l'homme est
doté d'une rationalité limitée du fait que les
informations qu'il reçoit sont incomplètes, qu'il ne peut
explorer toutes les possibilités. Aussi, l'homme ne cherche pas à
atteindre nécessairement la solution optimale, mais tend à se
satisfaire d'une solution capable de procurer une satisfaction en rapport avec
son niveau d'information du moment. L'analyse du processus de décision
montre que l'individu est limité à travers les moyens qu'il met
lui-même en place, que les informations toujours incomplètes lui
parviennent de manière séquentielle et que la décision
vient des incertitudes.
Ainsi, l'étude des stratégies de ciblage dans
les projets de lutte contre la pauvreté revêt une importance pour
la compréhension de l'action des organismes de soutien sur la
réduction de la pauvreté en Côte d'Ivoire. Car toute
structure d'appui engagée dans les relations avec les bailleurs de fonds
dispose d'un `'cerveau'' et d'une marge de liberté (servir les
populations vulnérables ou non) qui la rendent capable de choisir la
stratégie à ses yeux la plus apte à servir son projet
(obtenir un financement). Subséquemment, il est rationnel de servir les
populations bénéficiaires lorsque cette activité (ciblage)
conditionne l'obtention du financement et il est également rationnel de
ne pas servir les populations bénéficiaires si la politique de
ciblage à exécuter n'améliore en rien les chances
d'obtenir un financement.
Une telle décision est rationnelle en ce sens qu'elle
est basée sur le calcul des chances de gain (obtention de financement)
en fonction des atouts (aptitudes à réduire la pauvreté),
des règles du jeu (domaines et critères de financement des
bailleurs de fonds) et de l'intérêt porté à l'enjeu
(Campenhoudt and Quivy 2006).
L'approche stratégique des acteurs se fonde par
ailleurs sur la notion de « champ » '(Bourdieu 1994)
entendu comme arène de confrontation de logique d'acteurs et
d'institutions. Pour Moore S.F le champ social est un champ semi-autonome dans
la mesure où le fait social est à la fois le produit de
règles, coutumes et normes internes à un champ bien
délimité et des règles, normes ou décisions
politiques au niveau national et international. Elle disait à
propos : «The semi-autonomous social field has rule making
capacities, and the means to induce and coerce compliance, but it is
simultaneously set in a larger social matrix which can, and does effect and
invalid it » (Moore 2000). L'approche de Moore permet d'analyser
les politiques de ciblage dans les projets de lutte contre la pauvreté
non pas comme une entité isolée mais faisant partie d'un ensemble
complexe de décision d'acteurs, d'institutions en interaction
permanente. Les politiques de ciblage apparaissent donc comme un champ de force
où les acteurs expriment des logiques et des intérêts
contradictoires mais aussi où différentes instances se retrouvent
et interagissent. Cette analyse a permis de percevoir les normes et principes
qui devraient prévaloir dans les politiques de ciblage. Normes qui sont
très souvent fluctuantes faces aux différentes variations des
données du terrain.
L'analyse stratégique a permis également
d'identifier dans la conduite du ciblage, les éléments
susceptibles d'expliquer le déphasage entre le recours accru aux
politiques de ciblage et les écarts constatés dans leur mise en
oeuvre effective. Les politiques de ciblage apparaissent comme l'expression
d'un ensemble de stratégies rationnelles qui concourent, outre la
réduction des risques, à l'accroissement des chances de
succès des projets de réduction de la pauvreté en
Côte d'Ivoire. Par conséquent, les conduites des acteurs doivent
être comprises comme des tentatives d'ajustement entre objectifs
organisationnels et visés propres dans l'optique d'un changement.
Par ailleurs, la sociologie de l'expérience
proposée par Dubet pourrait constituer un cadre d'analyse pour l'action
sociale (Dubet 1994). Pour cette théorie, les acteurs sont
déterminés par plusieurs logiques d'action et composent leur
expérience en articulant ces logiques en fonction de situations
définies comme autant d'épreuves leur permettant de construire
une identité et une action maîtrisées. Dans cette
théorie, une priorité est accordée aux points de vue des
acteurs car il n'est de conduite sociale qu'interpréter par les acteurs
eux-mêmes. Ceux-ci ne cessent de s'expliquer, de se justifier
étant donné qu'elle (la théorie) a pour objet de rendre
compte de la subjectivité des acteurs ; c'est-à-dire
révéler la conscience qu'ils ont du monde et d'eux-mêmes.
L'approche de la sociologie de l'expérience de l'action humanitaire dans
le cadre de ce mémoire prend ainsi en considération le point de
vue des acteurs dans l'analyse des situations investiguées. Ces
situations sont traitées comme des moments de l'évolution des
politiques de ciblage dans l'action humanitaire de CARE. Dans cette
perspective, l'objet de notre travail sociologique est d'expliquer et de
comprendre comment s'organisent les expériences des gestionnaires et des
bénéficiaires des projets CARE. Comment se présentent les
situations d'écart. Comment se résolvent concrètement les
contraintes qui se posent aux acteurs lors de la mise en oeuvre des politiques
de ciblage : en d'autres termes, comment les acteurs s'y prennent pour conduire
l'identification et la sélection des bénéficiaires des
projets.
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