L'héritage leibnizien dans la cosmologie d'A.N. Whitehead( Télécharger le fichier original )par Siham EL Fettahi Université Paris 1 Panthéon Sorbonne - Master de Philosophie 2011 |
3.3 Leibniz et Whitehead, des métaphysiciens, des modélisateurs pour la physique quantique?La physique classique (mécanique classique newtonienne, électromagnétisme maxwellien et thermodynamique) a longtemps décrit notre monde de manière déterministe et localement causale. Le monde est constitué d'objets possédants des propriétés propres (la substance en tant que support des qualités) et qui se situent dans un espace temps absolu. Puis, des faits expérimentaux tels que le corps noir et l'effet photoélectrique ne sont plus expliqués par les principes de la physique classique. La théorie des quantas, exposée par Max Planck et la théorie des particules de lumière (futurs photons) proposée par Einstein pour résoudre ces problèmes expérimentaux, bouleversent la vision classique et signe l'acte de naissance de la physique moderne et de la mécanique quantique. Effectivement, les ondes et les particules vont se confondre, la lumière n'est plus décrite uniquement en termes d'ondes mais aussi en termes de corpuscules (la lumière est une onde constitué de tas de petits quantas, les photons) et l'atome n'est plus expliqué uniquement en termes de corpuscules mais aussi en termes d'ondes (l'électron est un corpuscule, une particule mais il a un comportement ondulatoire.). Cette dualité onde corpuscule sera démontrée par divers expériences notamment celle de Davidsson-Germer qui confirmera la théorie de Louis De Broglie stipulant que toute particule en mouvement a un comportement ondulatoire (émission de photons par l'électron). Les électrons peuvent se comporter soit comme des particules soit comme des ondes et la mesure ne permet pas de prédire le comportement des électrons puisque mesurer, perturbe et oriente le comportement de l'électron (effectivement, les moyens d'observation diffuse une infime projection de matière, des photons qui vont perturber le comportement des électrons observés), pour saisir et prédire le comportement des électrons observés, on va basculer dans le monde des probabilités. Dès lors, la physique quantique va décrire le monde de manière simplement prédictive, probabiliste, indéterministe et holiste. On ne parle plus d'objets mais d'états quantiques (fonction ou vecteur d'état), la localisation est élargie, il y a action à distance et une non localisation. Le principe d'incertitude de Heisenberg, l'effet tunnel de Gamow, le principe de superposition de Schrödinger, l'intrication quantique, la non séparabilité, autant de constatations expérimentales qui de par leur étrangeté bouleversent le sens commun et nos modes de raisonnement classiques. C'est un large boulevard qui s'ouvre à la philosophie. Après cette brève schématisation du passage de la mécanique classique vers la mécanique quantique, nous allons voir à présent comment Whitehead offre un cadre, des schèmes de pensée sur lequel peut s'appuyer la physique quantique. Nous verrons aussi comment les intuitions fabuleuses de Leibniz font de lui un philosophe visionnaire qui eut une influence certaine sur Whitehead. En effet, Whitehead critique la conception traditionnelle substance-qualités et rejette le cadre spatio-temporel absolu (il adhère aux thèses relativistes de son contemporain Einstein). Il remplace l'ontologie de l'être par l'ontologie relationnelle, il développe les idées de devenir auto-créatif, de pôle mental, de potentialités, autant de notions qui viennent conceptualiser les constatations expérimentales de la physique quantique. En effet, Whitehead part de l'expérience pour ériger des concepts et cette méthodologie fait en sorte que Whitehead parle le même langage que la physique quantique : les événements, les entités, les nexus, les préhensions, le devenir, le subjective aim etc. Afin de saisir de quelle manière la philosophie de Whitehead s'accommode à la physique quantique, analysons les concepts fondamentaux de cette discipline. La dualité onde-particule pose un problème conceptuel de premier ordre, les objets physiques ne sont à proprement parler ni des ondes ni des particules, c'est autre chose, mais quoi donc ? Effectivement, La frontière classique entre onde et particule est tombée, Einstein a montré que l'énergie peut se transformer en matière (la matière étant la condensation de vaste quantité d'énergie) et De Broglie que la matière peut émettre de l'énergie, dès lors, il devient difficile de définir ce qu'est un objet physique. Prenons l'exemple de l'électron : FIGURE 4 : Mais alors qu'est ce que l'électron, une onde, une particule ? Ni l'un, ni l'autre ou les deux à la fois ? C'est là que les considérations du philosophe Whitehead peuvent être intéressantes. Il est inutile de chercher à comprendre l'essence de l'électron, quel est son être car il ne faut plus l'envisager comme une substance mais comme un événement. L'électron est un événement, un point espace-temps, c'est une entité actuelle « bouffées d'existence » qui ne durent pas, les objets physiques (électron, photon, proton, neutron etc.) sont des particules cosmiques éphémères, elles naissent, se réalisent par préhension et disparaissent. Quand il y a permanence, on parle alors de nexus (cellule, molécule, atome etc.). Les particules-événements interagissent entre elles, expérimentent ici et là, elles s'étendent les unes sur les autres (principe d'extension) et finissent par former une figure déterminée et unifiée. Le principe d'extension est essentiel car c'est ce qui permet d'intégrer de la continuité dans la discontinuité, si l'univers est constitué de particule-événement avec leur trajectoire propre (discontinuité), le principe d'extension va donner une certaine cohérence et unifier les trajectoires personnelles dans le tout (continuité). La multiplicité se fond dans l'unité, Whitehead hérite cela de Leibniz. En effet Leibniz est celui qui concilie le discontinu avec le continu. Avec le principe d'individualité, il fonde le monde ouvert à l'infiniment petit autant mathématiquement que philosophiquement, derrière la masse apparente, il y a les individualités, c'est le discontinu. Cette découverte va contribuer à permettre à la science de l'époque de prendre un élan considérable et c'est en cela que l'on peut dire que l'influence de Leibniz sur la science moderne est incontestable. Mais il ne s'arrête pas là puisqu'il voit la nécessité de concilier le discontinu avec le continu, il développera alors le principe de continuité qui garantit que dans une série, chaque position intermédiaire est occupée, c'est-à-dire que entre deux positions, il y a toujours une série intermédiaire qui garantit le passage de l'un à l'autre, autrement dit il n y a pas de vide, tout passage a lieu par degrés. C'est la célèbre formule de Leibniz : « la nature ne fait pas de sauts ». Or la loi de continuité ainsi décrite par Leibniz est rejetée par la physique quantique, effectivement, Niel Bohr démontre que le vide existe bel et bien dans la nature, l'atome est constitué d'électrons, d'un noyau et de vide, l'électron passe d'une orbite à l'autre par des sauts quantiques. La physique quantique repose sur la discontinuité, or il est nécessaire de parvenir à concilier le continu avec le discontinu comme l'avait pressenti Leibniz pour permettre à la physique quantique d'être cohérente. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l'anachronisme, l'univers conceptuel de Leibniz est différent de celui proposé par la physique quantique même si une idée comme le panpsychisme (les plus infimes parties de l'univers ont une nature psychique) se révèle être un concept utile pour appréhender les phénomènes quantiques. Whitehead quant à lui tente la conciliation du continu et du discontinu en concevant l'univers comme ce réceptacle platonicien constitué de relations conjonctives et disjonctives s'incluant les unes dans les autres. Second précepte quantique ; le principe d'incertitude de Heisenberg. Il stipule qu'il est impossible de connaître à la fois la position et la vitesse d'une particule. Pour saisir ce principe, il ne faut pas penser la particule comme un objet corpusculaire. La particule est un objet quantique ayant une certaine extension dans l'espace et une certaine durée de vie en temps, elle est représentée alors non plus par un ensemble de valeurs scalaires (position, vitesse) mais par une fonction d'onde décrivant sa distribution spatiale. Cette conception renverse la vision classique de la localisation dans l'espace-temps. Whitehead comme on l'a vu précédemment dans le mémoire met fin à la notion classique de localisation dans l'espace, il remplace la trajectoire par « la probabilité de présence », l'électron est « quelque part » dans une certaine région qui occupe un petit volume défini par l'onde de probabilité qui lui est associé. Cette définition de Whitehead concorde parfaitement avec la définition de la fonction d'onde quantique comme probabilité de la présence d'une particule dans un variable espace-temps. La notion de région chez Whitehead est essentielle, la région peut englober diverses sociétés, société électromagnétique, moléculaire, cellulaire, protonique, électronique etc. Les lois de la nature marquent certaines régions et d'autres pas. Ainsi, il y a des régions où s'imposent les lois des la physique classique et les lois de la physique quantique. Le monde est alors constitué de strates de réalités, de régions différentes avec leurs propres lois (quantique, biologique, classique). Passons au principe de superposition de Schrödinger, Etienne Klein résume parfaitement ce principe dans son livre « La physique quantique »89(*) : I (a + b) (aA + bB) FIGURE 5 : Ce principe suppose que théoriquement, deux états quantiques partiels évoluent chacun dans deux univers indépendants. La particule peut être dans deux endroits. Si l'on reprend la métaphore du Chat de Schrödinger, tant que il n y a pas eu de mesure, tant que l'on n'ouvre pas la boîte, le chat est à la fois mort et vivant. Il y a donc deux degrés de réalités, l'espace abstrait où évoluent les vecteurs d'états et l'espace physique où se déroulent les phénomènes. Avec la mesure, tout les possibles s'anéantissent sauf un. C'est ce que l'on nomme « le flou quantique », c'est cette indétermination, cette superposition dans un espace abstrait, ce mélange a+b qui ne peut être brisé que par la mesure. C'est uniquement lorsqu'il y aura mesure, qu'il y aura décision et probabilité qu'il y ait tel ou tel résultat mais tant que la mesure n'est pas faite, ni l'état interne, ni la localisation de la particule, ne sont définis. Le monde quantique est donc un monde théoriquement imprévisible car il n'y a pas de facteur de détermination ou alors il y aurait un variable caché qui expliquerait la détermination mais que l'on ne connait pas encore. La physique quantique serait incomplète. Whitehead avec le panpsychisme qu'il reprend à Leibniz rend compte de cette bizarrerie quantique. Leibniz est le premier à considérer la monade, cette unité ultime de l'univers, comme une unité psychique doté de conscience et de perception, il lui attribue une force primitive, l'entéléchie à l'origine de l'appétition qui permet le développement interne. Cette conception va se révéler clairvoyante, elle attribue à la matière, une capacité mentale, une capacité d'organisation à l'origine du changement. Whitehead reprend cette idée et l'actualise pour la conformer à la physique moderne ; toute entité a un pôle mental, elle est dotée d'entéléchie, de capacité de décision. La particule a face à elle divers possibilités et rien ne la détermine à l'une ou à l'autre, c'est par le mécanisme de préhension, qu'elle finit par décider le chemin qu'elle va emprunter. Marc de Lacoste Lareymondie 90(*) explique que ce présupposé peut être intégré dans la mécanique quantique et que d'ailleurs, elle le contient déjà même un peu, il peut faire sortir d'une impasse physicaliste qui a dominé en science. Effectivement, le principe de superposition s'explique selon Marc de Lacoste Lareymondie par le principe de relativité avancé par Whitehead : chaque entité a la potentialité d'être un élément dans une concrescence réelle de plusieurs entités pour former une seule entité. Autrement dit, une pluralité de potentialités d'entités en diversité disjonctives, par le phénomène de préhension acquièrent l'unité réelle de l'entité actuelle unique. L'entité actuelle unique est un nexus et c'est la mesure qui entraîne son unité, cette dernière dure un tant avant de disparaître. Autre loi quantique, le principe d'intrication. La vision classique considère qu'un objet est une unité localisée à tel endroit de l'espace sur lequel il n y a aucune influence. Autrement dit, l'effet d'un objet sur l'autre décroit avec la distance jusqu'à ne plus l'influencer. Or cette vision est contredite par la mécanique quantique. Deux états quantiques séparés par de grandes distances spatiales ne sont pas indépendants, ils sont intriqués, c'est-à-dire que il y a des corrélations entre les propriétés physiques observées des deux systèmes. C'est la non-séparabilité quantique, l'état d'un objet quantique va correspondre à un autre objet quantique séparé par une longue distance. Dès lors, soit il y a information transmise à la vitesse de la lumière entre les deux objets mais cette explication n'est pas suffisante car la corrélation des deux états se fait instantanément, soit ils sont reliés intrinsèquement et il faut les considérer comme un système unique. Marc de Lacoste Lareymondie expliquent que les particules corrélées constituent un ensemble d'occasions actuelles, nexus ou événement, qui répond à des caractéristiques : Tout ensemble d'occasions actuelles implique une unité en raison de l'immanence mutuelle des occasions. Dans la mesure où elles sont unies, les occasions exercent les unes sur les autres une contrainte mutuelle. Enfin, abordons la question de l'identité et du principe des indiscernables. Leibniz considère que deux substances ne se ressemblent jamais entièrement, il y a toujours des différences intrinsèques autrement deux êtres rigoureusement identiques ne feraient qu'un. Dès lors, il n y a pas un objet au monde qui soit semblable intrinsèquement à une autre, tout ce qui est réel est différent, c'est ce qui fait la variété et la singularité. Or, ce principe leibnizien qui a longtemps dominé est remis en cause par la physique quantique, il existe des particules indiscernables, identiques que l'on ne peut différencier même théoriquement. Mais cela pose le problème de l'identité propre de ces particules indiscernables, si deux particules sont identiques alors elles sont une seule et même entité. Or, il existe des cas où N particules peuvent être strictement dans le même état (condensat de Bose-Einstein) sans qu'on ait affaire pour autant à une seule et unique entité. C'est un véritable paradoxe. Les systèmes quantiques ne sont pas des individus identifiables. Il n'existe donc pas d'individualité à l'échelle quantique. La physique quantique bouleverse le sens commun et le mode de raisonnement classique. Whitehead part de l'observation et produit des schèmes capables d'interpréter les données expérimentales mais cette attitude est-elle réellement fructueuse ? Conformer les schèmes à l'observation sans apporter une clé de compréhension inédite capable d'unifier et clarifier la pensée quantique, est-ce utile ? On revient à la controverse Bohr-Einstein. Einstein reconnait l'utilité pratique de la mécanique quantique mais il nie qu'elle dépeigne les structures intimes du réel. Einstein considérait donc que la physique quantique était incomplète et qu'il restait quelque chose à découvrir. Niel Bohr se garde d'évoquer la réalité intime des choses. On ne peut comprendre le comportement des particules qu'avec leur interaction avec les appareils de mesure. La théorie ne doit décrire que les phénomènes qui incluent le contexte expérimental qui les fait se manifester. La physique quantique le fait parfaitement et c'est ce qui est important, nul besoin de sonder la réalité. La physique quantique est complète, il n'y a pas à s'embarrasser de considérations au sujet de la réalité objective. La position d'Einstein considère la physique quantique comme incomplète, il nous manque des données pour comprendre comment le monde est déterminé. Cette vision se rapproche davantage des doctrines classiques comme celle de Leibniz qui conçoit un monde déterminé, régit par le principe de raison suffisante plutôt que par le hasard. La position de Bohr considère la physique quantique comme complète car elle rend compte de phénomènes qui sont indéterminés, hasardeux, probabilistes. La description est juste, il n y a rien à découvrir d'autre. Cette vision se rapproche de la doctrine whiteheadienne qui dépeint un monde indéterminé, basé sur les potentialités, un univers en essai. Finalement, c'est le point de vue de Bohr qui a triomphé, l'expérimentation a appuyé la non-séparabilité quantique plutôt que la localisation à variable caché mais la discussion est loin d'être close, les certitudes d'aujourd'hui peuvent rapidement être balayées par les découvertes de demain, la science physique évolue et remet sans cesse en question les dogmes solidement établis. * 89 E. Klein. La physique quantique. Flammarion. 1996. France * 90 Une philosophie pour la physique quantique, Marc Lacoste Lareymondie, L'harmattan, 2006, France, Paris. |
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