TABLE DES
MATIERES
INTRODUCTION
1. WHITEHEAD REHABILITE LES THEMES CENTRAUX DU
LEIBNIZIANNISME .
1.1 Whitehead successeur de
Leibniz
1.1.1 Historique
1.1.2 De la Characteristica Universalis au Principia
Mathematica
1.1.3 De l'importance de la
métaphysique
1.1.4 De l'importance de l'esthétique et du
principe d'harmonie
1.1.5 De la conciliation de la religion avec la
science
1.2 Le modèle dynamique
1.2.1 La critique du mécanisme cartésien
et de la géométrisation du monde
1.2.2 Le concept aristotélicien
d'entéléchie chez Leibniz et Whitehead
1.2.3 Un univers en mouvement : procès et
métamorphose
1.3 La philosophie organique : une monadologie
?
1.3.1 le mentalisme (panpsychisme et
panexperientialisme)
1.3.2 Atomisation et individuation du réel
(monades et entités actuelles)
1.3.3 Les objets
éternels
1.3.4 Préhension et
perception
1.3.5 Forme subjective, subjective aim et
appétition
1.3.6 Perspectives, interconnexions et
entre-expressions
1.4 Conclusion générale
2. WHITEHEAD ACTUALISE ET SE REAPPROPRIE
LEIBNIZ
2.1 Fin de l'isolation des monades :
l'ouverture et la rencontre avec l'extérieur
2.1.1 Désubstantialisation du
monde
2.1.2 relations externes versus relations
internes
2.2 Ouverture et réalisme
spatio-temporelle
2.2.1 L'espace
2.2.2 Le temps
2.3 Dieu et le monde
2.3.1 Deus in et cum machina versus
Deus ex machina
2.3.2 Critique du contrôle déterministe
divin et défense du self-creative ou self-process
des entités individuelles: la reconquête de la liberté par
Whitehead
2.3.3 La question du mal
2.4 Conclusion générale
3. COSMOLOGIE D'AN WHITEHEAD ET G.W LEIBNIZ :
RUPTURE DES SYSTEMES MAIS CONVERGEANCE DES MODELES.
3.1 Système de Whitehead : un monde ouvert,
en essai (évolutionnisme)
3.2 Système de Leibniz : un monde
ficelé, en développement (préformationnisme)
3.3 Leibniz et Whitehead, des
métaphysiciens, des modélisateurs pour la physique
quantique?
CONCLUSION
LISTE DES ILLUSTRATIONS
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
Whitehead est un philosophe reconstructiviste. Sa critique
moderne du réductionnisme matérialiste, sa critique du
sensualisme exacerbé en science et son entreprise rationnelle de
reconstruction (la philosophie spéculative) justifie cette
catégorisation.
« La philosophie spéculative est une
tentative de forger un système d'idées cohérent, logique
et nécessaire dans les termes duquel chaque élément de
notre expérience puisse être interprété »
1(*)
La philosophie spéculative s'appuie sur
l'expérience et la raison, l'importance qu'elle accorde à ce
dernier critère lui vaut d'ailleurs d'être
considérée comme une « curiosité
intellectuelle ». D'autant plus que la philosophie spéculative
se situe aux antipodes d'une philosophie qui se limiterait au positivisme
scientifique, à la phénoménologie ou à l'analyse du
langage. Et c'est bien cette rupture avec
« l'antirationalisme » moderne et postmoderne que
revendique Whitehead.
J.B. Cobb Jr 2(*) note que Whitehead considère son époque
comme celle de nouveaux débuts, aussi radicaux que ceux qui ont
marqué la transition entre le monde médiéval et le monde
moderne. Selon l'interprétation de Whitehead, les mouvements
philosophiques procèdent souvent en deux temps. Il y a le génie
qui inaugure le mouvement et le systématicien qui le suit. En relation
avec William James, il semble s'être attribué ce dernier
rôle. De la même manière que Leibniz fut le continuateur de
Descartes, Whitehead s'estime être le continuateur de James et
prétend construire un nouveau monde. En effet, le postmodernisme
whiteheadien exige la reconstruction du savoir et pour cela il dépasse
une philosophie qui reposerait uniquement sur le versant
épistémologique (comme c'est le cas dans le contexte moderne).
L'ontologie et la métaphysique sont considérés comme
primordiales et essentiels pour le philosophe anglo-saxon.
Whitehead reste très critique envers les conceptions
modernes, il considère qu'un antirationalisme philosophique sous jacent,
débute avec l'époque moderne (c'est-à-dire l'abandon de la
recherche des raisons premières dans la connaissance de la nature), se
poursuit avec Hume et Kant et finit par être porté par le
postmodernisme dans un degré encore plus radical (Nietzsche, Heidegger
etc.). C'est cet antirationalisme qui a mené à ce problème
majeur, celui de la division du réel en deux mondes distincts :
celui de l'esprit et celui de la matière. Une telle bifurcation
dénature et compartimente la réalité. Or toutes les choses
sont interconnectées et liées. A.N. Whitehead est un rationaliste
et un conciliateur, il entreprend l'unification du réel et lutte contre
la division artificielle en introduisant des schèmes rationnels et
généraux. Avant même d'évoquer plus loin, le lien
entre Whitehead et Leibniz, on peut déjà ici, constater la
commune aspiration qui les lie. En effet, Leibniz fut le premier à
considérer que la catégorisation et les divisions étaient
artificielles car elles sont établies par les hommes, la
réalité et le savoir sont un, tout est uni et lié dans une
réalité qui a la même source : la raison universelle
de Dieu. Il y a donc chez Whitehead, le même souci leibnizien d'unifier
les sciences et de concilier les savoirs.
L'importance que Whitehead accorde à la raison,
à la métaphysique (retour à la recherche des raisons
premières dans la connaissance de la nature) et aux sciences naturelles
en font un philosophe critique mais proche de la pensée du
XVIIème siècle.
Le penseur du XVIIème siècle dont Whitehead est
le plus proche est d'ailleurs sans aucun doute Leibniz. En effet, A.N.
Whitehead fut influencé par plusieurs philosophes (Platon, Aristote,
Alexander, Bergson, James etc.) mais G.W. Leibniz est celui qui eut une
influence capitale sur sa pensée, si bien que Deleuze dans le
Pli 3(*) fait de
Whitehead le successeur moderne de Leibniz. Effectivement, on
décèle aisément dans la cosmologie de Whitehead, les
traces de l'héritage leibnizien.
Cela dit, quels sont les idées que Whitehead emprunte
à Leibniz ? Qu'est ce qui rapproche les deux philosophes et nous
permet d'affirmer que Whitehead est le digne successeur de Leibniz ? Et
comment Whitehead utilise les concepts leibniziens pour asseoir ses positions
et développer ses propres thèses ?
C'est ce que ce mémoire va entreprendre
d'étudier en cherchant à saisir comment Whitehead intègre
les thèmes centraux de la philosophie leibnizienne et forme
simultanément en s'inspirant des grandes idées de son
époque, une cosmologie inédite, résolument moderne qui a
su tirer parti du génie de Leibniz tout en l'actualisant et se le
réappropriant. Ensuite, il peut être intéressant de
s'aventurer à penser qu'à travers Whitehead et son influence
possible sur la physique quantique, c'est la perspicacité et la
clairvoyance de Leibniz qui a fini par briller. Cette étude pourrait
présenter l'avantage de clarifier et étudier comment les
idées des uns et des autres se meuvent au sein d'une riche histoire de
la philosophie dans laquelle, Whitehead le premier, a puisé pour faire
évoluer sa pensée.
La démonstration sera la suivante : la cosmologie
de Whitehead s'inspire et remet au goût du jour les grandes lignes de la
pensée de Leibniz et c'est en cela qu'il est son successeur direct. Mais
il faut rappeler que la philosophie de Whitehead est ancré dans un
contexte culturel qui prend racine dans des idées postmodernes, celle de
l'ouverture spatiale (Cues et Bruno), celle de l'ouverture temporelle (Spencer
et Darwin) et celle de l'ouverture conscientielle (Myers et Freud) 4(*). La logique contemporaine, le
souci de réalisme et les idées postmodernes distancieront
Whitehead de Leibniz. Le métaphysicien anglais
réinterprétera et actualisera Leibniz pour produire une
cosmologie inédite, applicable à notre monde moderne. Et si
finalement, les systèmes de Whitehead et de Leibniz différent
à priori, au fond ils sont très proches et représentent de
bons modèles pour la physique quantique qui constitue un formidable
changement de paradigme au niveau ontologique.
1. WHITEHEAD REHABILITE LES THEMES CENTRAUX DU
LEIBNIZIANNISME .
1.1 Whitehead successeur de
Leibniz
1.1.1 Historique
Alfred North Whitehead, mathématicien, logicien et
philosophe britannique, naquit en 1861 à Ramsgate, Kent en Angleterre et
décède le 30 décembre 1947 à Cambridge au
Masachusetts, Etats Unis.5(*) Fils d'un maître d'école devenu pasteur,
il fut scolarisé à la maison jusqu'à l'âge de 14
ans, c'était un élève brillant. Il fit ses études
de mathématique à Cambridge où il obtint son fellowship en
1885 avec une thèse sur Maxwell.
Sa vie intellectuelle se décrit comme ayant eu trois
phases distinctes: Il fut mathématicien et logicien à Trinity de
1884 à 1910, philosophe des sciences à Londres de 1910 à
1924, puis métaphysicien à Harvard à partir de 1924.
En mathématiques, Whitehead étendit la
portée des procédures algébriques Treatise on
universal Algebra de 1898 et en collaboration avec Bertrand Russell, il
écrivit Principia Mathematica, un monument dans l'étude
de la logique. La formation mathématique est commune à Whitehead
et Leibniz. Effectivement, à l'université, Leibniz étudie
la philosophie, les mathématiques et le droit. D'ailleurs, G.W Leibniz
fut un grand mathématicien, il publie dès 1684 dans
les Acta eruditorum de Leipzig sa Nova Methodus pro
minimis et maximis, c'est à dire son
calcul
différentiel à l'origine d'un grand bouleversement dans la
pensée scientifique occidentale. Chez Leibniz et Whitehead la
compétence mathématique conjuguée à
l'érudition philosophique donne à leur système
métaphysique une teinte particulière : leur
métaphysique revêt un caractère logique, cohérent,
rigoureux. La construction de la pensée philosophique de Whitehead
s'articule autour de sa passion pour les mathématiques associée
à un fervent esprit religieux, c'est en cela que sa métaphysique
est proche de celle de Leibniz (Dieu est intégré dans un
système métaphysique qui se base en partie sur un formalisme
logico-mathématique.).
De plus, Leibniz, à l'âge de quinze ans
découvre les modernes ; Kepler, Galilée, Descartes, Bacon,
Hobbes, Campanella... Il apprend l'importance de la logique, le souci de
l'expérience et forge le mécanisme. Il veut concilier Aristote
aux modernes. Whitehead comme Leibniz s'intéresse aux travaux des
physiciens de son époque (Einstein, Max Planck, Bohr,
Schrödinger...), comme Leibniz, il tient compte de l'expérience et
de la logique et cela influencera sa manière de penser en
métaphysique. Ainsi, Il se différencie de beaucoup de philosophes
contemporains, certes, brillants et créatifs mais pas toujours soucieux
d'allier raison et expérience.
En philosophie des sciences et de l'éducation,
Whitehead rédigea son ouvrage the organization of thought
educational and scientific en 1917. En métaphysique, il
réfléchit sur l'inter-relation essentielle entre la
matière, l'espace et le temps. C'est également le cas de Leibniz
, pendant ses dernières années; Leibniz, dans des lettres
à plusieurs savants, reprend quelques points importants de son
système; avec le P. des Bosses, il traite de la
monade, de la
matière, du corps
et de la
substance corporelle;
avec
Bourguet, de la
perception et de
la perfection croissante des créatures; avec
Clarke, de
Dieu, de l'
espace et du
temps.
Whitehead accorde une importance primordiale à la
métaphysique, il s'intéresse aux raisons premières dans la
connaissance de la nature : The Concept of Nature (1920), The
Principle of Relativity (1922), Science and the Modern World
(1925), Symbolism (1927), Process and Reality (1929) et
Adventure of Ideas (1933) sont les ouvrages majeurs de sa
période philosophique.
Process and Reality, son essai de cosmologie,
constitue le couronnement de son système métaphysique. A.N
Whitehead avec Bertrand Russell, W.O Quine et bien d'autres est
considéré comme l'un des pères de la philosophie
analytique.
Leibniz accorde également une grande importance
à la métaphysique : En
philosophie, il
développe, fixe et systématise ses idées dans une
série :Meditationes de cognitione, veritate et
ideis (1684); De Primae Philosophiae emendatione et de notione
substantiae (1694); le Système nouveau de la nature et de
la communication des substances (1695); enfin un traité sur la
nature, De Ipso
Natura sive de vi insita actionibusque creaturarum (1698), une suite
de
lettres à
Basnage (1698), à Hoffmann (1699), etc., divers opuscules de 1705, 1707,
1710, et surtout les Nouveaux Essais sur l'entendement humain en
réponse à l'Essai de
Locke publié en
1765. Ensuite, les Essais de théodicée sur la
bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal.
Les derniers ouvrages de
Leibniz,
la Monadologie (1714) et les Principes de la nature
et de la grâce (1714) sont des résumés de sa
philosophie.
Whitehead dans Procès et Réalité
produit une cosmologie qui s'inspire directement de La Monadologie,
du Système nouveau de la nature et de la communication des
substances et des Essais de théodicée sur la
bonté de Dieu, la liberté de l'homme et l'origine du mal de
Leibniz.
Au-delà des intérêts communs pour les
mathématiques, les sciences naturelles, la métaphysique,
Whitehead, fervent protestant partage avec Leibniz le même souhait de
concilier la religion avec la science, l'esprit religieux qui anime les deux
philosophes justifie et finalise leurs systèmes philosophiques
respectifs.
Enfin, Whitehead fut un philosophe qui étendit son
savoir à divers disciplines (philosophie, mathématiques,
physique, poésie, arts etc.) mais l'on ne peut le comparer à
Leibniz et son érudition sans pareille. Gottfried Wilhelm
(1er juillet 1646-14 novembre 1716) est issu d'un père
jurisconsulte et professeur de morale et d'une mère savante, professeur
de droit. Esprit lumineux et universel, durant sa vie, il exercera plusieurs
fonctions ; philosophe, mathématicien, logicien, diplomate,
juriste, bibliothécaire et philologue. Leibniz est précoce,
à l'âge de huit ans, il apprend seul le latin puis le grec
à douze ans. C'est un autodidacte, dès son plus jeune âge,
il dévore les ouvrages de la bibliothèque de son
père : histoire, théologie scolastique (Laurent Valla,
Luther, Suarez, Fonseca...) et philosophie (Platon, Plotin, la logique
d'Aristote).
Il voyage énormément. En 1672,
Leibniz va à
Paris. Il profite de ce séjour pour voir plusieurs personnages illustres
du temps :
Huygens,
Pascal. Il s'entretient
de
théologie avec
Arnauld, de
politique avec
Colbert. Son
séjour dure quatre ans. Il passe deux mois à Londres où il
se lie avec le physicien
Boyle et le
mathématicien
Oldenbourg. De cette
époque date sa grande découverte mathématique du
calcul
différentiel. On sait qu'elle lui fut disputée par
Newton mais l'
algorithme imaginé
par Leibniz était autrement clair et fécond que celui de
Newton.
En 1676, passant par Amsterdam, il rencontre Spinoza. C'est
aussi à Paris, qu'il se soucie de réunir les églises
catholiques et protestantes. Durant la période parisienne, le
progrès de sa pensée est énorme : idée de
raison suffisante, harmonie et beauté divine soumise à
l'économie, réflexion sur l'infini et le mouvement, le
mécanisme se transforme en un dynamisme finaliste. Il développe
son projet de langage universel, la caractéristique combinatoire.
Puis vient la période des résultats durant
laquelle Leibniz réalise les grandes idées conçues durant
ses voyages. La fin de Leibniz fut isolée et triste. Il mourut le 14
novembre 1716 et fut enterré sans honneurs. Il passait aux yeux du
peuple et de la cour pour un mécréant. Seule, l'Académie
des sciences de Paris prononça l'éloge de Leibniz par la voix de
son secrétaire
Fontenelle.6(*)
Leibniz fut un grand esprit, d'une érudition et d'une
créativité sans pareille. C'est un génie qui fascine par
l'ampleur de ses capacités intellectuelles et son insatiable
curiosité. On ne peut comparer l'élève à son
maître mais c'est parce que Whitehead s'inspire largement de Leibniz
qu'il développe une cosmologie intéressante. Ce qui rapproche
Whitehead de Leibniz au-delà de ce qui a été
évoqué plus haut, c'est cette capacité d'être
critique et de puiser dans l'histoire de la philosophie, des concepts utiles et
de se les réapproprier. La réhabilitation des anciens est commune
à Whitehead et Leibniz.
1.1.2 De la Characteristica Universalis au Principia
Mathematica
Leibniz eut une certaine influence sur la logique
contemporaine, c'est avec lui que débute la logique mathématique.
Il développe l'art combinatoire (ars combinatore) mis en place
par ses prédécesseurs (Raymond Lulle, Giordano Bruno etc.) et
fonde une langue caractéristique universelle
(lingua characteristica universalis) et un
calcul rationnel (calculus ratiocinator).7(*)
Effectivement, Leibniz souhaite appliquer le mode
opératoire de réflexion qu'il imagine en Dieu aux hommes. Il
étend le mode de raisonnement divin à l'homme. D'après
Leibniz, Dieu calcule, mesure, évalue à partir de
vérités qui se trouvent dans son entendement. Dieu est un immense
mathématicien. Dès lors, pour redécouvrir la structure du
monde (la réalité est écrite en langage
mathématique), il faut procéder en imitant le mode de
raisonnement divin. Et c'est parce que Leibniz considère que nous avons
la même logique que celle de Dieu qu'il nous est possible de saisir le
monde actuel. Cela dit, la logique divine est infiniment étendue (la
raison humaine est une goutte d'eau dans l'océan que représente
la raison universelle divine). Il y a donc une différence de
degré entre la logique divine et humaine mais pas une différence
de nature. Alors, il faut imiter Dieu : symboliser le langage courant en
concepts simples et ensuite calculer, faire des combinaisons pour
étendre notre connaissance. Il faut établir une lingua
characteristica puis utiliser le calcul racionator : c'est
l'art combinatoire.
« Par là toutes les notions
composées de l'univers entier sont réduites en peu de notions
simples qui en sont comme l'alphabet et, inversement, il est possible de
trouver avec le temps, par une méthode ordonnée, par une
combinaison de cet alphabet, toutes les choses avec tous leurs
théorèmes et ce qu'on n'en pourra jamais trouver. Je
considère que cette invention, pour autant que si Dieu le veut, elle est
réalisée, est comme mère de toutes les
inventions... »8(*)
On voit clairement que la théorie leibnizienne de l'art
combinatoire découle directement de sa métaphysique. L'intellect
humain doit fonctionner comme l'intellect divin, cela nous permettrait d'avoir
des capacités quasi-divines, en imitant l'intellect divin, nous
étendons notre savoir vers l'infini, les capacités de l'esprit
humain se rapproche en se perfectionnant de celle de Dieu. Remarquons que
Leibniz repose ses assertions sur l'idée que l'homme est à
l'image de Dieu mais en réalité, ne fait-il pas plutôt de
l'anthropomorphisme ? Il attribue à Dieu notre manière de
raisonner, c'est-à-dire la faculté de combiner des concepts
à partir de règles d'inférences.
Le rêve de Leibniz, c'est l'invention d'un outil, le
langage formel capable grâce à un mécanisme de calcul de
résoudre tous les problèmes. Cette langue et ce mode
opératoire de réflexion permettrait de se surpasser et
d'accéder à des modes de raisonnement nouveaux, inédits,
capables d'étendre à l'infini les capacités
humaines :
« Quel grand bonheur ce serait, croyez moi, si un
tel langage s'était déjà établi il y a cent ans
! Car les arts se seraient développés avec une
rapidité miraculeuse et, du fait que les capacités de l'esprit
humain auraient été étendues à l'infini, les
années seraient devenues des siècles. (...) Je
méditai donc sur mon vieux projet d'un langage ou d'une écriture
rationnelle (...) Car si nous en disposions sous la forme que
je me représente, nous pourrions alors argumenter en métaphysique
et en morale de la même façon que nous le faisons en
géométrie et en analyse car les caractères donneraient un
coup d'arrêt aux pensées par trop vagues et par trop fugaces que
nous avons en ces matières; l'imagination ne nous y est en effet d'aucun
secours, si ce n'est au moyen de tels caractères. Voici ce à quoi
il faut arriver: que chaque paralogisme ne soit rien d'autre qu'une erreur de
calcul et que chaque sophisme, exprimé dans cette sorte de nouvelle
écriture, ne soit en vérité rien d'autre qu'un
solécisme ou un barbarisme, que l'on puisse corriger aisément par
les seules lois de cette grammaire philosophique. Alors,
il ne sera plus besoin entre deux philosophes de discussions plus longues
qu'entre deux mathématiciens, puisqu'il suffira qu'ils saisissent leur
plume, qu'ils s'asseyent à leur table de calcul (en faisant appel, s'ils
le souhaitent, à un ami) et qu'ils se disent l'un à l'autre :
"Calculons !" J'aurais souhaité pouvoir proposer une
sorte de caractéristique universelle dans laquelle toutes les
vérités de raison puissent être ramenées à
une sorte de calcul. Il pourrait s'agir en même temps d'une sorte de
langage ou d'écriture universels mais qui seraient infiniment
différents de tous ceux que l'on a projetés jusqu'à
maintenant. Car en eux les caractères et les mots guideraient
d'emblée la raison et les fautes (mises à part les erreurs
matérielles) n'y seraient que des erreurs de calcul. Il serait
très difficile de constituer ou d'inventer cette langue ou cette
caractéristique mais en revanche fort aisé de l'apprendre sans
aucun dictionnaire.»9(*)
La contribution de Leibniz à la logique contemporaine
repose sur deux innovations majeures : 1) La vision d'une logique qui
permet de réaliser la synthèse et l'élaboration de toutes
les connaissances et de définir toutes les méthodes de
rationalité. 2) Les outils : Le langage formel, la
combinatoire et l'exigence d'une démonstration rigoureuse. 10(*)
On comprend donc l'influence indirecte de Leibniz sur
l'histoire de la logique mathématique : recours à un symbolisme
opératoire dérivé de l'usage mathématique et qui
présente tous les éléments du formalisme moderne
axiomatico-déductive du métalangage. Effectivement, le point de
départ est la considération du langage ordinaire comme un langage
universel. Cette tradition se poursuit avec le développement de la
logique formelle de Frege à Russell et les travaux entrepris par
Wittgenstein, Quine, le Cercle de Vienne etc.
A titre d'exemple, Frege avec le Begriffsschrift
réalise le rêve leibnizien d'une lingua charasteristica
universalis mais il le fit pour d'autres raisons : dans un but
logiciste consistant à ramener l'arithmétique à la
logique.
Ce livre vise essentiellement la production d'une langue
idéographique en tant que langue universelle de la pensée. Tous
les concepts complexes peuvent se réduire à des concepts simples.
Rappelons que chez Leibniz, toute pensée est constituée des
concepts simples. Leur combinaison fournit l'Ars combinatoria. Elle
est en somme l'établissement de la liste des concepts simples, leur
représentation par des signes élémentaires et leur
reconstruction par combinaison en vue d'obtenir des concepts complexes,
représentés par des combinaisons correspondantes de signes. C'est
cette combinatoire qui constitue une lingua characteristica
universalis entendue comme une copie des différentes langues
naturelles génératrices des infirmités de la raison. La
méthodologie productrice de cette langue est déductive, si bien
que la science doit devenir un calcul rationnel, susceptible d'exprimer
clairement le raisonnement.11(*)
Russell poursuit le projet logiciste qui vise essentiellement
à fournir un fondement pour les mathématiques, en les
réduisant à la logique. Cela concerne surtout Principia
mathematica, où la logique mathématique est d'abord
présentée comme une chaîne déductive
dépendant des propositions primitives, sous forme d'un système
axiomatique et ensuite comme un calcul formel. Ce projet de B. Russell et
A.N. Whitehead naquit en réponse aux objectifs initiaux du Treatise
de Whitehead et des Principles de Russell. L'ouvrage devait
assurer le fondement de toutes les sciences formelles (réduction des
mathématiques, arithmétiques, algèbres,
géométries à la logique). S'il faut reconnaître que
la logique contemporaine s'est construite à partir d'une visée
différente de celle de Leibniz, elle repose tout de même sur la
foi en une logique capable de synthétiser les connaissances et qui
s'élabore sous la forme d'un langage formel, d'une combinatoire et de
démonstration rigoureuse. L'influence de Leibniz est claire. Denis
Vernant dans son article Russel et Whitehead 12(*) écrit :
« Pour que le grandiose projet de réduction
logiste des mathématiques pures, qui d'une certaine façon
réalisait enfin le rêve leibnizien fut achevé, il
restait à opérer la définition des
géométries euclidiennes et non-euclidiennes, ainsi que la
physique théorique. »
1.1.3 De l'importance de la métaphysique
La métaphysique est essentielle pour Whitehead, il va
jusqu'à affirmer dans Aventure d'idées :
« Tout raisonnement séparé d'une
référence métaphysique est vicieux. »13(*).
Effectivement, Whitehead s'oppose clairement aux positions
antimétaphysiques du Cercle de Vienne et du néo-positivisme. Il
remet en cause la dérive positiviste contemporaine qui consiste à
s'attacher aux faits en écartant toute tentative de
spéculation :
« Naturellement la plupart des hommes de science,
et de nombreux philosophes, adoptent la conception positiviste afin
d'échapper à la nécessité d'avoir à
considérer des questions fondamentales embarrassantes _ Bref, afin
d'éviter la métaphysique. » 14(*)
Or, Whitehead explique que ce rejet est non seulement
injustifié mais il est contreproductif puisque ces savants qui pensent
ne pas faire de métaphysique, en font inconsciemment ; ex : le
positivisme repose sur la confiance aveugle dans les instruments
d'observations. La croyance en un présupposé métaphysique
est une attitude saine, il ne faut pas l'éviter.
« La compréhension métaphysique
guide l'imagination et justifie la visée. Sans présuppositions
métaphysiques, il ne peut y'avoir de civilisations. »15(*)
De plus, les scientifiques, vont user de concepts
métaphysiques populaires pour donner sens et créativité
à leurs recherches.
« Les conceptions de la métaphysique sont
modifiées de manière à être capable de fournir une
explication, et les explications scientifiques sont élaborées
dans les termes de la métaphysique populaire qui s'attarde dans
l'imagination des savants. » 16(*)
Ou alors plus grave, ils usent inconsciemment de postulats
métaphysiques désuets et inadéquats :
« Elles [l'érudition et la science moderne]
canalisent la pensée et l'observation dans des limites
préétablies fondées sur des postulats métaphysiques
inadéquats assumés de façon dogmatique.»
Whitehead en assumant la métaphysique adopte une
attitude franche et lucide. Il entend défendre et réhabiliter
cette discipline qui manque cruellement aux contenus scientifiques
contemporains.
« La science se trouve aujourd'hui à un
tournant majeur de son histoire. Les fondements stables de la physique se sont
affaissés et pour la première fois la philosophie s'affirme comme
une voie de connaissance à part entière. Les anciens fondements
de la pensée scientifique deviennent inintelligibles. Le temps,
l'espace, la matière, le matériel, l'éther,
l'électricité, le mécanisme, l'organisme, la
configuration, la structure, le schème, la fonction, tout doit
être réinterprété. A quoi bon parler d'une
explication mécanique quand vous ignorez ce qu'il convient d'entendre
par « mécanique » ? (...) Si nous ne voulons
pas que la science dégénère en un salmigondis
d'hypothèses par ailleurs correctes, elle doit s'ouvrir à la
philosophie et entreprendre une critique sérieuse de ses
fondements. » 17(*)
On s'aperçoit que Whitehead accorde une importance de
premier ordre à la métaphysique.
Cette posture est due au profond rationalisme du philosophe
anglais, cet attachement ferme à la raison le rapproche Leibniz. Le
rationalisme de Leibniz est fondé sur le principe de raison
suffisante ; Dieu est sage et savant, il ne produit rien sans des raisons
valables.
« Il est donc vrai que ce n'est pas sans raisons
que Dieu les a données [les nécessités physiques] ;
car il ne choisit rien par caprice et comme au sort ou par indifférence
toute pure » 18(*)
Whitehead et Leibniz considère le monde comme
rationnel, ordonné et harmonieux:
« C'est la foi dans le fait qu'à la base
des choses, nous ne découvrirons jamais quelque mystère
arbitraire. La foi dans l'ordre de la nature, qui permit la naissance de la
science, est un exemple particulier d'une foi profonde. »19(*)
Dès lors, si la nature est par essence rationnelle, il
faut avoir foi en la raison humaine et l'employer pour appréhender le
monde, nous sommes loin du scepticisme rationnel post-kantien. Cela dit, autant
chez Whitehead que chez Leibniz, il ne s'agit pas de défendre un
rationalisme brut, il doit s'accompagner de l'expérience. La raison
alliée à l'expérience est féconde. Le rôle de
la métaphysique est d'interpréter l'expérience à la
lumière de la raison. Effectivement, Whitehead considère que la
Réforme et le mouvement scientifique qui enclenche la Renaissance, a
favorisé le retour au fait brut qui fut anti-intellectualiste par
opposition au rationalisme médiéval. La révolte historique
de l'époque moderne contre la scolastique fut antirationaliste et nous
vivons d'après Whitehead sur le capital d'idées que nous a
léguées le XVIIème siècle. Or, il faudrait
réhabiliter le rationalisme et la métaphysique. Cela dit, il
faut noter une différence entre Whitehead et Leibniz. Le
mathématicien anglais est influencé par le pragmatisme de William
James (« n'est vrai que ce qui fonctionne », versant
pratique de la vérité) et imprégné par le
post-kantisme (la connaissance décrit une réalité
phénoménale et non nouménale). La métaphysique est
donc le moyen de produire des schèmes rationnels dont l'usage consiste
à interpréter les faits bruts tandis que pour Leibniz la
métaphysique est cette science qui permet de comprendre comment Dieu
fait le monde et de saisir par là le réel. Whitehead a une
visée d'abord pratique tandis que Leibniz a une visée
essentialiste.Cela dit, Whitehead adhère au point de vue leibnizien du
rôle essentiel de la métaphysique pour mieux appréhender et
comprendre les phénomènes physiques.
1.1.4 De l'importance de l'esthétique et du
principe d'harmonie
Whitehead introduit dans sa philosophie, la valeur
esthétique. La beauté est une condition de la réalisation
du monde : « La téléologie de l'univers est
orientée vers la production de la beauté. » 20(*)
Il reproche à son époque, le manque de
considération esthétique notamment dans les disciplines
scientifiques.
La science dépeint un monde froid, neutre sans nuances
esthétiques et préfère laisser ce genre de
considérations aux arts.
« Le point sur lequel je tiens à insister
est l'indifférence qu'affichèrent les plus grands hommes de ce
temps à l'égard de l'importance de l'esthétique dans la
vie d'une nation (...) Une cause ayant favorisé cette erreur
désastreuse fut la conviction des scientifiques selon laquelle la
matière en mouvement est la seule réalité concrète
dans la nature, de sorte que les valeurs esthétiques forment une
addition fortuite dépourvue de signification. » 21(*)
Leibniz considère également que Dieu a produit
un monde beau. La beauté pour Leibniz, c'est l'unité dans la
diversité, autrement dit, c'est l'harmonie qui fait la beauté du
monde. L'harmonie est un concept central dans le système leibnizien,
c'est ce qui permet au monde d'interagir, de s'entre-répondre en
intégrant les dissonances, les dissemblances dans un tout
équilibré et harmonieux.
Gilles Deleuze 22(*) qualifie l'harmonie chez Leibniz de baroque, c'est un
concert dans lequel chaque vibration, chaque son se répondent et forment
un tout harmonieux. Seulement ces vibrations s'accordent de manière
interne, elles n'entendent que leurs propres perceptions et finissent ainsi par
s'accorder. Whitehead reprend le principe d'harmonie développé
par Leibniz. Il ne s'agit plus du monde baroque de Leibniz dans lequel les
désaccords se résolvent en accords par conciliation mais c'est un
monde chromatique, un monde dans lequel déferlent des séries
divergentes avec une irruption d'incompatibilités et de tris, de mise
à l'écart, un monde fait et défait, riche en
polytonalités. Cela dit dans les deux doctrines, la multiplicité
se fond dans le tout pour produire de la beauté.
« Savoir que le système inclut l'harmonie
de la rationalité logique et de la réalisation
esthétique ; savoir que, tandis que l'harmonie de la logique
s'impose à l'univers comme une nécessité
inébranlable, l'harmonie esthétique se tient face à elle
comme un idéal vivant façonnant le flux général
dans sa progression hésitante vers des questions plus fines, plus
subtiles. » 23(*)
L'harmonie est centrale chez Leibniz puisque c'est un concept
que l'on retrouve partout dans sa pensée : métaphysique
(substance), morale, savoir, religion etc. C'est la reconnaissance de
l'identité dans la variété, c'est la conciliation des
contraires. Ce concept est fort chez Leibniz puisqu'il est un pilier de sa
pensée. Whitehead utilise ce concept d'harmonie dans sa cosmologie pour
unifier les parties dans le tout. L'harmonie a une signification
différente de celle de Leibniz, elle ne repose pas sur la conciliation,
la compensation des contraires mais sur le principe d'extension, l'harmonie est
entendu au sens whiteheadien uniquement comme l'intégration de la
multiplicité dans l'unité.
L'entité va s'étendre sur une autre
entité non en se conciliant avec elle pour être compatible mais en
triant dans l'autre entité ce qui est compatible afin de
l'intégrer tout en rejetant ce qui ne l'est pas. Ce n'est pas la
conciliation des contraires, la compensation mais c'est la sélection
pour plus de perfection.
Le compossible chez Leibniz, c'est lorsque les choses se
soumettent à un ensemble de lois générales, elles font en
sorte de concorder pour cohabiter ensemble sous la série de lois
générales. Le compossible est la coexistence dans le même
monde sans contradiction. Chez Whitehead, les entités ne cohabitent pas,
elles tirent parti les unes de autres jusqu'à ce que chacune
s'étendent sur l'autre et forme un Tout. Dans la conception de
Whitehead, il y a ordre à partir du désordre, il y a de la perte,
de l'inutile, la multiplicité se fond dans l'unité de
manière chaotique. Chez Leibniz, la multiplicité se fond dans
l'unité de manière plus nette, plus symétrique et
harmonieuse, c'est ordonné et réglé, il n y a pas de
pertes, il y a ajustement des contraires de manière optimale, cela
évite toute dépense, il y a utilisation du minimum pour produire
le maximum (principe d'économie). Chez Leibniz, toutes les relations de
coexistence possibles sont épuisées pour produire le meilleur et
éviter le gâchis, chez Whitehead, les relations se font de
manière hasardeuse jusqu'à ce que ce produise à force
d'essais, un chemin d'unité et de cohérence. La différence
repose sur le fait que chez Leibniz, Dieu sage et savant est présent
pour assurer l'optimisation, ce n'est pas le cas chez Whitehead, la
multiplicité se fond dans l'unité de manière plus
laborieuse.
Whitehead reprend à Leibniz du concept d'harmonie
uniquement l'idée de l'unité à partir de la
multiplicité, le monde s'harmonise après multiples tentatives en
faisant jaillir l'unité de la multiplicité. Mais ce n'est pas
l'harmonie au sens leibnizien, à savoir l'unicité à partir
de la multiplicité par l'équilibre des
contraires.
1.1.5 De la conciliation de la religion avec la
science
Leibniz, protestant luthérien n'eut de cesse de
chercher à concilier les églises chrétiennes, protestantes
et catholiques (Systema theologicum (1686)). Il rédige les
confessio philosophi, la profession de foi du philosophe puis
Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la
liberté de l'homme et l'origine du mal pour argumenter contre les
sceptiques de son époque et concilier foi et raison.
Whitehead, protestant, s'inscrit dans cette volonté de
conciliation de la foi avec la raison. La religion tient donc une place
importante dans l'oeuvre des deux philosophes.
Chez Whitehead, la sécularisation joue un rôle
premier dans sa tentative de réformer la religion.
Il s'agit de comprendre pour quelles raisons, le monde moderne
a perdu Dieu : l'opposition entre science et religion et l'attitude
défensive des religieux expliquent le rejet de la religion. 24(*) Pour que le christianisme
survive dans le monde moderne, il faut dépasser les contradictions
religion-science.
« Nous devrions attendre, mais de façon ni
passive, ni désespérée. La contradiction est un signe
qu'il existe des vérités plus vastes et des perspectives plus
fines desquelles émergera une réconciliation d'une religion plus
profonde et d'une science plus subtile. » 25(*)
A l'instar de Leibniz qui considérait que la foi et la
raison ne pouvait point se contredire car c'était les deux sources d'une
même vérité, Whitehead envisage comme apparente la
contradiction entre science et religion, il est nécessaire qu'elles
convolent pour contribuer à une vision du monde plus riche puisqu'elles
constituent les deux plus grandes forces générales qui
influencent les hommes.
Cela dit, tandis que Leibniz entreprend de concilier la
vérité révélée avec la vérité
rationnelle, Whitehead promeut une évolution de la religion. Elle doit
se réformer et accepter le changement pour rester vivante et ne pas se
figer.
« Le progrès de la science doit entrainer
la codification incessante de la pensée religieuse, au grand avantage de
la religion. » 26(*)
Elle doit aussi suivre la psychologie des civilisations.
Autrefois, le règne des passions l'emportait sur la raison, la religion
s'adaptait à cet état de fait et suscitait la crainte chez ses
dévots. L'avènement de la science a renversé les choses,
elle va vers davantage de rationalisation et atténue la crainte de
l'avenir, dès lors, la religion devient désuète car elle
ne colle plus avec les aspirations des civilisations modernes, elle doit se
réformer et s'adapter à la psychologie moderne. C'est pour cela
que Whitehead définit la religion comme l'idéal ultime de la
quête désespérée de l'homme, une aventure de
l'esprit, c'est la vie intérieure de l'homme.
Leibniz est conciliateur puisqu'il juge que la
révélation est rationnelle même si elle dépasse
notre entendement tandis que Whitehead est réformateur. Le contexte
historique n'est pas le même mais les aspirations sont identiques.
Leibniz s'inquiétait de la montée du scepticisme, de
l'incroyance à son époque et il souhaitait renforcer les bases de
la religion chrétienne. Whitehead, également, désirait
solidifier les bases du christianisme pour éviter sa disparition.
Le christianisme tient une place importante dans la
pensée de ses deux philosophes au point que chacun considère que
son système métaphysique concorde avec les enseignements du
christianisme. Whitehead déclare dans son ouvrage Religion
Manking que les deux religions qui concordent avec ses principes
métaphysiques sont le bouddhisme et le christianisme tandis que Leibniz
affirme dans l'article 37 du Discours Métaphysique que Jésus est
celui qui exprime le mieux les vérités exposées de sa
doctrine métaphysique en les dévoilant aux hommes.
CONCLUSION: Whitehead partage avec Leibniz des aspirations
communes : métaphysique, esthétique, entreprise de
conciliation de la religion avec la science. Sa formation
mathématico-philosophique le rapproche de Leibniz. Mais au-delà
de ces points communs, il est nécessaire d'examiner leurs philosophies
respectives pour commencer à percevoir le lien de filiation qui existe
entre Whitehead et Leibniz.
1.2 Le modèle dynamique
1.2.1 La
critique du mécanisme cartésien et de la
géométrisation du monde
Le modèle dynamique se construit en opposition à
une géométrisation du monde, l'univers est composé
d'objets avec des qualités intrinsèques, il ne se réduit
pas à la quantification des objets présents dans le monde.
Whitehead comme Leibniz s'oppose à la vision mécaniste
cartésienne du monde et soutient un monde régit par un
modèle dynamique.
Toutefois, avant d'adhérer pleinement au dynamisme,
Leibniz fut un temps mécaniste mais reconnaîtra ensuite son erreur
et se rétractera :
« Il fut un temps, déclare t-il en 1690,
où je croyais que tout les phénomènes des mouvements
pouvaient être expliqués par des principes purement
géométriques... et que les lois des concours dépendraient
des seules compositions des mouvements. Mais une méditation plus
profonde m'en a montré l'impossibilité... »27(*)
Effectivement, Descartes définit la matière
comme une substance étendue, passive et mesurable.
Les phénomènes physiques sont décrits
selon le principe de cause à effet. Le finalisme est rejeté dans
le mécanisme cartésien. Il y a une véritable rupture avec
la tradition grecque et la physique aristotélicienne finaliste. Le monde
physique est décrit selon les lois du mouvement qui rendent compte de
tous les changements dans le monde.
Le mouvement (changement de lieu) chez le philosophe
français s'explique par le choc, c'est-à-dire le transfert
instantané de quantité de mouvement. Il avance deux grands
principes physiques : l'inertie et la conservation de la quantité
de mouvement.
Avec le principe d'inertie, il rompt avec la tradition
aristotélicienne qui considère le repos comme l'état
naturel d'un objet, à savoir qu'un objet A se meut parce que la force
qui a entrainé son délogement continue à s'exercer sur
lui, si elle cesse A retourne à son état initial, le repos.
Descartes considère que c'est l'inertie qui est l'état naturel
d'un objet, A est en mouvement rectiligne uniforme et c'est le choc et le
transfert de la quantité de mouvement de l'objet B qui va faire
dévier l'objet A de sa trajectoire naturelle et ainsi de suite
jusqu'à former des tourbillons. C'est la théorie des chocs et
tourbillons de Descartes. Il n y a pas de mystère autour de la force,
elle s'explique mathématiquement, par la mesure, la conservation et la
quantité de mouvement.
Et tous les phénomènes mécaniques
s'expliquent par cela, nul besoin d'introduire des concepts finalistes,
d'introduire du spirituel dans la matière (Descartes considère
que le monde se divise en substances matérielle et immatérielle
sans relation directe). Effectivement, il n'y a pas à se
préoccuper des causes finales en physique mais uniquement de la relation
cause à effet puisque Descartes considère que Dieu par sa
puissance fait les choses comme il le souhaite, arbitrairement, sans raisons
particulières. Or, Leibniz s'oppose à Descartes, Dieu a introduit
de la finalité dans le monde car il est sage et fait les choses selon le
principe de raison suffisante, le finalisme est important en physique (article
19 du Discours Métaphysique), il doit être pris en
compte, cela dit Leibniz n'entend pas rejeter l'explication mécanique et
mathématique des phénomènes, il souhaite seulement
l'accompagner de métaphysique. Il ne s'agit surtout pas de revenir
à des explications finalistes obscures de type scolastiques pour
décrire le monde physique.
Dès lors, la conception cartésienne du mouvement
ne satisfait pas Leibniz. Il faut éviter de traduire toutes
qualités et formes observables d'une manière quantitative et
géométrique. Pour Leibniz, le mouvement est causé par une
force antérieure à l'étendue, c'est la force vive. Cette
force est une qualité, elle est dans l'objet et non à
l'extérieur, cette force vive, ce conatus, cet effort qui se trouve dans
l'objet est ce qui va le mouvoir. Ainsi le choc, contrairement aux dires des
cartésiens, ne crée pas le mouvement, c'est une apparence.
Leibniz réintègre en mécanique les formes substantielles
d'Aristote.
La géométrisation du monde est due à la
place prépondérante accordée à tort aux
mathématiques pour décrire le monde. Leibniz explique son erreur
de jeunesse par cette attitude de tout rapporter aux mathématiques,
comme l'explique A.Boehm 28(*), il entend donc ramener cette discipline à son
rang afin que la métaphysique puisse reprendre ses droits. C'est
exactement la même critique que fait Whitehead à l'encontre de la
mathématisation fallacieuse du monde, il nomme cette attitude
« the fallacy of misplaced concreteness »,
l'illusion de la concrétisation mal placée.
Les mathématiques fournissent une capacité
d'abstraction qui permet d'offrir un fond imaginatif sur lequel repose les
progrès scientifiques mais attention à ne pas prendre ces
abstractions pour la réalité. Une telle concrétisation mal
placée mène vers une description du monde froide et neutre,
dépourvue de valeurs et de vie.
« La nature est inodore, incolore, insipide, un
va-et-vient de matière, incessant et insignifiant. »29(*)
Whitehead comme Leibniz reproche à Descartes et aux
modernes cette idée de localisation simple, c'est à dire la
localisation de matière dans l'espace-temps autrement dit la simple
succession de configurations instantanées de matière. C'est ce
concept qui impulsa l'avènement du mécanisme-matérialiste
et que critique vivement Whitehead.
« Le subjectivisme cartésien dans son
application à la science physique est devenu l'hypothèse
newtonienne de l'existence individuelle de corps physiques, n'entretenant entre
eux que des relations externes. Nous divergeons de Descartes en soutenant que
ce qu'il a décrit comme attributs premiers des corps physiques, ce sont
en réalité les formes de relations internes entre occasions
actuelles et à l'intérieur de celles-ci. Un tel changement dans
la pensée marque le passage du matérialisme à l'organisme
comme idée de base de la science physique. »30(*)
La conception cartésienne mène vers le
désenchantement du monde. Or, la métaphysique doit
réintroduire de la vie, un souffle vital dans la description du monde.
Whitehead avec le concept de
« feelings », de « sentirs »,
« d'énergies » dans les entités actuelles ou
événements atomiques (nous expliciterons plus amplement ces
concepts plus tard dans le mémoire) renoue avec l'idée de
conatus, de force vive présente chez Leibniz et le rejoint dans une
vision dynamique de l'univers. Effectivement, Whitehead s'inscrit dans un
contexte physique postmoderne dans lequel la physique mécaniste
newtonienne décrit efficacement le monde macroscopique mais au niveau
microscopique, c'est une mécanique nouvelle, une mécanique
quantique qui bouleverse la conception classique, la matière est
synonyme d'énergie et on parle de transferts énergétiques,
de sauts quantiques, de trajectoires des particules, on ne décrit plus
les phénomènes microscopiques de manière
géométrique, on parle de probabilité, de décision,
d'indétermination etc. C'est le retour à une conception dynamique
de la matière, conçue comme processus d'organisation qui repose
sur un principe actif. Whitehead va donc réhabiliter le dynamisme
leibnizien qui se conforme davantage avec les données
expérimentales modernes et rejeter le mécanisme cartésien.
Whitehead conçoit l'énergie qui sous tend la matière de
manière mentaliste (nous développerons ce point dans la partie
qui traite de Whitehead, Leibniz et la physique quantique).
De plus, Leibniz critique l'atomisme des modernes, la notion
d'atome matériel divisible à l'infini est contradictoire et finit
par s'évanouir pour ne représenter rien de substantiel, c'est
pour cela qu'il inventa les atomes formels, des monades conçues comme
des unités indivisibles et immatérielles qui composent l'univers
et sont douées d'appétitions (mouvement ou force interne).
Whitehead, quant à lui, au vu des connaissances de la
physique contemporaine, considère qu'il est temps d'adapter nos concepts
théoriques à ces nouvelles données.
Il faut clarifier les concepts, les particules atomiques ne
sont pas des substances passives, ce sont des
« événements atomiques », des
« occasions d'expériences », c'est à dire que
les corpuscules tels que les photons, les électrons... sont des gouttes
d'expériences, il y a un pôle mental qui accompagne le pôle
physique.
« Chaque occasion implique une succession
physique et une réaction mentale qui la conduit à son
achèvement. Le monde n'est pas purement physique mais il n'est pas non
plus purement mental (...) A travers tout l'univers règne l'union des
opposés qui est le fondement du dualisme. » 31(*)
Nous discuterons cette thèse plus loin dans le
mémoire dans la partie consacrée à la physique quantique
afin de voir si cette doctrine peut rendre compte par exemple de la
dualité onde-corpuscule ou s'il vaudrait mieux finalement rebâtir
la physique quantique sur de nouvelles bases moins extravagantes.
Whitehead et Leibniz se rejoignent donc sur la description
organique, dynamique des entités qui composent et font avancer
l'univers. Cela dit, Leibniz verse dans l'idéalisme par souci de
cohérence tandis que Whitehead s'attache au réalisme et à
l'applicabilité au détriment de la cohérence et soutient
l'existence d'un pôle physique à coté du pôle
mental.
1.2.2 Le concept aristotélicien
d'entéléchie chez Leibniz et Whitehead
Leibniz s'écarte du mécanisme cartésien
pour mieux réhabiliter les Anciens et notamment la forme substantielle
d'Aristote. L'intérêt pour la thèse aristotélicienne
de la forme substantielle est très précoce. Le philosophe
allemand dans la période durant laquelle il étudie
intensément les mathématiques, découvre les modernes
(Kepler, Galilée, Descartes, Bacon, Hobbes, Gassendi etc.), il se
donnera pour objectif de rester fidèle à Aristote tout en entrant
dans le grand courant philosophique établi par ses contemporains.
« Je me souviens, écrit-il en 1715 à
Remond de Montfort, que je me promenai seul dans un bocage auprès de
Leipzig, appelé le Rosenthal, à l'âge de quinze ans, pour
délibérer si je garderais les formes substantielles des anciens
et des scolastiques. »
Leibniz considère que la physique d'Aristote est
meilleure que la métaphysique cartésienne et correspond mieux aux
données scientifiques de son époque.
« Mais après avoir tout pesé je
trouve que la philosophie des anciens est solide et qu'il faut se servir de
celle des modernes pour l'enrichir et non pour la détruire (...) il faut
considérer dans la nature non seulement la matière, mais aussi la
force, et que les formes des anciens ou entéléchies ne sont
autres chose que les forces (...) »32(*)
Le concept d'entéléchie chez Aristote
désigne cette force primitive qui anime la matière et lui donne
sa forme, c'est l'âme du monde, c'est cette force qui mène ce qui
est en puissance à l'actualisation, l'entéléchie est donc
une force active présente dans la matière (par définition
la matière est passive et en attente d'actualisation).
Leibniz va se réapproprier ce concept
d'entéléchie et l'intégrer dans sa monadologie. L'univers
est constitué d'une infinité de monades (atomes individuels,
indivisibles et immatériels). Le dynamisme du monde dépend de la
transformation interne des monades, ce mouvement interne, c'est
l'appétition, possible, grâce à l'entéléchie
c'est-à-dire l'activité, la force ou l'effort primitif à
l'origine de l'action et qui permet le changement. C'est un conatus : la
tendance, l'effort interne de la monade. A.Boehm explique que l'idée que
se fait Leibniz du corps est un hylémorphisme, il tient compte des deux
aspects, matière et forme mais il les interprète dans un sens
dynamiste car les formes des anciens ou entéléchies ne sont rien
d'autre que les forces et la matière elle-même.
D'ailleurs, Leibniz dans l'article 18 de la Monadologie
déclare :
« On pourrait donner le nom
d'Entéléchies à toutes les substances simples ou Monades
créées, car elles ont en elles une certaine perfection, il y a
une suffisance qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi
dire des automates incorporels. »
C'est ce concept d'entéléchie
réactualisé qui fait que Leibniz décrit un monde
animé, dans lequel les moindres recoins de matière sont
imprégnés de vie. La philosophie organique de Whitehead reprend
le concept d'entéléchie et le conatus à Aristote et
Leibniz pour peindre aussi un univers organique et vivant. Le monde est
constitué d'événements, d'occasions d'expérience,
ces événements s'individualisent en des entités sensitives
et perceptives, douées de
« feelings », de
« sentirs ». Ces entités actuelles sont cogitatives,
elles sont conçues comme des « mini
cogitans », des cogitos hic et nunc
(« une je pense ici et maintenant »).Cette conception
s'apparente à la doctrine des monades conçues comme des
« mini-moi » ou « mini-âmes »
chez Leibniz.
On remarque donc que l'influence d'Aristote est patente chez
Leibniz et Whitehead.
1.2.3 Un univers en mouvement : procès et
métamorphose
Whitehead expose un univers mouvant, actif qui avance et se
modifie sans cesse, il déclare que la nature est un procès
c'est-à-dire qu'elle se caractérise par l'avancée
créatrice, elle est processus, devenir, passage, activité. La
créativité est un concept central, c'est ce qui permet la
nouveauté : « La créativité est le
principe de nouveauté. »33(*).
Elle est possible grâce à la
concrescence qui caractérise ce monde en processus, la concrescence
c'est l'accroissement, c'est le fait de s'agglomérer et de croître
ensemble pour former du nouveau : « Ainsi, « la
production d'un nouveau être ensemble » est l'ultime notion
représentée par le terme de
« concrescence ». »34(*) L'univers est un monde
en évolution constitué d'événements, de feelings,
d'expériences, d'entéléchies (les entités
actuelles) en relations conjonctives et disjonctives qui font le monde (sa
nouveauté, son processus, sa futurisation.). C'est un monde en
bourdonnement.
« Il se reproduit et s'enrichit d'additions,
grâce aux nouvelles liaisons du sentir avec les actualisations
inédites qui le transcendent tout en l'intégrant. Mais ces
liaisons conservent toujours leur caractère vectoriel. En
conséquence, les entités ultimes de la science physique sont
toujours des vecteurs indiquant un transfert. Il n'existe rien de statique dans
le monde. »35(*)
C'est un monde néo-pythagoricien, un monde
mathématique, chromatique c'est-à-dire conçu selon un
modèle symbolique numérique qui repose sur une
arithmétique, les entités sont des figures et les relations
qu'elles entretiennent sont arithmétiques (conjonction, disjonction,
multiplication etc.).
L'univers chez Leibniz est aussi en accroissement, en
procès. C'est un monde en déploiement, qui avance en se
métamorphosant.
L'univers est la somme de monades, entéléchies,
« mini-moi » entièrement closes, en
activité interne plus ou moins intense qui en s'agençant et se
développant forment un univers avec multiples perspectives ;
semblable à une peinture dont les couleurs et les nuances ne cesseraient
de se métamorphoser instantanément pour former des illustrations
inédites. C'est un monde enchanté, lyrique. Il est plus
élégant et sophistiqué que celui de Whitehead.
Si les doctrines de Whitehead et Leibniz convergent sur la
description d'un monde dynamique (actif, vivant), elles se rejoignent aussi
concernant la représentation d'un monde croissant, en processus.
CONCLUSION : Alors que Leibniz défend
l'idée de « force vive » à l'origine du
mouvement dans le monde, Whitehead qui s'inscrit dans le contexte scientifique
moderne de l'énergétisme considère que le mouvement est
dû à l'énergie sous tendue par la matière. Cela dit,
par rapport à ses collègues physiciens qui adoptent une position
positiviste et refusent de se prononcer sur la définition ontologique de
l'énergie, Whitehead va plus loin et donne une signification mentaliste
à l'énergétisme actuelle et c'est pour cela qu'il est
parmi ses contemporains, le successeur de Leibniz. Whitehead réhabilite
le modèle dynamique, c'est-à-dire qu'il hérite de Leibniz,
ce système qui explique les phénomènes de la nature par un
principe actif, par une puissance vitale. Cette conception permet à nos
deux philosophes de décrire un univers non statique, un univers qui car
constitué de parties animées, agitées, fourmillantes
devient mouvant et spontané.
1.3 La philosophie organique : une monadologie ?
1.3.1 le mentalisme (panpsychisme et
panexperientialisme)
Nous avons vu précédemment dans ce
mémoire que Whitehead rejette le dualisme cartésien car il a
permit la bifurcation matière-esprit et le triomphe du
matérialisme en science. Or, selon Whitehead, l'explication de
l'organisation de la matière ne suffit plus à expliquer le mental
et les événements psychiques. Whitehead veut corriger cela et
replacer l'homme au sein de la nature avec toute son intégralité,
matérielle et mentale. Il propose donc d'envisager d'appréhender
le monde en supposant que tout est expérience. Le réel n'est
constitué que d'occasions d'expériences, c'est le
panexpérientialisme.
« Il n y a rien dans le monde réel qui soit
purement et simplement un fait inerte. Toute réalité se trouve
là pour le sentir : elle suscite le sentir et elle est
sentie. »36(*)
Dès lors, il n y a plus rupture entre la matière
et l'esprit mais il y a continuité, la matière est psychique et
le psychisme est matière. D'ailleurs, J. Wahl explique que Whitehead
veut construire une nouvelle science, la « physiologie
psychologique » car l'activité énergétique
considérée en physique et l'intensité émotionnelle
éprouvée dans la vie humaine sont de même structure. La
nature a un pôle physique et mental.
La pleine revendication de la présence de la
conscience, du psychisme au sein du monde physique vient de Leibniz, Whitehead
dit clairement: « Il est évident que la tendance à
fonder la philosophie sur la présupposition de l'organisme remonte
à Leibniz. »37(*). Effectivement, les monades ont des perceptions,
elles perçoivent de manière consciente ou inconsciente le monde,
ce sont des êtres psychiques. La monadologie de Leibniz est un
panpsychisme puisque les monades sont des représentations, des
perceptions mentales de l'univers. C'est un idéalisme
mécanisé.
De plus, Michel Weber38(*) déclare que c'est bien Leibniz dans les
Nouveaux Essais sur l'Entendement humain et dans les principes de
le Nature et de la Grâce fondés en raison qui par la
distinction entre « petites perceptions » (confuses et
inconscientes) et « l'aperception » (claire et consciente),
a le premier théorisé le concept d'inconscient. Il suffit de
citer un passage de la monadologie de Leibniz pour confirmer cette
assertion :
« Car nous expérimentons en
nous-mêmes un Etat ou nous [ne] souvenons de rien et n'avons aucune
perception distinguée ; comme lorsque nous tombons en
défaillance, ou que nous sommes accablés d'un profond sommeil
sans aucun songe. Dans cet état l'âme ne diffère point
d'une simple monade ; mais comme cet état n'est point durable, et
qu'elle s'en tire, elle est quelque chose de plus. »39(*)
L'état inconscient est décrit comme un
étourdissement avec des petites perceptions confuses, c'est les
prémisses d'une conception de l'inconscient. Puis vinrent Myers, James
et Bergson qui développèrent ce concept et influencèrent
Whitehead. La nature n'est plus purement physique, elle est douée de
conscience, elle est psychique. Whitehead reprend cette notion dans sa
philosophie de l'organisme lorsqu'il considère que les entités
actuelles ou occasions d'expériences qui sont les réalités
ultimes du monde appréhende l'univers de manière consciente ou
inconsciente selon leur degré d'achèvement :
« La philosophie de l'organisme abolit la
séparation de l'esprit. L'activité mentale est l'un des modes du
sentir, qui dans une certaine mesure, appartiennent à toutes les
entités actuelles, mais ne se haussent au niveau de l'intellect
conscient que dans quelques-unes. »40(*)
Comme Leibniz, Whitehead va introduire une hiérarchie
au sein du vivant et attribuer la conscience et l'intelligence à des
êtres achevés. Tout est société chez Whitehead,
c'est-à-dire pour utiliser un terme technique, tout est
« nexus » : une agglomération
d'événements. Tout ce qui existe s'agglomère pour former
un être ensemble et passer à un stade supérieur. Cela
signifie que le monde est une société d'organismes, de sentirs en
relation permanente. Concrètement, il y a les événements,
entités actuelles qui sont des gouttes d'expériences
spatio-temporelles comme les quantas et qui vont se regrouper en
sociétés de particules puis en sociétés d'atomes
puis en sociétés de molécules puis en
sociétés de cellules (hommes, animal, pierre,
végétal) puis en société d'hommes etc...
FIGURE 1
homme
animal
végétal
pierre
Sociétés de cellules
sociétés molécules sociétés
atomes sociétés particules
-quantas
Objets eternels + entités
actuelles
=
Les occasions d'expériences (entités actuelles)
et les objets éternels (que nous expliciterons plus loin) constitue le
schème de pensée, la réalité sous jacente de tout
événement physique social du plus simple au plus complexe.
« L'univers peut réaliser ses valeurs parce
qu'il est coordonné en sociétés de sociétés,
et en sociétés de sociétés de
sociétés. Ainsi, une armée est une société
de régiments, et les régiments sont des sociétés
d'hommes, et les hommes sont des sociétés de cellules, de sang,
d'os unies sous la dominance d'une société d'expérience
humaine personnelle ; et les cellules sont des sociétés
d'entités physiques plus petites, telles que les protons, et ainsi de
suite. »41(*)
Cela dit, l'intelligence et la conscience ne sont
attribuées qu'aux organismes évolués et aboutis, les
sociétés de particules, d'atomes, de cellules préhendent
le monde mais de manière inconsciente.
« L'organisme inférieur est simplement la
somme des formes d'énergies qui l'investissent en la multiplicité
de leurs détails. Il reçoit et il transmet mais il ne parvient
pas à un système intelligent. »42(*)
Cette conception hiérarchique est très proche de
celle de Leibniz qui considère que plus une monade a de perceptions
claires, plus elle est active et parfaite. Il y a une hiérarchie des
monades qui rend compte de ce que le monde contient : les monades nues qui
ont peu de perceptions et peu de désirs représentent les objets
et les plantes ; les monades âmes qui ont perception et
mémoire, sentiment et attention, représentent les animaux et
enfin les monades esprits (immortelles) qui possèdent l'aperception
c'est-à-dire conscience et raison représentent les hommes, les
génies et les anges (Discours métaphysique, article 34 à
36 et monadologie 30). Whitehead reprend à Leibniz, l'idée que
parmi les êtres vivants, il y a des êtres qui possèdent la
conscience et d'autre non. Autrement dit, il y a des degrés au sein du
vivant et certains sont plus perfectionnés que d'autres mais tout ce qui
existe est psychique. Comme chez Leibniz, il y a continuité dans la
nature au sein des organismes. Notons que le mentalisme est la pierre angulaire
qui fait que Whitehead est le successeur de Leibniz.
1.3.2
Atomisation et individuation du réel (monades et entités
actuelles)
Whitehead comme Leibniz atomise le réel, la
vérité métaphysique ultime est atomique.
« En fait, le monde contemporain est divisé
et atomique, puisqu'il est une multiplicité d'entités actuelles
définies. Ces entités actuelles contemporaines sont
divisées les unes par rapport aux autres et ne sont pas elle-même
divisibles en d'autres entités actuelles. »43(*)
L'atomisation de la réalité en des unités
indivisibles et immatérielles est posée par Leibniz en
réaction à la doctrine matérialiste qu'il considère
contradictoire dans ses tréfonds. Effectivement, la matière
étant par essence divisible à l'infini, elle s'évanouit et
il n'est plus possible de poser légitimement une unité
première et ultime dans la nature.
Whitehead adhère à ce point de vue :
« Mais quoiqu'il en soit, nous nous trouvons confrontés
à la question de savoir s'il existe ou non des organismes primaires,
unités dernières au-delà desquelles l'analyse ne peut
aller. Il semble fort improbable qu'il puisse y avoir une régression
infinie dans la nature (...) Nous devons partir de l'événement
comme unité ultime du phénomène
naturel. »44(*)
Ces unités premières et ultimes qui constituent
l'univers, Leibniz les nommes « monades » et Whitehead
« entités actuelles ». Elles représentent les
seules choses réelles qui composent le monde. Pour Leibniz, ce sont les
substances « concrètes » et réelles de
l'univers. Pour Whitehead, ce sont « les choses dernières
dont le monde est constitué. Il n'est pas possible de trouver
au-delà des entités actuelles quoique ce soit de plus réel
qu'elles. »45(*). Ces atomes de la nature ont une identité
propre, ils différent tous les uns des autres si bien que l'on ne peut
trouver dans la nature, une monade ou une entité actuelle identique
à une autre. C'est le principe des indiscernables inventé par
Leibniz ; deux individus diffèrent non seulement
numériquement mais aussi par leur contenu c'est à dire de
manière intrinsèque. Whitehead adhère à ce point de
vue.
Maintenant, venons-en à leurs descriptions
précises. Nous avons vu que la monade de Leibniz est un atome de la
nature c'est-à-dire une substance simple, première, ultime,
indivisible, qui « entre dans les
composés », elle est immatérielle car
« ni étendue, ni figure, ni divisibilité
possible »46(*),
elle a une identité individuelle. La monade est hors du temps et de
l'espace, elle ne périt pas, elle existe par fulguration :
« Ainsi, on peut dire que les monades ne sauraient commencer, ni
finir, que tout d'un coup, c'est-à-dire qu'elles ne sauraient commencer
que par création et finir par annihilation ; au lieu que ce qui est
composé commence ou finit par parties. »47(*)
C'est là, une différence avec les entités
actuelles de Whitehead qui, elles, périssent. Les entités
actuelles sont des unités individuelles, des événements
atomiques, « des gouttes d'expériences », si bien
que Whitehead lui-même déclare dans Aventure d'idées :
« le terme « monade » exprime aussi cette
unité essentielle »48(*). Cela dit, ces événements
atomiques chez Whitehead s'inscrivent à l'inverse de Leibniz dans le
temps et l'espace, ce sont des « époques
cosmiques », ils sont invisibles car infiniment petits dans l'espace
et quasi-instantanés dans le temps et chaque événement (un
événement est un nexus : une agglomération
d'entités actuelles) a une quantité de temps et d'espace qui lui
est propre. De plus, Les entités actuelles ne sont pas des monades
crées par Dieu qui apparaissent par fulguration et sont
annihilées, les entités actuelles s'auto-créent, elles ont
une durée de vie, elles périssent et finissent par former des
datas, des données pour la satisfaction d'autres entités
actuelles, on peut dire qu'elles sont en quelque sorte recyclées et
c'est cela qui va leur conférer une certaine immortalité mais
toute différente de celle des monades de Leibniz.
Toutefois, ces entités actuelles restent des occasions
ou unités d'expériences de type monadique.
Les monades de Leibniz sont closes, c'est-à-dire
« sans portes ni fenêtres » par lesquelles une autre
puissent entrer et la modifier (il n y a pas de relations externes):
« Les monades n'ont point de fenêtres, par lesquelles
quelque chose y puisse entrer ou sortir »49(*) le changement ou
l'activité de la monade se fait de manière interne. Ce
caractère monadique existe dans les entités actuelles de
Whitehead qui sont des créatures en devenir, en processus qui se
développent par une aventure intérieure du devenir mais cette
aventure interne se fait par la sélection dans les autres
entités, de datas qui offrent la possibilité à
l'entité en question de se configurer, il y a donc relation externe
directe. Les entités actuelles s'apparentent donc à des
créatures monadiques.
1.3.3 Les objets éternels
En réalité, chez Whitehead, il y a deux formes
d'entités qui existent dans le monde. Les entités actuelles,
comme on l'a vu précédemment et les objets éternels. Le
monde selon Whitehead est constitué d'événements
(nexus d'entités actuelles) et d'objets éternels.
Les objets éternels ne sont pas des choses ou des
réalités, ce sont des pures potentialités, « des
formes de définitude », on peut les comparer aux Universaux
des scolastiques ou à l'Idée platonicienne. Ce sont ces formes
éternelles (couleurs, sons, circularité, dureté, douceur,
blancheur etc.) qui font leur ingression dans les événements
(ingression= entrée dans, participer à) pour leur donner leurs
qualités. Les objets éternels sont les ingrédients des
événements actuels.
« Les objets éternels sont les purs
potentiels de l'univers, et les entités actuelles diffèrent les
unes des autres dans leur réalisation de ces
potentiels. »50(*)
Ces objets éternels sont immuables et permanents.
Whitehead concilie la vision de Parménide ; la nature, le
réel est immuable, permanent, stable, fait de répétitions
de mêmes lois avec la vision d'Héraclite ; le réel, la
nature est flux et reflux, changements, métamorphoses incessantes. En
effet, les événements sont ces entités qui ne cessent de
se métamorphoser tandis que les objets éternels, par leur
immuabilité et permanence vont apporter aux événements la
stabilité qui leur manque. Le monde est à la fois mobile et
constant.
Whitehead va qualifier les objets éternels d'objectifs
ou de subjectifs, en effet, dans la section 6 de la partie IV de
Procès et Réalité, Whitehead identifie les objets
éternels objectifs aux formes platoniciennes mathématiques et les
objets éternels subjectifs aux sentiments tels que la crainte,
l'attirance, l'aversion, le plaisir, la peine etc.
Il différencie aussi les objets éternels en
trois classes distinctes :
- les objets des sens (goûts, couleurs, sons...)
- Les objets perceptuels (les sensibles eux-mêmes,
feuille, vache, grain, enfant...)
- Les objets scientifiques (les choses placées dans
l'espace et le temps)
Pour résumer, comme l'explique J.C. Dumoncel 51(*), les objets éternels
sont une palette de possibilités abstraites (des thèmes sur
lesquelles brodent la nature), un alphabet de l'Etre dont les lettres doivent
d'abord s'assembler pour qualifier des réalités plus
concrètes. Et en cela, nous soutenons l'opinion de Cesselin52(*) lorsqu'il déclare que
les objets éternels réintroduisent le pittoresque,
l'esthétique, la qualité en un mot dans le monde. La grandeur de
la philosophie organique réside dans ce subtil équilibre entre le
quantitatif et le qualitatif qui colore l'être de valeur.
1.3.4 Préhension et perception
Nous avons vu que Leibniz considère que le monde est
composé de monades et Whitehead d'entités actuelles auxquelles
s'ajoutent les objets éternels. Leibniz envisage le monde comme le
résultat du développement interne des monades qui en s'accordant
se transforment et font ainsi avancer l'univers. Whitehead estime que le monde
est un univers en essai fait de deux types de relation, relations objets
éternels à événements et relation
événements à événements. Nous allons donc
examiner l'activité de ces êtres psychiques que sont les monades
et les entités actuelles.
Les relations événements à
événements se font par ce que Whitehead nomme
«les préhensions ». Effectivement, les
entités actuelles sont douées de
« préhensions » c'est-à-dire de saisies, de
captures, de sentirs, de feelings.
« J'emploierai donc le mot
« préhension » dans le sens d'appréhension
non cognitive, c'est-à-dire une appréhension qui peut être
ou non de type cognitive. »53(*)
L'activité des entités actuelles est une
activité préhensive, c'est-à-dire une activité
sélective. Les entités s'actualisent en se configurant, elles
prennent chez les autres entités ce dont elles ont besoin pour
croître et se réaliser. Il y a deux types de
préhensions :
- Les préhensions positives : les entités
conservent les données (data) des autres entités en les
insérant dans leur configuration.
- Les préhensions négatives : les
entités rejettent les datas dont elles n'ont pas besoin.
Les entités actuelles effectuent de véritables
trajectoires historiques, par les préhensions positives, elles
conservent le passé et par le rejet et le tri qu'elles effectuent via
les préhensions négatives, les entités font l'avenir.
Dès lors, les entités par ce mécanisme de
préhension font émerger l'unité à partir de la
multiplicité. C'est ainsi que les entités actuelles se
développent dans un milieu actif et réactif, la vie est lien, un
enrichissement mutuel entre une diversité d'événements,
d'occasions d'expériences. L'expression de P. Forget54(*) illustre bien cette
idée : le monde est un bourdonnement, un bruissement du jeu des
puissances. C'est une combinatoire infinie d'être en acte.
Whitehead explique que le mécanisme de
préhension dépend de trois facteurs :
« Une préhension implique donc trois
facteurs : l'occasion d'expérience dont la préhension
constitue une partie de l'activité ; le datum dont la convenance
[relevance] provoque la naissance de cette préhension : ce datum
est l'objet préhendé ; enfin ; la forme subjective, qui
est la tonalité affective déterminant l'efficacité de
cette préhension dans cette occasion
d'expérience. »55(*)
Pour qu'il y ait préhension, il faut un sujet,
l'entité actuelle ; le datum, c'est l'objet
préhendé et sa forme subjective c'est-à-dire comment le
sujet appréhende son objet.
Dès lors, la philosophie organique est un empirisme
logique puisque tout est occasion d'expérience. Le sujet logique, le
« je » est un sentir, une entité vivante qui
s'auto-produit. Plus qu'un sujet, c'est un superject :
« le terme de sujet a été retenu, car en ce sens il est
familier et philosophique. Mais il est trompeur. Le terme de
« superject » conviendrait mieux. »56(*).
L'entité est à la fois cause et produit de son
devenir. Le sujet est l'auteur du processus, le superject est la
nouvelle unité synthétique qui émerge du processus.
« De cette façon, une entité
actuelle satisfait à la notion spinoziste de substance : elle est
causa sui. »57(*).
Whitehead avec le mécanisme de préhension se
fait héritier de Leibniz. Il remplace le concept leibnizien de
perception par la préhension, il le libère de sa connotation de
représentation des choses pour ne garder que l'idée de
l'unification dans la pluralité et utilise le terme feeling, sentir dans
un sens plus large que Leibniz.
« Il [Leibniz] emploie les termes
« perception » et « aperception » pour
désigner les manières, inférieurs et supérieurs,
dont chaque monade peut en prendre une autre en considération, autrement
dit pour désigner les modes de mise en présence. Mais ces termes
sont trop étroitement apparentés à la notion de conscience
qui, dans ma doctrine, n'accompagne pas nécessairement
l'expérience. De plus, ils sont inextricablement liés à la
notion de perception représentative, que je rejette. (...)Prenant
modèle sur Leibniz, j'utilise donc le terme
« préhension » pour désigner la
manière générale dont une occasion d'expérience
peut inclure, comme partie de sa propre essence, une autre entité d'un
autre type. Ce terme ne suggère ni conscience, ni perception
représentative. »58(*)
Effectivement, chez Leibniz, la perception, c'est la
capacité que possède une monade de se représenter à
l'intérieur d'elle-même les choses externes, comme un miroir, un
reflet de l'extérieur.
La dynamique du monde repose sur l'agencement des perceptions
de chaque monade, puisque tout est perception du même univers, quand une
perception change, les autres sont affectées intérieurement par
leurs propres lois et par ce changement, elles s'accordent (nous
développerons dans la suite du mémoire l'harmonie
préétablie et les mécanismes monadologiques.). On
s'aperçoit que ce caractère représentatif n'existe pas
chez Whitehead, il reprend seulement dans la notion de perception,
l'idée de capture, de saisie des autres créatures monadiques et
l'enrichissement interne mutuel.
1.3.5 Forme subjective, subjective aim et
appétition
La seconde phase après la perception et la
préhension, c'est la transformation de la monade et de l'entité
actuelle, ce processus a lieu grâce à l'appétition chez
Leibniz et la forme subjective ou subjective aim chez Whitehead.
Par « appétition », Leibniz entend
le passage d'une perception à une autre dans la monade, c'est un
mouvement interne : « l'action du principe interne qui fait
le changement ou le passage d'une perception à une autre peut être
appelé appétition : il est vrai que
l'appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à la
perception où il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et
parvient à des perceptions nouvelles. »59(*)
La monade appète vers telle ou telle perception.
L'appétition est synonyme de volition, volonté de chaque
particulier d'atteindre ce vers quoi il tend.
Whitehead s'inspire clairement de Leibniz, la forme
subjective, c'est cette appétition, volition qui dans l'entité
actuelle se manifeste par « l'inquiétude » à
l'origine de la recherche de la satisfaction du but subjectif de chaque
entité.
« L'appétition est un fait immédiat
qui inclut en lui-même un principe d'inquiétude, contenant une
réalisation de ce qui n'est pas mais est susceptible
d'être. »60(*)
Non seulement, Whitehead reprend le terme leibnizien
d'appétition mais il lui donne la même signification, c'est cette
volition qui tend vers une fin particulière.
Effectivement, une entité actuelle se modifie, atteint
sa satisfaction parce qu'elle est dotée d'une forme subjective, elle
tend à un but subjectif, le subjective aim qui se résout
en une décision finale. Autrement dit, une fois que l'entité
actuelle réalise son but personnel, elle atteint sa satisfaction et
devient réelle. Une fois la satisfaction atteinte, l'entité
devient matérielle et n'a plus de raison d'être, elle cesse
d'être sujet et devient datas (données) pour la constitution et
l'émergence d'autres entités. C'est ainsi que le passé
contribue à faire le présent chez Whitehead.
L'entité actuelle contrairement à la monade de
Leibniz périt. Mais si le sujet périt, le but atteint, le
résultat subsiste, il a une immortalité objective, les datas
deviennent ces potentialités qui participent à l'avancée
créatrice de monde.
« Les entités actuelles
« dépérissent perpétuellement »
subjectivement, mais sont immortels objectivement. En
dépérissant, l'actualisation acquiert l'objectivité, tout
en perdant son immédiateté subjective. Elle perd la
causalité finale qui est son principe interne d'inquiétude et
elle acquiert une causalité efficiente par laquelle elle devient le
fondement de l'obligation qui caractérise la
créativité. »61(*)
Whitehead avec la subjectivité, c'est à dire les
attitudes mentales personnelles des entités, introduit le principe
d'intentionnalité et reprend en d'autres termes l'appétition de
Leibniz.
1.3.6 Perspectives, interconnexions et
entre-expressions
A présent, on s'aperçoit que Whitehead comme
Leibniz expose un monde fait de liens, de connexions,
d'interdépendances, c'est un monde qui s'entre-répond,
s'entre-exprime. Un univers harmonieux. Pour Leibniz, le monde se renouvelle et
progresse grâce à l'harmonie préétablie. Les monades
qui sont des miroirs vivants, des images de l'univers, représentent
l'univers selon un point de vue. L'univers n'existe pas en lui-même c'est
à dire en dehors de la monade. Il est le résultat de l'ensemble
de toutes les perspectives. Dieu est le seul à avoir une vision globale
de l'univers, c'est lui qui crée les perceptions, les perspectives et
les connait toutes, perspectives particulières et perspectives
générales (comme un puzzle). C'est donc Dieu qui comme un chef
d'orchestre va unifier les points de vue en accordant les perceptions des
monades entre elles.
Effectivement, L'état d'une monade entraine la
transformation interne d'autres monades de manière instantanée
puisque étant donné que chaque monade représente tout
l'univers et qu'elles représentent toutes le
même univers alors à l'instant T durant lequel il y'a changement
interne, il va y avoir correspondance et accord des perceptions de chaque
monade pour former un Univers inédit.
Pour Whitehead aussi, l'univers entier exprime en chaque
événement une « perspective » unique et
originale :
« Souvenez vous que l'idée de perspective
est assez courante en philosophie. Elle fut introduite par Leibniz, avec sa
notion des monades reflétant des perspectives de l'univers, j'utilise la
même notion, seulement je ramène ces monades dans les
événements unifiés dans l'espace et le
temps. »62(*).
Dès lors comme Leibniz, Whitehead affirme que chaque
entité abrite en elle-même le reste du monde :
« Il est évident que je puis recourir
à la phraséologie de Leibniz et dire que chaque volume
reflète en lui tout autre volume de l'espace. »63(*).
Chaque entité envahit le monde entier. Effectivement,
l'entité de Whitehead en intégrant dans sa configuration les
datas des autres entités, intègre en elle une partie de toutes
les autres entités dans lesquelles elle a puisé, chaque
entité s'étend sur la suivante ainsi les entités se
reflètent entre elles comme la monade, miroir de l'univers
reflète à l'intérieur d'elle-même les autres
monades. Et chaque entité parce qu'elle vise une satisfaction
personnelle et subjective finit par avoir une expérience perceptive
unique qui forme un point de vue singulier de l'univers, un point de vue
original. Cette affirmation repose sur l'adhésion au principe des
indiscernables présenté par Leibniz, il n y a pas une
entité qui soit semblable à une autre comme il n y a pas une
monade semblable à une autre et chaque particulier forme une partie du
tout, un point de vue particulier de L'univers.
CONCLUSION : Nous pouvons affirmer sans risque que la
philosophie organique est une monadologie. J.Wahl l'atteste :
« Leibniz paraît être un des philosophe dont Whitehead se
rapproche le plus. Whitehead a tenté de constituer une monadologie sans
monades, comme il tente de constituer un atomisme sans atomes. ».
64(*)
1.4 Conclusion générale
Nous espérons avoir réussi à
démontrer dans cette première partie pour quelles raisons
Whitehead est parmi ses contemporains, le philosophe qui se rapproche le plus
de Leibniz. Il partage avec le philosophe allemand, des visées
intellectuelles similaires (mathématique, métaphysique,
esthétique) et poursuit certains projets entrepris par Leibniz
(formalisme logique, entreprise de conciliation de la religion avec la
science). Il réhabilite le dynamisme leibnizien et reprend les grands
thèmes de la monadologie (mentalisme, individuation du réel,
perception, perspective, appétition) pour les insérer dans sa
philosophie organique au point que certains commentateurs affirment que
Whitehead nous expose une monadologie sans monades.
Cela dit, il existe des points de rupture entre les deux
systèmes métaphysiques. Ce sera l'objet de notre seconde partie.
Nous allons voir que Whitehead ne se contente pas de plagier Leibniz, il le
réactualise, il se le réapproprie pour mieux affirmer ses propres
positions et convictions philosophiques.
2.
WHITEHEAD ACTUALISE ET SE REAPPROPRIE LEIBNIZ
Pour Whitehead, le sujet est dans le monde, ce n'est pas le
monde qui est contenu dans le sujet (c'est-à-dire dans l'homme ou la
monade leibnizienne). Or, Leibniz renferme le monde dans le sujet-monade, la
description de la conséquence du solipsisme « je suis mon
monde » (Wittgenstein, aphorisme 5.63) correspond à la
doctrine monadologique de Leibniz, ce dernier affirme que si tout l'univers
extérieur au sujet était détruit, il continuerait à
exister en lui. Mais pour autant, la doctrine leibnizienne n'est pas solipsiste
puisque les monades communiquent entre elles, effectivement, le réel
est constitué d'une pluralité de monades qui interagissent entre
elles, il n'est pas question de l'existence d'une monade unique à partir
de laquelle se déploierait le monde. Leibniz avance uniquement à
titre d'hypothèse, l'idée de la persistance de l'existence du
monde dans une monade unique si le monde extérieur
était détruit mais ce n'est pas le cas, ce scénario est
évoqué uniquement pour illustrer l'autonomie et
l'indépendance des monades. Cela dit, Leibniz isole les monades, elles
sont dans le monde mais elles n'ont pas besoin de l'extérieur pour
exister et se développer. Whitehead s'oppose à cette doctrine, il
ouvre la monade pour lui faire rencontrer le monde extérieur de
manière directe, effectivement, il la rend dépendante de
l'extérieur. Les entités actuelles sont ces créatures
monadiques en connexion avec leurs semblables, elles s'ouvrent aux autres,
elles ne sont plus closes et le monde c'est cela, une somme d'inter-connexions.
Ce revirement whiteheadien est influencé par la logique contemporaine.
La logique contemporaine rejette la notion de substance, il n y a pas
d'entités substantielles closes, tout n'est qu'interconnexions, liens,
c'est un monde néo-pythagoricien et non un monde aristotélicien.
Les idées postmodernes intégrées par
Whitehead contribuent également à le distancier de Leibniz : 1)
L'ouverture spatiale, avec Cues, Bruno et Copernic transforme l'univers
clos des grecs en un univers désormais ouvert et infini. 2) L'ouverture
temporelle avec Spencer, Wallace et Darwin conduit l'humanité à
se trouver confrontée à la profondeur infinie du temps, son
passé comme son futur évoluent et devient imprévisible. 3)
L'ouverture conscientielle, avec Maxwell, Myers et Freud ouvre la nature
à la conscience.65(*)Ainsi, la cosmologie de Whitehead en intégrant
l'ouverture spatiale et temporelle va peindre un univers
géométriquement ouvert, en concrescence, qui s'accroît dans
le temps, c'est à dire qui évolue et avance vers sa futurisation,
c'est un monde avec un passé et un futur, un monde qui tend vers
l'avenir de manière imprévisible, c'est un univers historique,
inscrit dans le temps et l'espace. Cet univers se démarque de l'univers
leibnizien, préformé qui se déploie, s'épanouit de
manière déterminée. Dieu va donc jouer un rôle
différent pour Whitehead et Leibniz. Whitehead intègre Dieu dans
le monde et donc dans l'espace et le temps, c'est un Dieu immanent, tandis que
Leibniz décrit un Dieu transcendant, Maître en son royaume.
On s'aperçoit que Whitehead ne se contente donc pas de
reprendre Leibniz, il l'actualise, se le réapproprie pour former une
cosmologie qui repose sur ses propres convictions philosophiques.
2.1 Fin de l'isolation des monades : l'ouverture
et la rencontre avec l'extérieur
2.1.1
Désubstantialisation du monde
La monadologie de Leibniz repose sur la notion de substance.
La substance, c'est cette réalité sous-jacente qui supporte les
qualités, c'est la base, ce qui ne dépend que de soi pour
exister, c'est la chose elle-même. L'étymologie du mot substance
est composée du terme stancia, l'être et
sub, en dessous ; la substantia c'est la chose en soi,
qui est sous l'être. Aristote est celui qui fonde ce concept de
substance, l'ousia , c'est ce substrat, ce support qui
contient les modes et qualités d'une chose. La substance, c'est donc ce
qui persiste malgré le changement et reçoit les attributs.
Leibniz considérera le sujet-monade comme cette substance qui ne
dépend que de soi ou du concourt de Dieu pour exister. Effectivement, la
monadologie de Leibniz repose sur le concept grammatical logique de
sujet-prédicat. Le sujet c'est la substance et le prédicat,
l'attribut. Dès lors, tout ce qui existe est une substance individuelle,
un sujet qui se définit par ses prédicats. Le sujet contient en
lui tout ses prédicats si bien que si l'on a une connaissance parfaite
du sujet alors on peut déduire tout ses prédicats. Leibniz dans
l'article 8 du Discours Métaphysique donne l'exemple de Dieu
qui à partir de la notion individuelle ou hecceïté
d'Alexandre le Grand est capable de reconnaître tous ses prédicats
et de prédire à priori tout ce qui lui arrivera.
Ceci est possible grâce à la notion de complétude du sujet,
c'est-à-dire qu'il contient en lui d'un seul bloc tout ses
prédicats : praedicatum inest subjecto.
Dès lors, puisque tous les prédicats sont
enveloppés dans ma notion, il s'ensuit que tout âme, substance ou
sujet est un monde à part qui contient tout l'univers et ne
dépend du concours de rien d'autre hormis de celui de Dieu. Le monde est
constitué d'univers clos sans relations directes et pour les accorder,
on fait alors appel à Dieu et à l'harmonie
préétablie.
Whitehead critique cela, il reproche à Leibniz, de
faire intervenir le Deus ex machina pour régler le
problème de l'interaction. De plus, Whitehead trouve illégitime
de faire une exception pour Dieu alors que les monades sont sans portes ni
fenêtres, si les relations externes sont impossibles alors pourquoi
permettre à Dieu d'agir sur les monades.
Whitehead considère que c'est le concept de substance
qui mène vers de telles incohérences. Whitehead s'oppose à
ce concept de substance devenu désuet puisque la logique moderne a
remplacé la logique aristotélicienne de l'inclusion par celle des
relations. L'opposition binaire sujet-prédicat, hérité
d'Aristote est une erreur métaphysique selon Whitehead. Le monde ne se
divise pas en substances et qualités. C'est le langage et la
simplification qui a produit cette division artificielle. On a reporté
la structure grammaticale sujet-prédicat sur la description et
l'observation du monde. Exemple : à partir de l'observation
« Pierre mange », on en a déduit qu'il existait une
entité Pierre, sujet du changement auquel on pouvait attribuer plusieurs
qualités qui dépendaient de lui mais dont lui ne dépend
pas d'elles. Or, cette conception simplifie le réel, la
réalité est bien plus complexe et riche. Cette manière
commode de penser pose une entité fixe, permanente, qui demeure or
Whitehead s'oppose à l'idée que nous persistons, il
considère que nous sommes par intermittences, il n'y a pas
d'identité statique, nous changeons sans cesse. La substance a
endigué les puissantes manifestations du changement ignorant le passage
de la nature. Selon Whitehead, c'est la notion de substance qui a mené
vers la considération d'une matière inerte et fixe. Elle fut
certes féconde mais aujourd'hui, elle atteint ses limites. La physique
moderne ne parle plus de matière mais d'énergie, de flux.
Whitehead préconise de remplacer le concept de substance par celui de
forme, de relation, de durée et de variation. Clotilde Maupin dans son
article Le procès de l'expérience dans la philosophie de
Whitehead, il y a un monde sans nous66(*), déclare que « En somme, il
s'agit toujours de rendre raison d'une réalité tout ourdie de
permanence et traversée de changement ».
Ainsi avec la désubstantialisation qu'opère
Whitehead, « la pierre grise » n'est plus cette substance
doté de « griséité » mais la
« pierre grise » est un événement qui
survient dans l'espace-temps. C'est cette société de
molécules séparées en agitation violente. Mais ce n'est
pas que cela, c'est aussi bien d'autres choses, cela dépend du contexte
spatio-temporel. Comme l'explique J. L. Gautero67(*), Whitehead est contre l'idée que l'herbe n'est
pas verte et qu'elle est le rassemblement d'une multitude d'atomes
incolores. Pour Whitehead « L'herbe est verte et elle
est une société d'atomes incolores « (et sans doute
est-elle bien d'autres choses encore : ce qu'elle est pour un moucheron
qui s'y pose, ce qu'elle est pour la terre dans laquelle elle s'enracine,
etc.). On a pu définir assez justement la philosophie de Whitehead comme
un empirisme spéculatif [li]. On pourrait tout aussi bien la
définir comme un réalisme pluraliste. »68(*)
Whitehead en désubstantialisant le monde s'éloigne de
Leibniz.
Le monde pour le philosophe anglais est fait
d'événements connectés et interdépendants, un monde
néo-pythagoricien plutôt qu'aristotélicien. Il faut donc
ouvrir la monade et l'intégrer dans le monde. Cette conception rompt
avec la vision traditionnelle des substances closes qui renferment le monde.
2.1.2 relations externes versus relations internes
Whitehead en rejetant chez Leibniz l'isolation substantielle
des monades, ouvre la monade et l'a fait interagir avec les autres. Les monades
deviennent des entités actuelles qui s'ouvrent au monde extérieur
pour rencontrer directement ce qu'il contient (relations externes).
Effectivement, les entités par le mécanisme de préhension
capturent chez leurs semblables ce dont elles ont besoin pour se modifier mais
elles deviennent aussi des datas, des transmetteurs pour les autres
entités. Elles participent directement à la formation du monde
objectif et ceci de manière éternelle (immortalité
objective). Les relations qui tissent le monde sont externes car chaque
entité se confronte à autrui et s'enrichit grâce à
cette confrontation directe. Ce sont ces relations externes qui
régissent le monde. Si Whitehead s'oppose à la doctrine des
relations internes proposée par Leibniz, c'est pour mieux asseoir son
réalisme philosophique. En effet, Leibniz considère que le monde
est fait d'une multiplicité de substances individuelles se
définissant par des prédicats. Le principe de complétude
s'ajoute à cette assertion pour exprimer le fait que le sujet contient
en lui la totalité de ses prédicats. Dès lors, si tous les
prédicats sont enveloppés dans ma notion, il s'ensuit que tous
mes états sont les pures conséquences de ma notion, mon
développement se fait de manière interne, nul besoin d'introduire
des relations externes. Leibniz dans l'article 7 de la
Monadologie :
« Il n y a pas moyen aussi d'expliquer comment une
Monade puissent être altérée ou changée dans son
intérieur par quelque autre créature ; puisque on n'y
saurait rien transposer, ni concevoir en elle aucun mouvement interne qui
puisse être excité, dirigé, augmenté ou
diminué là dedans ; comme cela se peut dans les
composés, où il y a des changements entre les parties. Les
Monades n'ont point de fenêtres, par lesquelles quelque chose y puisse
entrer ou sortir. (...). ».
S'il n'y a point de fenêtre par laquelle
l'extérieur puisse entrer ou sortir alors je ne dépends pas du
monde extérieur pour me développer. Whitehead rompt avec cette
conception. Il est nécessaire que le monde externe agisse sur chaque
entité par des portes et des fenêtres : le brin d'herbe
préhende le rayon de soleil qui le frappe et la chaleur de ce rayon de
soleil ; la terre dans laquelle le brin d'herbe s'enracine préhende
l'humidité de cette terre ; la planète préhende le
soleil qui exerce sur elle une force d'attraction. C'est donc un monde social
que décrit Whitehead, une communauté solidaire composée
d'individus pluriels et complémentaires qui tissent en se liant
l'univers en procès. Toutefois,
les entités de Whitehead se modifient intérieurement comme chez
Leibniz mais ce changement interne a lieu par un échange direct avec
l'extérieur.
Les entités actuelles préhendent les autres
entités en y entrant et sortant comme elles le feraient par
l'intermédiaire d'une fenêtre parceque « Toute
entité actuelle est par sa nature sociale »69(*).
C'est la rigueur et cohérence de Leibniz qui le
mène à exclure les relations externes, la monade étant
atomique et n'ayant point de parties donc d'influence externe, elle est de
nature mentale et isolée. Whitehead moins rigoureux mais attaché
à l'interaction du sujet avec le monde extérieur,
préfèrera la solution d'un réel constitué
d'événements en relation directe, un monde fait d'interconnexions
et de liens sociaux.
CONCLUSION : Whitehead reprend à Leibniz, le
panpsychisme, l'atomisation, les mécanismes monadiques (perception,
entéléchie, appétition, perspective) mais rejette les
relations internes et la substantialisation (substance-attribut) pour mieux
asseoir ses convictions philosophiques : le sujet est dans le monde,
l'extérieur agit sur lui, en effet, c'est par des relations externes que
le sujet s'enrichit et se développe.
2.2 Ouverture et réalisme spatio-temporelle
2.2.1 L'espace
L'univers de Whitehead est ouvert et infini, il s'inscrit dans
l'espace. Mais à vrai dire, comment Whitehead définit
l'espace ?
L'élément concret de l'espace, c'est le volume,
c'est-à-dire un ensemble, une région dans lesquels les
entités s'incluent les unes, les autres. Ce volume d'espace a une
réalité, c'est ce qui permet à la fois de limiter les
choses et de les rassembler. L'idée de réceptacle platonicien a
beaucoup influencé Whitehead qui considère que le monde est ce
réceptacle d'espace-temps, ce milieu dans lequel les choses
évoluent. L'espace a une réalité, une consistance mais il
est relation, il est donc insensé de considérer qu'un
événement est localisé à tel ou tel endroit en un
moment précis, un objet est dans tout son voisinage, il est par rapport
à son voisin. Par exemple, l'atome occupe un volume d'espace mais le
fait qu'il soit dynamique, c'est à dire sans cesse en mouvement, en
agitation fait qu'il n'est pas localisable à tel endroit, il l'est
seulement par rapport à l'autre atome qui l'avoisine. Whitehead adopte
donc une vision relativiste de l'espace, l'influence d'Einstein y est pour
beaucoup.
« J'adopterai toujours la conception relativiste,
la première raison est que celle-ci semble mieux s'accorder avec la
thèse philosophique générale de la relativité que
présuppose la philosophie de l'organisme. »70(*)
Les événements s'inscrivent dans des volumes
spatiaux mais la localisation de l'événement est relative.
Whitehead défend donc une position réaliste et relativiste,
l'espace est une réalité, ce n'est pas une illusion de notre
esprit.
Leibniz, à l'inverse considère l'espace comme
une abstraction, une idéalisation qui n'a pas de réalité
concrète, l'espace a le même statut que les nombres, il n'existe
que comme possibilité contenue dans l'entendement divin.
« On dit que l'espace ne dépend point de la
situation des corps. Je réponds qu'il est vray qu'il ne dépend
point d'une telle ou telle situation des corps ; mais il est cet ordre qui
fait que les corps sont situables, et par lequel ils ont une situation entre
eux en existant semblable, comme le temps est cet ordre par rapport à
leur position successive. Mais s'il n'y avoit point de créatures,
l'espace et le temps ne seraient que dans les idées de
Dieu. »71(*)
L'espace est un phénomène, c'est la perception
par la monade-esprit d'un rapport, d'un ordre entre les existants. L'espace
n'existe pas en soi, il n'existe que pour les créatures. L'espace est
défini comme cette relation que perçoit la monade âme entre
les coexistents. L'espace est donc une relation et un rapport ordonné
entre des objets. Il n'est pas absolu mais relatif.
« Pour moy, j'ay marqué plus d'une fois que
je tenois l'espace pour quelquechose de purement relatif, comme le temps ;
pour un ordre de coexistences, comme le temps est un ordre de successions. Car
l'espace marque en termes de possibilités un ordre des choses qui existe
en même temps, en tant qu'elles existent ensemble sans entrer dans leurs
manières d'exister particulières et lors qu'on voit plusieurs
choses ensembles, on s'aperçoit de cet ordre des choses entre
elles. » 72(*)
Whitehead rejoint Leibniz sur le relativisme et s'oppose
à la vision newtonienne d'un espace-temps absolu. Leibniz
considère que l'espace désigné comme une
réalité est une erreur philosophique due à la
mathématisation du monde :
« Ce sont des imaginations des philosophes
à notions incomplètes, qui se font de l'espace une
réalité absolue. Les simples mathématiciens qui ne
s'occupent que de jeux de l'imagination, sont capables de se forger de telles
notions, mais elles sont détruites par des raisons
supérieures. »73(*)
C'est exactement la même critique que fait Whitehead
lorsqu'il parle de « concrétisation mal
placée ». Les abstractions de l'esprit sont prises pour la
réalité. Mais alors que Leibniz est cohérent et va
jusqu'au bout en considérant l'espace comme une imagination de l'esprit,
Whitehead l'est beaucoup moins en faisant de l'espace-temps une exception qui
échappe à la règle de la concrétisation mal
placée. Or, comment peut-il légitimement rejeter le
substantialisme et la localisation simple qu'il considère comme des
concepts mathématiques idéaux et soutenir dans le même
temps que l'abstraction espace-temps a une réalité ? Whitehead
manque de cohérence.
Leibniz est plus rigoureux et cohérent mais ses
conclusions mènent vers une conception qui rapporte tout ce qui est dans
la réalité à la pensée du sujet. Whitehead reste
attaché à l'idée que ce qui existe est bel est bien
réel indépendamment de l'esprit du sujet et c'est pour cela qu'il
fait de l'espace une réalité dans laquelle s'inscrivent ses
entités actuelles.
2.2.2 Le temps
Le temps pour Whitehead est aussi relatif. Il n y a pas un
temps absolu mais il y'a différents temps, des séries temporelles
discordantes. De plus, le temps est réel, il possède une
épaisseur temporelle, c'est-à-dire que le temps est atomique, il
est fait de plaques de durées. Whitehead parle de durées
époquales, ce sont de véritables tranches de durée qui
sont toutes distinctes les unes des autres.
« Eu égard au temps, cette atomisation
prend la forme spécifique de la théorie
époquale. »74(*)
Le temps concret pour Whitehead, c'est la durée.
Whitehead s'oppose à la conception classique d'un temps
considéré comme succession. Par là même, il
s'éloigne de Leibniz et de sa théorie du temps. Effectivement,
pour Leibniz, le temps comme l'espace n'est qu'un phénomène,
c'est un ordre de succession.
« Toute ce qui existe du temps et de la duration,
périt continuellement. Et comment une chose pourrait-elle exister
éternellement, qui à parler exactement n'existe jamais ?
(...) Du temps n'existe jamais que des instants, et l'instant n'est pas
même une partie du temps. Quiconque considérera ces observations
comprendra bien que le temps ne saurait être qu'une chose
idéale. »75(*)
Pour Leibniz, le temps est l'ordre de succession des choses
qui donne l'impression que quelque chose s'écoule et dure selon une
partition : passé, présent et futur. Prenons l'exemple d'une
pellicule de film, c'est une simple succession d'images distinctes sur un plan
fixe, or une fois la bobine de film en déroulement, le spectateur
perçoit le temps dans cette succession d'images qui défilent
devant lui c'est à dire le passé, le présent et le futur.
Or, le temps en soi n'est rien, c'est juste la suite d'un enchaînement,
en dehors de la succession d'image de la pellicule, il n y a rien, pas de temps
réel. La durée est donc un simple phénomène, une
imagination de l'esprit.
« L'espace et l'ordre des coexistences et le temps
est l'ordre des existences successives : ce sont des choses
véritables mais idéales comme les Nombres. »76(*)
Whitehead refuse d'intégrer cette conception dans sa
philosophie, le temps n'est pas une succession, le temps a une densité,
une réalité, l'événement s'inscrit au sein d'une
trajectoire historique plus ou moins brève (par exemple
l'électron a une durée plus ou moins brève.). Whitehead
s'appuie sur l'expérience de la durée qui lui fournit sa
théorie sur le temps.
De plus, Il intègre les événements dans
le temps pour que l'univers ait une trajectoire historique. L'univers
cosmologique de Whitehead entend correspondre à la description de la
physique moderne d'un univers infini, en extension dans l'espace-temps.
Whitehead ne souhaite pas enfermer sa philosophie dans un idéalisme
subjectif, il veut la rendre applicable et la conformer au réalisme
scientifique, c'est pour cela qu'il prend ses distances avec certaines
thèses leibniziennes. D'autant plus que l'on peut se demander si la
tentative leibnizienne d'éliminer le temps n'est pas contradictoire et
infructueuse. Il paraît difficile de soutenir avec Leibniz que le monde
est dynamique, qu'il se développe et donc qu'il croît s'il ne
s'inscrit pas dans le temps. L'accroissement étant synonyme de mouvement
et donc de simultanéité, on peut penser que Leibniz se contredit.
Reprenons l'exemple de la pellicule de film, c'est lorsque l'on porte notre
regard sur telle et telle image et que l'on commence à découper
la bobine en parties distinctes, que nous ressentons ce sentiment de succession
et de simultanéité, or la bobine est une, elle contient toutes
ces images de manière monolithique. C'est ce qu'avance Leibniz. Or,
c'est parce que tel image a été prise à un instant t,
qu'elle se trouve éternellement et en un seul bloc dans la bobine. C'est
seulement parce que le prédicat est à un moment donné dans
le sujet qu'il le reste à jamais. Par exemple, c'est parce que Alexandre
a vaincu Darius à un instant t que la notion d'Alexandre contient
éternellement le prédicat « a vaincu
Darius ». On ne peut pas dire Alexandre contient éternellement
le prédicat « a vaincu Darius » puisque cela revient
à ne rien dire du tout au final. Il y a une antériorité du
temps. De plus, il est nécessaire de poser un temps extérieur aux
monades puisque lorsqu'elles s'accordent ou qu'elles passent d'un état
à un autre, il y a une simultanéité. Le temps a bien donc
une réalité, il n'est pas interne ou illusoire.
CONCLUSION : L'espace et le temps chez Leibniz sont
considérés comme des phénomènes, ce sont les effets
de la perception. L'espace et le temps n'ont pas de réalité
tangible, ce sont des imaginations de l'esprit. Dès lors, il n y a que
les monades, le vinculum substantiale et Dieu qui existe chez Leibniz,
hors de cela rien d'autre. Whitehead en reconnaissant la réalité
de l'espace-temps et en y insérant ses entités va rompre avec la
conception qui rapporte certains aspects de la réalité au
système cognitif du sujet, il adopte un réalisme scientifique,
à savoir que les phénomènes étudiés en
science sont bel et bien réel, ce ne sont pas des constructions de
l'esprit. De plus, Whitehead en insérant le monde dans l'espace-temps,
va être conduit à décrire un univers ouvert, en
construction, imprévisible, spontané, très lointain du
monde préformé de Leibniz.
2.3 Dieu et le monde
2.3.1 Deus in et cum machina versus Deus ex
machina
Whitehead s'oppose à la conception chrétienne
traditionnelle de Dieu.
A.H. Johnson 77(*) énumère les trois thèmes majeurs
qui selon Whitehead influencèrent la pensée
chrétienne : Dieu est considéré comme 1) Un empereur
majestueux, 2) Une source morale (un législateur), 3) Le premier
principe métaphysique. Ces trois thèmes sont
prééminents dans la pensée leibnizienne de Dieu.
« Dans la grande période de formation de la
philosophie théiste, qui, contemporaine de la civilisation, se termine
avec l'émergence du mahométisme, trois courants de pensées
apparaissent : avec de nombreuses variations de détails, elles
représentent Dieu à l'image du dirigeant impérial, de
l'énergie morale personnifiée, ou d'un principe philosophique
ultime. »78(*)
Ces trois thèmes sont prééminents dans la
pensée leibnizienne de Dieu. Effectivement, Leibniz qualifie Dieu de
personnage parfait c'est-à-dire qu'il est puissant, omniscient, sage et
bon (article 1 Discours de métaphysique). Il est la cause
intelligente, l'architecte, l'ingénieur, le principe premier
métaphysique du monde ; mais aussi le législateur morale de
la cité (article 35 du Discours de métaphysique). Son
omnipotence, son omniscience et sa sagesse s'allient à sa bonté
et font de lui, l'empereur, le monarque de l'univers. La définition
leibnizienne de Dieu correspond à la doctrine traditionnelle
décrite ci-haut puisque Dieu est cet empereur majestueux, source morale
par sa bonté et sagesse et principe métaphysique premier par sa
science et sa puissance. Le Dieu empereur de Leibniz est absolu, il transcende
le monde, il est supra-naturel et extérieur à la
création. Whitehead rejette cette vision, il retient de la conception
chrétienne traditionnelle, l'idée d'un Dieu source morale de
l'univers, il s'oppose à la définition d'un Dieu tout puissant,
empereur ou commandant et considère Dieu comme principe
métaphysique fondamentale du monde mais pas le premier et l'unique. Il
va mettre l'accent sur un Dieu amour, principe d'attraction et
d'exemplification pour le monde, un Dieu qui tente de convaincre, de persuader
mais qui n'impose pas : « Dieu est l'appât du sentir,
l'éternelle poussée du désir. Sa pertinence
particulière à chaque acte créateur, tel qu'il
découle de son point de vue conditionné dans le monde, le
constitue en objet de désir initial établissant la phase initiale
de chaque but subjectif. »79(*) .
Whitehead diminue la puissance divine, retire à Dieu
certaines prérogatives exceptionnelles (création première
et unilatérale du monde, indépendance vis-à-vis de la
nature etc.) afin de le rendre plus proche et l'intégrer à
l'intérieur du monde, c'est un Dieu immanent même si
Whitehead affirme le contraire :
« la notion de Dieu est celle d'une entité
actuelle immanente au monde actuel, mais transcendant toute époque
cosmique finie - un être à la fois actuel, éternel,
immanent et transcendant. »80(*).
Effectivement, le Dieu de Whitehead ressemble au Dieu de
Spinoza, c'est un Dieu immanent, il est le monde, la nature même, c'est
un Dieu vivant qui croît et se modifie avec le monde, il dépend de
celui-ci. S'il transcende le monde des autres entités actuelles comme
les entités actuelles le transcendent, il est abusif de qualifier le
Dieu de Whitehead de transcendant au sens strict du terme. Certes, il est
supérieur par certains aspects aux autres entités actuelles mais
il est une entité actuelle comme les autres dans le sens où il
dépend du monde et s'intègre dans le monde, ce n'est pas un Dieu
externe mais bien un Dieu immanent. Dieu a le même statut que les autres
entités, c'est une entité actuelle, une occasion
d'expérience qui préhende le monde, seulement, il remplit
certaines fonctions qui ne sont pas à la portée des
entités ordinaires. C'est cette nature conséquente de Dieu qui le
rend concret et fait qu'il est vivant, il se modifie en préhendant
l'univers, c'est un superject, il a un rapport avec le monde et se
soumet aux mêmes mécanismes qui régissent le processus de
devenir d'une entité. Ce pôle physique fait que Dieu est
présent dans la créativité et dans l'avancée du
monde, il participe à la création.
Cette doctrine est très éloignée de celle
de Leibniz, le Dieu de Leibniz ne dépend pas du monde, il n'est pas une
monade suprême qui aurait seulement un rang hiérarchique plus
élevé, chez Leibniz, il y a une véritable
discontinuité entre Dieu et ses créatures, Dieu diffère de
ses créatures. Le Dieu de Leibniz est transcendant, il est le
créateur, la raison suffisante de l'existence de tout ce que contient
l'univers. Ce qui existe est le résultat de la finalité et du
contrôle divin. Les choses possibles, les essences comme les choses en
acte dépendent de Dieu puisque les possibles se trouvent dans
l'entendement divin, effectivement, sans Dieu, il n'existerait pas d'essences,
de potentialités, en outre, c'est Dieu qui par un choix décide de
les faire passer à l'existence. Autrement dit, les essences comme les
existences actuelles ne sont pas autonomes, elles dépendent de
l'existence de Dieu. Chez Whitehead, c'est différent, les
possibilités ou objets éternels sont des entités autonomes
présentes dans l'univers, indépendantes de l'existence de Dieu.
Mais Dieu est indispensable pour les ordonner afin qu'elles forment des
séries compatibles pour entrer dans les existences, Dieu chez Whitehead
par sa nature primordiale et son omniscience est ce principe régulateur,
ordonnateur, sans lequel il n y aurait pas de valeur et d'ordre dans le monde.
Il est le fondateur de la rationalité. Par ce pôle conceptuel, il
donne sens et cohérence. Dieu est donc permanence par sa nature
primordiale et flux par sa nature conséquente.
Chez Whitehead, l'existence de Dieu contrairement à
Leibniz n'est pas nécessaire pour que l'univers existe mais Dieu doit
exister pour que le monde ne soit pas irrationnel, qu'il ait un sens et qu'il
ne soit pas absurde.
Dieu est ce principe exemplificateur qui fait que le monde
s'ajuste sur lui et devient rationnel et sensé, à défaut
de cela, le monde serait chaotique et avancerait de manière aveugle.
Dieu n'est pas un souverain ou un législateur impérial, il est le
principe d'attraction, d'amour vers lequel le monde tend. Le Dieu de Whitehead
est un deus in et cum machina, c'est un ami, un compagnon ce n'est pas
un père ou un tuteur, un imperator ou encore un deux
ex machina qui permet de résoudre un problème.
Whitehead reproche à Leibniz de concevoir Dieu comme un
deux ex machina, un Être à qui on fait appel de
manière permanente pour faire interagir les monades entre elles. Ce
concours permanent n'est pas une explication satisfaisante pour rendre compte
des relations qui existent entre les entités.
De plus, la contradiction de Leibniz se situe dans le fait
qu'il fait une exception pour Dieu, si les relations externes sont interdites
pourquoi Dieu peut agir sur la monade : « Cependant, on ne
peut donner la raison pour laquelle la monade suprême, Dieu,
échappe au destin commun de l'isolement. Les monades, selon cette
conception, n'ont aucune fenêtre les unes sur les autres. Pourquoi
ont-elles des fenêtres sur Dieu, et pourquoi Dieu a-t-il des
fenêtres sur elles ? »81(*)
Ces critiques de Whitehead partent d'une mauvaise
compréhension de la philosophie de Leibniz. D'une part, Leibniz
lui-même dit : « mais pour résoudre des
problèmes, il n'est pas assez d'employer la cause
générale, et de faire venir ce qu'on appelle Deum ex
machina. »82(*).
De plus, nulle part dans ses écrits, il n'exprime l'idée
qu'il faille sans cesse recourir à Dieu pour qu'une monade s'accorde
avec une autre, si c'était le cas Dieu serait débordé.
L'harmonie préétablie, c'est le fait que Dieu ait
réglé l'univers de telle manière que les monades se
règlent selon leurs propres lois lorsqu'il y a changement dans
l'univers. Dieu est cet ingénieur qui règle sa machine selon des
règles mécaniques qui font qu'il n'a pas besoin d'intervenir
ensuite sans cesse pour que la machine fonctionne : « Ainsi,
il ne reste que mon hypothèse, c'est-à-dire que la voie de
l'harmonie préétablie par un artifice divin prévenant,
lequel dès le commencement a formé chacune de ces substances
d'une manière si parfaite et réglée avec tant
d'exactitude, qu'en ne suivant que ses propres lois, qu'elle a reçues
avec son être, elle s'accorde pourtant avec l'autre : tout comme
s'il y'avait une influence mutuelle, ou comme si Dieu y mettait toujours la
main au-delà d'un concours général. »83(*) Leibniz dit clairement
« comme si Dieu y mettait toujours la main
au-delà du concours général ». Dieu ne concourt
que de manière générale. Il est donc injustifié
sous prétexte que la nature obéisse à des lois d'accuser
Leibniz de faire intervenir un Deus ex machina.
D'autre part, la critique concernant la relation externe
illégitime de Dieu sur la monade repose sur une erreur, Whitehead comme
on l'a vu plus haut, trouve incohérent que Dieu la monade suprême
puisse agir sur les autres monades, Dieu, s'il est une monade, doit être
isolé et ne pas pouvoir entrer ou sortir dans les autres monades, ce
serait une contradiction logique. En outre, il serait aussi contradictoire de
penser qu'il puisse créer les monades par fulguration, Dieu ne peut pas
créer des dieux selon l'expression de Leibniz. Or, encore une fois,
Leibniz n'écrit nulle part que Dieu est un monade suprême, s'il le
fait, c'est dans le brouillon de la monadologie mais ce terme est ensuite
raturé et retiré de la version officielle donc il se
rétracte. Leibniz ne se prononce pas sur la nature physique de Dieu mais
ce dernier n'est pas une monade car il y a discontinuité entre Dieu et
sa création. La création des monades et la description physique
de Dieu reste un mystère mais il est certain qu'il n'obéit pas
aux mécanismes monadiques, dès lors, il n y a pas de
contradiction à dire que Dieu intervient sur la monade d'autant plus que
comme on l'a vu son intervention se fait par l'intermédiaire
d'établissement de lois, de règles et non par une intrusion
directe dans la monade.
Whitehead se trompe lorsqu'il pense que Leibniz se contredit.
On pourrait même penser que cette erreur va influencer sa vision puisque
Whitehead considère son Dieu comme une entité actuelle
hiérarchiquement supérieure et soumise à des
mécanismes monadiques (préhensions, ingression etc.), Dieu pour
Whitehead est cette monade suprême qui comme les autres monades obéit aux mêmes lois
2.3.2 Critique du
contrôle déterministe divin et défense du self-creative ou
self-process des entités individuelles:
la reconquête de la liberté par Whitehead
Le Dieu de Whitehead, privé de la toute puissance, est
ramené au statut de compagnon de la création. Il n'est pas
l'empereur sage de Leibniz qui décide de tout, puisque beaucoup de faits
échappent à son contrôle. Effectivement, Whitehead a
affaiblit le Dieu du christianisme et l'a rendu plus proche de sa
création, il a transféré une partie des pouvoirs divins
aux créatures puisque les créatures sont autonomes,
indépendantes et ont la capacité de s'auto-crée. En effet,
les entités actuelles sont causa sui, self-creative,
c'est-à-dire qu'elles s'autodéterminent, chaque entité
actuelle est guidé par son subjective aim, et pour atteindre le
but qu'elle s'est assigné, l'entité actuelle par la
préhension va décider d'inclure ou rejeter les datas
(préhension positive et préhension négative) :
« Etre causa sui signifie que le procès de
concrescence tire de lui-même la décision concernant l'habillage
qualitatif des impressions. C'est lui qui en dernière instance
répond de la décision qui admet à l'efficience tout
désir de sentir. La liberté propre de l'univers se constitue en
se déployant comme cause de soi. »84(*)
Son développement est le résultat de sa
détermination interne, l'entité actuelle est libre de tout
contrôle externe. Dieu est là uniquement pour proposer les
possibilités, il n'impose rien. Il offre aux entités les
potentialités et ce sont les entités qui au final prennent
l'initiative de les sélectionner ou non.
Dieu n'a pas le pouvoir de contraindre une entité
actuelle de choisir telle ou telle option. En cela le concept de
création divine acquiert un sens nouveau, Dieu persuade, tente de
convaincre la création mais il n'impose rien. La liberté
imprègne l'univers.
« Chaque acte créateur représente
l'univers en tant qu'il s'incarne lui-même comme unique et il n'y a rien
au dessus de lui qui viendrait imposer une condition
finale. »85(*)
De plus, Dieu pour Whitehead ne peut pas prévoir le
modèle vers lequel le monde va tendre. L'indétermination du monde
et l'introduction de Dieu au sein de l'espace-temps limite la science divine.
Whitehead se distingue de Leibniz. Cela dit, il le rejoint sur le principe
d'harmonie, le monde tend vers l'harmonie mais cette dernière
résulte de l'auto détermination des entités qui
coopèrent entre elles afin de permettre l'émergence de l'harmonie
globale. Ce n'est pas Dieu qui fait entrer à l'existence le monde qu'il
considère le meilleur et le plus harmonieux.
De ce fait, la doctrine de la liberté chez Leibniz
diffère de celle de Whitehead. Si le Dieu de Leibniz comme celui de
Whitehead ne contraint pas ses créatures mais les guide (inclination
à agir selon le principe de raison suffisante) il impose tout de
même un cadre dans lequel les créatures évoluent, c'est lui
qui décide de faire entrer dans l'existence, le monde qui contient les
créatures et leur environnement, ce ne sont pas les créatures qui
construisent le monde dans lequel ces dernières et Dieu évoluent
comme c'est le cas chez Whitehead. Le Dieu de Leibniz élit parmi les
mondes possibles, celui qui va entrer dans l'existence c'est-à-dire le
meilleur, chez Whitehead, Dieu offre aux entités les
potentialités et c'est elles qui décident avec Dieu de choisir
les potentialités qui conviennent. De plus, le Dieu de Leibniz
maîtrise davantage sa création. L'omniscience lui permet de
prévoir les événements sans que cela ne contreviennent
à la liberté humaine.
Effectivement, étant donné que Dieu est
omniscient, dès qu'il produit le monde, il peut prévoir tout les
événements futurs car il connait les liens causes à
effets. Le monde pour Dieu est comme un livre qu'il suffit d'ouvrir et
feuilleter afin d'apprendre si César finira par vaincre la Gaule, s'il
franchira le Rubicon ou comment il finira ses jours, trahit par son
protégé Brutus. Cela dit la prescience divine n'a pas d'influence
sur le cours des choses, prédire, c'est connaitre la suite de causes et
effets mais ce n'est pas changer le cours des choses, la prédiction n'a
pas la capacité de bouleverser les liens causes à effets.
Dès lors, Dieu peut prédire de manière certaine que tel
événement arrivera avec certitude sans pour autant que
l'événement en question lorsqu'il a lieu soit nécessaire
absolument.
Dieu sait que César franchira le Rubicon, cela dit
cette science n'a aucune influence sur le fait que César décide
de franchir le Rubicon car César peut très bien ne pas franchir
le Rubicon (franchir le Rubicon n'est pas une nécessité absolue,
son contraire n'implique pas de contradiction) mais il va le franchir pour
telle raison (nécessité ex-hypotesi =
événement qui peut être autre mais qui a lieu pour une
raison) et c'est pour cela que Dieu sait de manière certaine que le
11 Janvier 49 avant J-C. César franchit le Rubicon.
Néanmoins, si la préscience n'influence pas le
cours des choses, il faut que le lien cause à effet soit
déterminé, délimité clairement pour que Dieu puisse
connaitre ce qui arrive. Et si c'est le cas, alors comment concilier la
détermination avec la liberté humaine ? Admettons que Marie
voyage dans un train et qu'au moment où le train entre en gare, elle
remarque qu'un voyageur pressé de descendre ne s'aperçoit pas que
son portefeuille a glissé de la poche de son manteau, Marie se trouve
face à la possibilité de se taire et récupérer le
portefeuille une fois seule ou à celle d'interpeller le voyageur et lui
tendre l'objet trouvé. Dès lors, si Marie est libre de choisir
telle ou telle option, comment Dieu serait capable de connaître son
choix ? Et bien, la liberté pour Leibniz ne consiste pas en
l'indifférence d'équilibre, face à deux alternatives, nous
sommes enclin à choisir l'une plutôt que l'autre même si
strico sensu, il est possible d'aller contre notre inclination
naturelle. Le sage peut très bien porter un faux témoignage qui
entrainerait la condamnation d'un innocent mais le sage est incliné
à ne pas agir de la sorte et donc il ne portera pas de faux
témoignage de manière certaine.
La liberté d'indifférence n'a pas de sens pour
Leibniz, il reprend le célèbre exemple de l'âne de Buridan
pour montrer l'absurdité de cette position, l'âne affamé et
assoiffée faute de pouvoir choisir entre le seau d'eau et la
brassée de paille qui se trouvent à égale distance de lui,
finit par mourir de faim. Dès lors, face à l'équilibre, il
est nécessaire qu'il existe une raison qui incline vers l'une des
alternatives. Marie pour certaines raisons est encline à choisir une
des deux options mais elle est libre de ne pas suivre son inclination, il faut
donc que l'inclination réussisse pour qu'il y ait détermination.
Mais si afin que Dieu connaisse le choix de Marie, il faille que la
détermination réussisse alors cela signifierait que Dieu peut se
tromper dans ses prédictions. Or, ce n'est pas le cas car Dieu sait si
Marie conserve ou rend le portefeuille sans erreur car cette action est
antérieure pour Dieu, il connait non seulement ce qui la
détermine mais aussi la décision finale de Marie.
2.3.3 La question du mal
La question du mal préoccupe Whitehead autant qu'elle a
préoccupé Leibniz.
Leibniz dans sa théodicée a tenté de
disculper Dieu du mal dans le monde, il a justifié son existence du fait
que le mal est la conséquence de la limitation humaine, c'est parce que
les hommes manquent de perfection, qu'ils ont des défauts. S'ils
étaient illimités, il serait parfaits, ce serait des dieux or
Dieu ne peut pas créer des dieux, cela violerait le principe des
indiscernables. Dès lors, le mal est inévitable mais Dieu car il
est bon, veut le meilleur, il va donc créer le meilleur des mondes
possibles. Ce monde va inclure le mal mais non parce que Dieu le veut mais
parce qu'il le permet pour l'harmonie générale du monde.
Le mal est permis uniquement car il entraîne un plus
grand bien. L'histoire de Zadig et de sa rencontre avec l'ermite qui se
révélera par la suite être l'ange Jesrad illustre bien
cette thèse : désespéré et errant sur les
bords de l'Euphrate, Zadig croise un ermite lisant le livre des
destinées, il passera quelques jours avec lui et apprendra que le mal
n'est qu'apparent car nécessaire à l'ordre du monde et à
la naissance du bien. En effet, lors de son périple en compagnie de
l'ermite, Zadig est surpris par l'étrange comportement de son compagnon.
La première nuit, ils passent la nuit dans le château d'un riche
vaniteux qui leur offre l'hospitalité avec dédain, l'ermite en
profitera pour voler un bassin d'or incrusté de pierre. Plus tard, ils
sont accueillis par un avare qui les traite très mal, l'ermite lui offre
le bassin. Il expliquera à Zadig que ce geste permettra au vaniteux
d'être plus sage et à l'avare, d'être plus hospitalier.
Zadig, confus, reste patient et tient l'engagement qu'il fit de ne pas quitter
l'ermite malgré son comportement. La seconde nuit, ils dorment dans
l'agréable maison d'un philosophe avec qui ils prennent plaisir à
converser sur le sens de la vie. Avant de partir, L'ermite mit le feu à
la maison. La troisième nuit fut chez une veuve charitable et son neveu
de quatorze ans. L'ermite noya le neveu. Zadig révolté, se met
à insulter l'ermite qui alors l'interrompt et lui révèle
que sous les ruines de la maison en feu se trouve un trésor pour
récompenser le philosophe et que le meurtre du jeune homme est
justifié puisqu'il aurait tordu le cou de sa tante dans un an et tuer
Zadig dans deux. L'ermite se transforme alors en ange et lui explique que les
hommes jugent de tout sans rien connaître, il n y a pas de hasard, tout
le mal dans le monde existe en vue d'un plus grand bien. Ce chapitre du conte
de Zadig rend parfaitement compte de ce que préconise Leibniz, il faut
faire confiance à Dieu car nous ne pouvons comprendre la raison
particulière de tel ou tel maux, c'est hors de la
portée des hommes. En revanche nous pouvons seulement comprendre
pourquoi le mal existe, c'est parce que Dieu le permet pour assurer l'ordre,
l'harmonie et le bien général. Leibniz nous demande de nous fier
à Dieu. Or, cette confiance repose sur une pétition de
principe : le mal, le désordre n'est qu'apparence car il
mène vers un plus grand bien, tout est le meilleur. Cette assertion
n'est attestée par rien, pas même par l'expérience, il
suffit seulement d'y croire.
A.H. Johnson 86(*) explique que Whitehead s'oppose au fait de traiter le
problème du mal comme si tout était rose, d'en faire un conte de
fée qui ne règle pas la question de la souffrance en soi. Le
problème du mal persiste, on ne peut pas le démentir simplement
avec l'idée que tout est bon. Cela dit, Leibniz n'avait pas pour but
dans sa théodicée de consoler l'humanité, sa justification
avait pour but de disculper Dieu du mal et d'expliquer rationnellement pourquoi
le mal existe. C'est pour cela que la théodicée de Whitehead
prend une direction différente de celle de Leibniz.
Whitehead qui diminue la toute puissance de Dieu, il ne le
considère pas comme le créateur ultime, (Dieu est seulement un
exemplificateur) ne se retrouve pas face à la difficulté de
concilier la toute puissance divine avec l'existence du mal. Si l'on reprend le
dilemme d'Epicure :
"Le mal existe, donc de deux choses l'une, ou Dieu le sait
ou il l'ignore. Dieu sait que le mal existe, il peut donc le supprimer mais
il ne veut pas... un tel Dieu serait cruel et pervers, donc
inadmissible. Dieu sait que le mal existe, il veut le supprimer mais
il ne peut le faire ... un tel Dieu serait impuissant, donc
inadmissible. Dieu ne sait pas que le mal existe... un tel Dieu
serait aveugle et ignorant, donc inadmissible." Épicure / 341-270
avant notre ère /
Whitehead choisit la seconde option, Dieu n'est pas tout
puissant et ce n'est pas inadmissible, Leibniz rejette la seconde affirmation.
Whitehead va expliquer que Dieu est conscient de la tragédie de la vie,
il est le camarade-victime qui comprend. Ainsi, on ne nie pas le mal, on
l'accepte. Dieu va montrer comment surmonter le mal, les entités
actuelles peuvent ainsi surmonter le mal en prenant exemple sur Dieu. Whitehead
repose sa théorie sur la vie de Jésus de Nazareth. De la
même manière que les entités surmontent le chaos par
l'harmonie en décidant de se guider en s'accordant sur l'harmonisation
conceptuelle divine, elles peuvent surmonter le mal par le bien en imitant
Dieu, c'est-à-dire, en choisissant les datas qui découlent d'une
transmission graduelle, de préhensions en préhensions et donc de
Dieu vers les entités actuelles. Jean Wahl 87(*) explique que Dieu sauve le
monde comme un musicien intègre à sa symphonie triomphante les
douleurs des dissonances. Le mal n'est pas éliminé, il est
vaincu.
« Le rôle de Dieu n'est pas de combattre la
force productrice par une autre force productrice, ni la force destructrice par
une autre force destructrice ; il réside dans le labeur patient de
l'irrésistible rationalité de son harmonisation conceptuelle. Il
ne crée pas le monde, il le sauve ; ou plus
précisément, il est le poète du monde, qu'il dirige avec
une tendre patience par sa vision de vérité, de beauté et
de bonté. »88(*)
La définition de Dieu étant différente
pour Leibniz et Whitehead, chacun traite différemment la question du
mal.
CONCLUSION :
Le Dieu de Whitehead est très différent de celui
de Leibniz. C'est un Dieu immanent, un Dieu ami, un Dieu proche, qui participe
avec la création à l'avancement du monde, c'est un Dieu qui est
à la fois permanent et mobile. Ce n'est pas un Dieu efficient et
créateur comme le Dieu de Leibniz. C'est un Dieu qui dépend du
monde, le monde crée Dieu et Dieu crée le monde, c'est du
donnant-donnant. C'est une source morale, qui montre l'exemple, qui ne
contraint pas mais persuade, qui n'impose pas mais attire. Il est libre au
même titre que les entités actuelles car le futur est ouvert et
imprévisible. Ce n'est pas un Dieu tout puissant, ce n'est pas un Dieu
coupable du mal, ce n'est pas un Dieu personne ou souverain, c'est une
entité qui essaie de surmonter le mal et qui montre au monde comment
parvenir à le vaincre. Le Dieu de Whitehead est un Dieu
laïcisé. S'il n'est qu'un principe d'exemplification, est-il un
Dieu au sens terminologique traditionnel ? Ne faudrait-il pas inventer un
terme nouveau pour désigner cette entité qui au final, est une
entité plus élaborée, aboutie et sur laquelle, toutes les
autres entités peuvent se référer pour se guider
convenablement. Ne pourrait-on pas même se passer de cette unique
entité exemplificatrice ? Et considérer que l'univers
de Whitehead est un univers organique qui avance par tâtonnements
successifs et dans lequel certaines entités prédominent sur
d'autres et dirigent par leur succès, le monde vers davantage
d'ordre ? Whitehead semble avoir vidé Dieu de sa substance au point
que sa philosophie n'a qu'un lointain lien de parenté avec le
théisme.
2.4 Conclusion générale
La philosophie organique rompt avec la tradition leibnizienne.
Whitehead s'oppose à la substantialisation du monde, à
l'isolation des monades et à leur relation interne, à
l'espace-temps conçue comme imagination de l'esprit et à la
doctrine traditionnelle de Dieu. Il entend actualiser les thèses
leibniziennes en les intégrant dans une vision du monde qui repose sur
le réalisme scientifique contemporain, l'univers s'insert dans
l'espace-temps, il est ouvert sur l'avenir, il est infini, il est
imprévisible, indéterminé. Il est vivant, il évolue
et contient en lui le principe d'exemplification (Dieu whiteheadien) qui lui
sert de guide.
3.
COSMOLOGIE D'AN WHITEHEAD ET G.W LEIBNIZ : RUPTURE DES SYSTEMES MAIS
CONVERGEANCE DES MODELES.
3.1 Système de Whitehead : un monde ouvert, en
essai (évolutionnisme)
D'abord, résumons le système cosmologique de
Whitehead :
1. L'univers est ce Tout constitué de parties ultimes.
Effectivement, Whitehead atomise le réel et fait jaillir l'unité
de la multiplicité, il reprend ainsi la notion d'individualité et
le principe d'harmonie à Leibniz.
2. Les parties ultimes sont définies comme des
entités individuelles, perceptives et sensitives. Ce sont des
créatures monadiques, des énergies physiques, des occasions
d'expérience qui sentent le monde, ces entités s'insèrent
dans le temps et l'espace, ce sont des « époques
cosmiques », des « volumes spatiaux ». (Whitehead
utilise aussi un vocabulaire emprunté à la physique moderne pour
qualifier ses entités : des entités électroniques et
protoniques ou encore les plus ultimes quantas d'énergie). Ces
entités qui sentent le monde sont de nature psychique, Whitehead est
influencé par le panpsychisme leibnizien ; les monades sont
conçues par analogie avec nos âmes. Cela dit, Whitehead
s'éloigne de son mentor lorsqu'il insert les entités dans le
réceptacle espace-temps qu'il érige en réalité
absolu alors que Leibniz conçoit l'espace-temps comme des imaginations
de l'esprit dépourvues de réalité absolue.
3. Le monde est une société
d'organismes hiérarchisés. Et ce sont les relations externes et
directes entre les entités qui réalisent la réalité
du monde. Les relations sociales entre les entités font le monde, sa
nouveauté, son procès, sa futurisation, son déploiement,
autrement dit, son avancée créatrice. Whitehead, ici,
établit une hiérarchisation des organismes à l'instar de
Leibniz et de sa hiérarchisation des monades. Toutefois, il
préfère reposer son système cosmologique sur les relations
externes directes entre les entités plutôt que les relations
internes monadiques.
4. Dans ce système, Dieu est le principe
d'exemplification de l'univers. Il guide l'univers. Whitehead rompt avec la
conception traditionnelle du Dieu leibnizien, cause première de
l'univers.
Le monde est donc cet univers en essai constitué de
deux types de relations: relation entre objet
éternel-événement et relation
événement-évènement. De plus, l'univers est la
somme des interconnexions et interdépendances des deux entités
(objets éternel et événement) qui forment le monde.
L'événement est un nexus d'occasions
actuelles ou d'entités actuelles. Les entités actuelles sont des
« gouttes d'expérience » situées dans
l'espace-temps, elles sont individuelles et même si elles disparaissent
après avoir atteint leur but subjectif, elles sont objectivement
immortelles.
Ces créatures atomiques sont régies par un
mécanisme monadique :
1) la relation événement à
événement
Les entités sont douées de préhension (=
saisie, capture, feeling, sentir), il existe deux formes de
préhension, les positives et les négatives.
Par les préhensions positives, les entités
conservent les données (datas) produites par les autres
entités, autrement dit, elles les insèrent dans leur
configuration et par les préhensions négatives, elles rejettent
les datas dont elles n'ont pas besoin. Dès lors, par les
préhensions positives, il y a conservation du passé et par les
préhensions négatives, il y a rejet, tri, synthèse pour
faire l'avenir. Il s'agit de véritables trajectoires historiques.
Ces entités actuelles font donc l'unité à
partir de la multiplicité et constituent chacune des perspectives
particulières, des points de vue uniques du même univers. Le
monde, c'est cette diversité et variété de perspectives
particulières.
Ensuite, lorsque les entités se réalisent en
parvenant à leurs buts, leurs fins subjectives, elles atteignent la
satisfaction et deviennent des datas pour d'autres entités en voie de
satisfaction et c'est en cela qu'elles sont qualifiées d'objectivement
immortelles car recyclées à l'infini à travers le reste du
monde. L'entité est « sujet » et
« superject », c'est à dire qu'elle est
à la fois le moteur et le résultat final, l'entité
s'autoproduit.
2) la relation objet à
évènement
Les objets éternels font leur ingression dans les
événements (ils entrent à l'intérieur des
évènements, c'est en quelque sorte le concept d'inhérence)
pour leur donner leurs qualités (couleur, forme, odeur, structure
etc..), ce sont les ingrédients des événements actuels.
C'est à peu de chose près, le même rapport que celui des
universaux aux particuliers.
Enfin, Dieu est le principe de concrescence, il règle
le rapport entre les objets éternels et assure leur ingression dans les
événements. Il est principe ordonnateur et d'exemplification, il
est l'exemple de sens sans lequel il y aurait chaos et absurdité, il est
ce fondement sur lequel le monde peut tirer sa référence s'il
suit l'irrésistible attrait de Dieu. Dieu est dans et
avec le monde, il participe, c'est un ami, un compagnon de
création.
Pour conclure, le monde de Whitehead est un monde de
relations, de feelings sous un mode conjonctif et disjonctif.
FIGURE 2 : schémas
DIEU
Passé
Futur
TRAJECTOIRE HISTORIQUE
UNIVERS INFINI EN EVOLUTION
POINT DE VUE 1
POINT DE VUE 2
POINT DE VUE 3
Légende :
Objet eternel (couleur, odeur, texture, logique...)
Événement (nexus d'entités
psychiques : hommes, animaux, pierres, plantes...)
Objet éternel
+ Événement (Marie, la rose, le
chat...)
(ingression)
L'univers de Whitehead est un monde en évolution, un
monde en essai, un monde ouvert sur l'avenir. Whitehead est un penseur du
progrès, influencé par l'évolutionnisme et par le
chromatisme, son univers est ouvert spatialement et temporellement, c'est un
monde qui avance par tâtonnement, en expérimentant, c'est un monde
créatif et imprévisible.
C'est un monde qui repose sur la combinatoire et qui
s'enrichit grâce aux relations externes avec toutes les choses qui
constituent le monde. Cette conception évolutionniste de l'univers
diffère de la conception de l'univers leibnizien.
3.2 Système de Leibniz : un monde ficelé, en
développement (préformationnisme)
1. L'univers est ce Tout constitué de parties
(unité dans la multiplicité).
2. Les parties ultimes sont des unités substantielles
indivisibles de nature spirituelle. Le monde est composé d'une
infinité de monades, d'atomes formels de nature psychique.
3. Les monades sont closes, « sans portes ni
fenêtres ». Le monde est constitué à partir de
ces univers miniatures clos, individuels et autonomes qui se développent
et interagissent de manière interne.
4. Dieu est celui qui par son concours harmonise, accommode
les monades entre elles et assure leur communication afin qu'elles forment
l'univers avec de multiples perspectives.
Les monades sont les substances concrètes, les
éléments des choses. Elles sont immatérielles et hors du
temps et de l'espace, elles ne périssent ni ne débute, elles
existent par fulguration et sont toutes distinctes (principe des
indiscernables). Les relations internes régissent les monades, elles
fonctionnent par une activité de développement interne, elles
sont isolées mais interdépendantes.
L'activité de ces monades est la perception
(représentation intérieure des choses externes) et
l'appétition (passage d'une perception à l'autre, mouvement
interne). Ces monades sont des entéléchies, ces monades peuvent
subsister sans le monde extérieur. Mais pour qu'il y ait changement, les
parties s'agencent pour faire avancer le monde, c'est l'entre-expression des
monades par l'intermédiaire de l'harmonie
préétablie : étant donné que tout est
perception du même univers, quand la perception d'une monade change, les
autres monades sont affectées intérieurement et par leurs propres
lois, par ce changement, elles s'accommodent.
Dès lors, le dynamisme du monde présuppose le
concours de Dieu qui comme un chef d'orchestre unifie les perceptions par le
mécanisme de l'harmonie préétablie.
Il y a une hiérarchie des monades et la
catégorisation des divers degrés de monades rend compte de ce que
le monde contient (plus une monade a des perceptions claires, plus elle est
active et parfaite) :
- Les objets et le végétal : monades nues, peu
de perceptions et peu de désirs.
- Les animaux : monades âmes, perception avec
mémoire, sentiment et attention.
- Les hommes, anges et génies : monades esprits,
aperception (conscience) et raison.
L'union de l'âme et du corps est un accord entre
monades, accord entre la monade ''moi'' active et l'assemblage de monades
passives, le corps. Le vinculum substantielle est ce qui lie et donne
une forme, il constitue l'individu.
FIGURE 3 :
Schémas
UNIVERS INFINI PREFORME, EN DEPLOIEMENT
Point de vue 2
Point de vue 3
Point de vue 4
Point de vue 1
LEGENDE :
= monade close et isolée (l'univers en est
constitué d'une infinité)
Individu MARIE
Individu le chat
MARIE =
Monade esprit active
Monades passives (agrégat)
Vinculum substantielle
CHAT = ===
Monade âme active
Monades passives (agrégat)
Vinculum substantielle
DIEU orchestre cet univers.
Le monde de Leibniz est un monde infini,
préformé qui n'a plus qu'à être
déballé pour se développer de manière
déterminée. Le monde leibnizien est un idéalisme
mécanisé car il est composé d'automates sauf que leur
nature est psychique. Effectivement, Leibniz n'a eu de cesse de chercher
à comprendre Dieu, de rendre compte des raisons et de la manière
par lesquelles il produit le monde et cela la conduit à inventer un
système préfabriqué dans lequel Dieu a ficelé le
meilleur des mondes possibles, un monde dans lequel tout est joué
d'avance, un monde où plus rien ne peut entrer, un monde qui ne demande
plus qu'à se déployer sous le regard divin.
A l'inverse de Whitehead, chez Leibniz, il n y a pas
l'idée d'adaptation, de lutte pour plus de perfection car pour le
philosophe allemand, tout est en germe et ce qui se déroule n'est que le
développement de ce germe initial, c'est ce principe conducteur, le
préformationnisme qui fait que Leibniz décrit un univers en
déploiement, le développement n'est que épanouissement, ce
qui est en puissance se débarrasse de son enveloppe pour
s'épanouir. Il n y a rien d'inédit qui vient s'ajouter à
ce qui a été prévu par Dieu, tout est déjà
prédéterminé car tout est planifié par avance par
Dieu.
A priori, la cosmologie de Whitehead semble s'opposer
à celle de Leibniz. En effet, Whitehead nous présente une vision
de l'univers très éloignée de celle de son inspirateur,
c'est une conception en phase avec la science moderne (la théorie de
l'évolution, les théories de la relativité, la
mécanique quantique) qui ont injecté l'incertitude et les
probabilités dans nos conceptions et se sont mis à
décrire un univers en évolution, qui avance par
tâtonnements, par essais. La divergence de point de vue avec Leibniz
s'explique donc en partie par la différence de contexte, la doctrine de
Leibniz s'insère dans un contexte dans lequel le mécanisme
classique prédomine (Galilée, Descartes, Huygens, Newton),
l'univers est conçu comme une machine réglée par des lois
naturelles déterminées.
Néanmoins, Leibniz se démarque de ses
contemporains, il appréhende l'univers de manière innovante et
c'est ce qui fait que la métaphysique leibnizienne qui a inspiré
Whitehead contient des principes utiles pour conceptualiser la physique
quantique.
3.3 Leibniz et Whitehead, des métaphysiciens,
des modélisateurs pour la physique quantique?
La physique classique (mécanique classique newtonienne,
électromagnétisme maxwellien et thermodynamique) a longtemps
décrit notre monde de manière déterministe et localement
causale. Le monde est constitué d'objets possédants des
propriétés propres (la substance en tant que support des
qualités) et qui se situent dans un espace temps absolu. Puis, des faits
expérimentaux tels que le corps noir et l'effet photoélectrique
ne sont plus expliqués par les principes de la physique classique. La
théorie des quantas, exposée par Max Planck et la théorie
des particules de lumière (futurs photons) proposée par Einstein
pour résoudre ces problèmes expérimentaux, bouleversent la
vision classique et signe l'acte de naissance de la physique moderne et de la
mécanique quantique. Effectivement, les ondes et les particules vont se
confondre, la lumière n'est plus décrite uniquement en termes
d'ondes mais aussi en termes de corpuscules (la lumière est une onde
constitué de tas de petits quantas, les photons) et l'atome n'est plus
expliqué uniquement en termes de corpuscules mais aussi en termes
d'ondes (l'électron est un corpuscule, une particule mais il a un
comportement ondulatoire.).
Cette dualité onde corpuscule sera
démontrée par divers expériences notamment celle de
Davidsson-Germer qui confirmera la théorie de Louis De Broglie stipulant
que toute particule en mouvement a un comportement ondulatoire (émission
de photons par l'électron). Les électrons peuvent se comporter
soit comme des particules soit comme des ondes et la mesure ne permet pas de
prédire le comportement des électrons puisque mesurer, perturbe
et oriente le comportement de l'électron (effectivement, les moyens
d'observation diffuse une infime projection de matière, des photons qui
vont perturber le comportement des électrons observés), pour
saisir et prédire le comportement des électrons observés,
on va basculer dans le monde des probabilités.
Dès lors, la physique quantique va décrire le
monde de manière simplement prédictive, probabiliste,
indéterministe et holiste. On ne parle plus d'objets mais d'états
quantiques (fonction ou vecteur d'état), la localisation est
élargie, il y a action à distance et une non localisation.
Le principe d'incertitude de Heisenberg, l'effet tunnel de
Gamow, le principe de superposition de Schrödinger, l'intrication
quantique, la non séparabilité, autant de constatations
expérimentales qui de par leur étrangeté bouleversent le
sens commun et nos modes de raisonnement classiques. C'est un large boulevard
qui s'ouvre à la philosophie.
Après cette brève schématisation du
passage de la mécanique classique vers la mécanique quantique,
nous allons voir à présent comment Whitehead offre un cadre, des
schèmes de pensée sur lequel peut s'appuyer la physique
quantique. Nous verrons aussi comment les intuitions fabuleuses de Leibniz font
de lui un philosophe visionnaire qui eut une influence certaine sur
Whitehead.
En effet, Whitehead critique la conception traditionnelle
substance-qualités et rejette le cadre spatio-temporel absolu (il
adhère aux thèses relativistes de son contemporain Einstein). Il
remplace l'ontologie de l'être par l'ontologie relationnelle, il
développe les idées de devenir auto-créatif, de pôle
mental, de potentialités, autant de notions qui viennent conceptualiser
les constatations expérimentales de la physique quantique. En effet,
Whitehead part de l'expérience pour ériger des concepts et cette
méthodologie fait en sorte que Whitehead parle le même langage que
la physique quantique : les événements, les entités,
les nexus, les préhensions, le devenir, le subjective
aim etc.
Afin de saisir de quelle manière la philosophie de
Whitehead s'accommode à la physique quantique, analysons les concepts
fondamentaux de cette discipline.
La dualité onde-particule pose un problème
conceptuel de premier ordre, les objets physiques ne sont à proprement
parler ni des ondes ni des particules, c'est autre chose, mais quoi donc ?
Effectivement, La frontière classique entre onde et particule est
tombée, Einstein a montré que l'énergie peut se
transformer en matière (la matière étant la condensation
de vaste quantité d'énergie) et De Broglie que la matière
peut émettre de l'énergie, dès lors, il devient difficile
de définir ce qu'est un objet physique.
Prenons l'exemple de l'électron :
FIGURE 4 :
E1
E2
Le saut qu'effectue l'électron de l'orbite E2 à
l'orbite E1 moins énergétique entraine qu'il cède une
partie de son énergie en émettant un photon. A l'état E2,
l'électron est excité, à l'état E1,
l'électron est désexcité.
Mais alors qu'est ce que l'électron, une onde, une
particule ? Ni l'un, ni l'autre ou les deux à la fois ? C'est
là que les considérations du philosophe Whitehead peuvent
être intéressantes. Il est inutile de chercher à comprendre
l'essence de l'électron, quel est son être car il ne faut plus
l'envisager comme une substance mais comme un événement.
L'électron est un événement, un point espace-temps, c'est
une entité actuelle « bouffées d'existence »
qui ne durent pas, les objets physiques (électron, photon, proton,
neutron etc.) sont des particules cosmiques éphémères,
elles naissent, se réalisent par préhension et disparaissent.
Quand il y a permanence, on parle alors de nexus (cellule,
molécule, atome etc.). Les particules-événements
interagissent entre elles, expérimentent ici et là, elles
s'étendent les unes sur les autres (principe d'extension) et finissent
par former une figure déterminée et unifiée. Le principe
d'extension est essentiel car c'est ce qui permet d'intégrer de la
continuité dans la discontinuité, si l'univers est
constitué de particule-événement avec leur trajectoire
propre (discontinuité), le principe d'extension va donner une certaine
cohérence et unifier les trajectoires personnelles dans le tout
(continuité).
La multiplicité se fond dans l'unité, Whitehead
hérite cela de Leibniz. En effet Leibniz est celui qui concilie le
discontinu avec le continu. Avec le principe d'individualité, il fonde
le monde ouvert à l'infiniment petit autant mathématiquement que
philosophiquement, derrière la masse apparente, il y a les
individualités, c'est le discontinu. Cette découverte va
contribuer à permettre à la science de l'époque de prendre
un élan considérable et c'est en cela que l'on peut dire que
l'influence de Leibniz sur la science moderne est incontestable. Mais il ne
s'arrête pas là puisqu'il voit la nécessité de
concilier le discontinu avec le continu, il développera alors le
principe de continuité qui garantit que dans une série, chaque
position intermédiaire est occupée, c'est-à-dire que entre
deux positions, il y a toujours une série intermédiaire qui
garantit le passage de l'un à l'autre, autrement dit il n y a pas de
vide, tout passage a lieu par degrés. C'est la célèbre
formule de Leibniz : « la nature ne fait pas de
sauts ».
Or la loi de continuité ainsi décrite par
Leibniz est rejetée par la physique quantique, effectivement, Niel Bohr
démontre que le vide existe bel et bien dans la nature, l'atome est
constitué d'électrons, d'un noyau et de vide, l'électron
passe d'une orbite à l'autre par des sauts quantiques. La physique
quantique repose sur la discontinuité, or il est nécessaire de
parvenir à concilier le continu avec le discontinu comme l'avait
pressenti Leibniz pour permettre à la physique quantique d'être
cohérente. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l'anachronisme,
l'univers conceptuel de Leibniz est différent de celui proposé
par la physique quantique même si une idée comme le panpsychisme
(les plus infimes parties de l'univers ont une nature psychique) se
révèle être un concept utile pour appréhender les
phénomènes quantiques.
Whitehead quant à lui tente la conciliation du continu
et du discontinu en concevant l'univers comme ce réceptacle platonicien
constitué de relations conjonctives et disjonctives s'incluant les unes
dans les autres.
Second précepte quantique ; le principe
d'incertitude de Heisenberg. Il stipule qu'il est impossible de connaître
à la fois la position et la vitesse d'une particule. Pour saisir ce
principe, il ne faut pas penser la particule comme un objet corpusculaire. La
particule est un objet quantique ayant une certaine extension dans l'espace et
une certaine durée de vie en temps, elle est représentée
alors non plus par un ensemble de valeurs scalaires (position, vitesse) mais
par une fonction d'onde décrivant sa distribution spatiale. Cette
conception renverse la vision classique de la localisation dans l'espace-temps.
Whitehead comme on l'a vu précédemment dans le mémoire met
fin à la notion classique de localisation dans l'espace, il remplace la
trajectoire par « la probabilité de
présence », l'électron est « quelque
part » dans une certaine région qui occupe un petit volume
défini par l'onde de probabilité qui lui est associé.
Cette définition de Whitehead concorde parfaitement avec la
définition de la fonction d'onde quantique comme probabilité
de la présence d'une particule dans un variable espace-temps. La notion
de région chez Whitehead est essentielle, la région peut englober
diverses sociétés, société
électromagnétique, moléculaire, cellulaire, protonique,
électronique etc. Les lois de la nature marquent certaines
régions et d'autres pas. Ainsi, il y a des régions où
s'imposent les lois des la physique classique et les lois de la physique
quantique. Le monde est alors constitué de strates de
réalités, de régions différentes avec leurs propres
lois (quantique, biologique, classique).
Passons au principe de superposition de Schrödinger,
Etienne Klein résume parfaitement ce principe dans son livre
« La physique quantique »89(*) : I (a + b) (aA + bB)
FIGURE 5 :
I
a
a
b
(a + b)
Décision a donc A
Décision b donc B
A
B
Ce principe suppose que théoriquement, deux
états quantiques partiels évoluent chacun dans deux univers
indépendants. La particule peut être dans deux endroits. Si l'on
reprend la métaphore du Chat de Schrödinger, tant que il n y a pas
eu de mesure, tant que l'on n'ouvre pas la boîte, le chat est à la
fois mort et vivant. Il y a donc deux degrés de réalités,
l'espace abstrait où évoluent les vecteurs d'états et
l'espace physique où se déroulent les phénomènes.
Avec la mesure, tout les possibles s'anéantissent sauf un. C'est ce que
l'on nomme « le flou quantique », c'est cette
indétermination, cette superposition dans un espace abstrait, ce
mélange a+b qui ne peut être brisé que par la mesure. C'est
uniquement lorsqu'il y aura mesure, qu'il y aura décision et
probabilité qu'il y ait tel ou tel résultat mais tant que la
mesure n'est pas faite, ni l'état interne, ni la localisation de la
particule, ne sont définis. Le monde quantique est donc un monde
théoriquement imprévisible car il n'y a pas de facteur de
détermination ou alors il y aurait un variable caché qui
expliquerait la détermination mais que l'on ne connait pas encore. La
physique quantique serait incomplète. Whitehead avec le panpsychisme
qu'il reprend à Leibniz rend compte de cette bizarrerie quantique.
Leibniz est le premier à considérer la monade, cette unité
ultime de l'univers, comme une unité psychique doté de conscience
et de perception, il lui attribue une force primitive,
l'entéléchie à l'origine de l'appétition qui permet
le développement interne. Cette conception va se révéler
clairvoyante, elle attribue à la matière, une capacité
mentale, une capacité d'organisation à l'origine du changement.
Whitehead reprend cette idée et l'actualise pour la conformer à
la physique moderne ; toute entité a un pôle mental, elle est
dotée d'entéléchie, de capacité de décision.
La particule a face à elle divers possibilités et rien ne la
détermine à l'une ou à l'autre, c'est par le
mécanisme de préhension, qu'elle finit par décider le
chemin qu'elle va emprunter.
Marc de Lacoste Lareymondie 90(*) explique que ce présupposé peut
être intégré dans la mécanique quantique et que
d'ailleurs, elle le contient déjà même un peu, il peut
faire sortir d'une impasse physicaliste qui a dominé en science.
Effectivement, le principe de superposition s'explique selon Marc de Lacoste
Lareymondie par le principe de relativité avancé par
Whitehead : chaque entité a la potentialité d'être un
élément dans une concrescence réelle de plusieurs
entités pour former une seule entité. Autrement dit, une
pluralité de potentialités d'entités en diversité
disjonctives, par le phénomène de préhension
acquièrent l'unité réelle de l'entité actuelle
unique. L'entité actuelle unique est un nexus et c'est la
mesure qui entraîne son unité, cette dernière dure un tant
avant de disparaître.
Autre loi quantique, le principe d'intrication. La vision
classique considère qu'un objet est une unité localisée
à tel endroit de l'espace sur lequel il n y a aucune influence.
Autrement dit, l'effet d'un objet sur l'autre décroit avec la distance
jusqu'à ne plus l'influencer. Or cette vision est contredite par la
mécanique quantique. Deux états quantiques séparés
par de grandes distances spatiales ne sont pas indépendants, ils sont
intriqués, c'est-à-dire que il y a des corrélations entre
les propriétés physiques observées des deux
systèmes. C'est la non-séparabilité quantique,
l'état d'un objet quantique va correspondre à un autre objet
quantique séparé par une longue distance. Dès lors, soit
il y a information transmise à la vitesse de la lumière entre les
deux objets mais cette explication n'est pas suffisante car la
corrélation des deux états se fait instantanément, soit
ils sont reliés intrinsèquement et il faut les considérer
comme un système unique. Marc de Lacoste Lareymondie expliquent que les
particules corrélées constituent un ensemble d'occasions
actuelles, nexus ou événement, qui répond
à des caractéristiques : Tout ensemble d'occasions
actuelles implique une unité en raison de l'immanence mutuelle des
occasions. Dans la mesure où elles sont unies, les occasions exercent
les unes sur les autres une contrainte mutuelle.
Enfin, abordons la question de l'identité et du
principe des indiscernables. Leibniz considère que deux substances ne se
ressemblent jamais entièrement, il y a toujours des différences
intrinsèques autrement deux êtres rigoureusement identiques ne
feraient qu'un. Dès lors, il n y a pas un objet au monde qui soit
semblable intrinsèquement à une autre, tout ce qui est
réel est différent, c'est ce qui fait la variété et
la singularité. Or, ce principe leibnizien qui a longtemps dominé
est remis en cause par la physique quantique, il existe des particules
indiscernables, identiques que l'on ne peut différencier même
théoriquement. Mais cela pose le problème de l'identité
propre de ces particules indiscernables, si deux particules sont identiques
alors elles sont une seule et même entité. Or, il existe des cas
où N particules peuvent être strictement dans le même
état (condensat de Bose-Einstein) sans qu'on ait affaire pour autant
à une seule et unique entité. C'est un véritable paradoxe.
Les systèmes quantiques ne sont pas des individus identifiables.
Il n'existe donc pas d'individualité à
l'échelle quantique.
La physique quantique bouleverse le sens commun et le mode de
raisonnement classique. Whitehead part de l'observation et produit des
schèmes capables d'interpréter les données
expérimentales mais cette attitude est-elle réellement
fructueuse ? Conformer les schèmes à l'observation sans
apporter une clé de compréhension inédite capable
d'unifier et clarifier la pensée quantique, est-ce utile ? On
revient à la controverse Bohr-Einstein.
Einstein reconnait l'utilité pratique de la
mécanique quantique mais il nie qu'elle dépeigne les structures
intimes du réel. Einstein considérait donc que la physique
quantique était incomplète et qu'il restait quelque chose
à découvrir.
Niel Bohr se garde d'évoquer la réalité
intime des choses. On ne peut comprendre le comportement des particules qu'avec
leur interaction avec les appareils de mesure. La théorie ne doit
décrire que les phénomènes qui incluent le contexte
expérimental qui les fait se manifester. La physique quantique le fait
parfaitement et c'est ce qui est important, nul besoin de sonder la
réalité. La physique quantique est complète, il n'y a pas
à s'embarrasser de considérations au sujet de la
réalité objective.
La position d'Einstein considère la physique quantique
comme incomplète, il nous manque des données pour comprendre
comment le monde est déterminé. Cette vision se rapproche
davantage des doctrines classiques comme celle de Leibniz qui conçoit un
monde déterminé, régit par le principe de raison
suffisante plutôt que par le hasard.
La position de Bohr considère la physique quantique
comme complète car elle rend compte de phénomènes qui sont
indéterminés, hasardeux, probabilistes. La description est juste,
il n y a rien à découvrir d'autre. Cette vision se rapproche de
la doctrine whiteheadienne qui dépeint un monde
indéterminé, basé sur les potentialités, un univers
en essai.
Finalement, c'est le point de vue de Bohr qui a
triomphé, l'expérimentation a appuyé la
non-séparabilité quantique plutôt que la localisation
à variable caché mais la discussion est loin d'être close,
les certitudes d'aujourd'hui peuvent rapidement être balayées par
les découvertes de demain, la science physique évolue et remet
sans cesse en question les dogmes solidement établis.
CONCLUSION
Notre étude sur le lien de filiation qui existe entre
Whitehead et Leibniz a tenté de montrer que le philosophe anglo-saxon
hérite de Leibniz nombres de thèmes. La double formation
mathématico-philosophique de Whitehead lui permet de former une
philosophie rigoureuse, influencée par les mathématiques et
soucieuse des avancées scientifiques de son époque. Cette
sensibilité le rapproche de Leibniz, effectivement, à une
époque où la spécialisation du savoir ne fut pas aussi
manifeste qu'elle l'est à notre époque contemporaine et où
le divorce entre science et philosophie ne s'était pas encore
opéré, la science cohabitait paisiblement avec la philosophie et
chacune suivait l'autre de près. La philosophie de Leibniz revêt
un caractère rigoureux, elle est marqué par des concepts logiques
et mathématiques mais elle est aussi influencée par bien d'autres
disciplines, Leibniz fut un esprit universel qui embrassa un large savoir et
l'utilisa pour produire une philosophie brillante. Whitehead partage avec
Leibniz non seulement l'exercice d'une philosophie marquée par des
compétences logico-mathématiques mais également des
aspirations communes, comme l'importance de la métaphysique, de
l'esthétique, de l'harmonie et une certaine volonté de concilier
religion et science.
En outre, Whitehead comme Leibniz critique la conception
cartésienne de la géométrisation du monde et
privilégie un modèle dynamique davantage capable de rendre compte
de la richesse, de la diversité et du changement dans le monde. Aussi,
la philosophie organique de Whitehead reprend les thèmes centraux de la
monadologie (panpsychisme, individuation du réel et les
mécanismes monadiques : entéléchie, perception,
perspective, entre-expression, appétition) au point que Jean Wahl
qualifie cette philosophie de « monadologie sans monades ».
Néanmoins, Whitehead va se réapproprier la
métaphysique leibnizienne pour produire une cosmologie inédite
qui repose sur ses convictions personnelles. Il rejette les relations internes
et la substantialisation du monde défendues par Leibniz, il ouvre les
monades et met fin à leur isolation. Il affirme la réalité
de l'espace-temps contre Leibniz qui les considère comme des concepts
purs de l'esprit, des imaginations sans réalité concrète.
Il conçoit un Dieu cum et in machina, un Dieu compagnon,
camarade de la création en opposition avec la vision traditionnelle du
Dieu leibnizien, législateur, empereur tout puissant et principe
métaphysique ultime. Il s'insurge contre le nécessitarisme
leibnizien et le déterminisme pour préférer un monde
indéterminé, autonome, un monde qui s'autoproduit. Enfin, il
propose une théodicée différente de celle de Leibniz qui
n'a pas pour but de disculper Dieu du mal mais qui cherche à
réconforter l'humanité, le Dieu de Whitehead est une
entité qui essaie de surmonter le mal et qui montre au monde comment
parvenir à le vaincre.
Whitehead parvient ainsi à vider Dieu de sa substance
au point que sa cosmologie pourrait tout à fait se passer de son
existence.
Whitehead nous présente au final un univers en essai,
en évolution, en processus, ouvert sur l'avenir et qui avance par
tâtonnements successifs tandis que Leibniz expose un univers
préformé, ficelé auquel rien ne peut s'ajouter
après planification divine; ce monde en germe n'a plus qu'à se
déployer, s'épanouir sous le regard divin. Ce sont à
priori deux conceptions différentes de l'univers mais qui renferment des
thèmes communs, c'est ainsi que Whitehead et Leibniz proposent des
schèmes, des modèles utiles pour la physique quantique. Mais, il
faut modérer nos propos, Leibniz présente une métaphysique
en phase avec son temps, on ne doit pas tomber dans l'anachronisme et faire de
Leibniz, un modélisateur de la physique quantique, on peut seulement
affirmer que certaines intuitions comme le panpsychisme ont des
résonances sur la physique quantique.
Whitehead est un grand philosophe parce qu'il réalisa
une synthèse de l'histoire de la philosophie en incluant dans sa
métaphysique, les idées brillantes de bon nombres de philosophes
dont en première place, celles de Leibniz tout en ayant le souci
constant de se conformer à la réalité scientifique de son
époque.
Si A.N. Whitehead déclare dans Procès et
Réalité que « la
généralisation la plus sûre qui peut être faite au
sujet de l'histoire de la philosophie occidentale est qu'elle est une
succession d'apostilles à Platon. »91(*), et bien, l'on peut
détourner cette célèbre formule et affirmer finalement que
d'une certaine manière « la philosophie de A.N. Whitehead n'est
qu'une série d'annotations aux écrits de G.W.
Leibniz ».
Finissons par citez Whitehead :
« De même que Descartes introduisit la
tradition intellectuelle qui maintint, par la suite, la philosophie en contact
avec le mouvement scientifique, Leibniz introduisit des procédures
d'organisation. (...) Les écoles philosophiques de ce siècle
devraient s'appliquer à réunir les deux courants en une
expression d'une image du monde dérivée de la science, et par
là même mettre un terme au divorce entre la science et les
affirmations de nos expériences esthétiques et
éthiques. » 92(*)
Et bien c'est toute l'entreprise philosophique à
laquelle s'est livré avec passion A.N. Whitehead.
LISTE DES
ILLUSTRATIONS
FIGURE 1 : graphique de l'auteur.
24
FIGURE 2 : schémas de l'auteur.
52
FIGURE 3 : Schémas de l'auteur.
54
FIGURE 4 : schémas de l'auteur.
57
FIGURE 5 : reproduction d'un graphique
tiré de l'ouvrage La physique
quantique , Etienne Klein, Flammarion. 1996.
France. 59
BIBLIOGRAPHIE
I. SOURCES PRIMAIRES
· GOTTFRIED WILHELM LEIBNIZ
Fichant M. Discours de métaphysique,
suivi de Monadologie et autres textes, Paris, Gallimard, Folio-Essai,
2004.
Frémont C. Système nouveau de
la nature et de la communication des substances, et autres textes, Paris,
GF-Flammarion, 1994.
Robinet A. Correspondance
Leibniz-Clarke, Paris, PUF, 1991.
Brunschwig J. Essais de
Théodicée, Paris, Flammarion, 2008, collection Le monde de
la philosophie.
Die philosophischen Schriften, Vol VII, Berlin,
1875-1890, réimpression: Hildesheim, G.Olms, 1960-1961.
· ALFRED NORTH WHITEHEAD
Breuvart J.M. et Parmentier A. Aventures
d'idées, Paris, Cerf, 1993.
Charles D. Elie M. , Fuchs M...[et al.] ,
Procés et Réalité, Essai de Cosmologie, Paris,
Gallimard, 1995.
Coururiau Paul. La science et le monde
moderne, édition du rocher, Paris, 1994.
Douchement J. Le concept de nature,
Paris, J. Vrin, 2006.
II. SOURCES SECONDAIRES
· COMMENTAIRES ET ETUDES DE LEIBNIZ G.W. :
Belaval Y. Leibniz, initiation à sa
philosophie, Paris, J. Vrin, 1962.
Boehm A. le vinculum substantiale chez
Leibniz, Paris, J. Vrin, 1962.
Herbert Knecht la logique de
Leibniz ; l'âge de l'homme. 1981 Lausanne
· COMMENTAIRES ET ETUDES DE WHITEHEAD A.N. :
Ouvrages :
Cesselin F. La philosophie organique de
Whitehead, Paris, PUF, 1950.
Deleuze G. Le Pli, Chap.VI, Paris,
édition de minuit, 1988.
Wahl J. Vers le concret, Études
d'histoire de la philosophie contemporaine, chap. « la
philosophie spéculative de Whitehead » Paris, J. Vrin,
1932.
Articles:
Dumoncel J.C. la transformation de la
métaphysique in revue Art De Comprendre, A. N. Whitehead, Le
procès de L'univers et des savoirs, n° 18, juillet 2009.
Forget P. De l'acte à la puissance
axiologique : un libre aperçu de la philosophie de A.N.
Whitehead in revue Art De Comprendre, A. N. Whitehead, Le
procès de L'univers et des savoirs, n° 18, juillet 2009.
Gautero J.L. La substance de
Whitehead in revue Art De Comprendre, A. N. Whitehead, Le
procès de L'univers et des savoirs, n° 18, juillet 2009.
Johnson A.H. Leibniz and
Whitehead in Philosophy and Phenomenological Research, vol.19,
N°3, (Mar. 1959) pp 285-305.
Stengers I. (coordination scientifique),
L'effet Whitehead, Paris, J. Vrin, 1994 :
Article « A. N. Whitehead » John B. Cobb
Jr
Weber M. Individu et
société selon Whitehead in revue Art De Comprendre, A.
N. Whitehead, Le procès de L'univers et des savoirs, n° 18, juillet
2009.
· OUVRAGES PHYSIQUE QUANTIQUE:
Etienne Klein, La physique
quantique Flammarion. 1996. France.
Marc de Lacoste Lareymondie, Une
philosophie pour la physique quantique , L'harmattan, 2006, France,
Paris.
· SITES INTERNET :
http://plato.stanford.edu/entries/whitehead/
http://en.wikipedia.org/wiki/Alfred_North_Whitehead#Ideas
http://www.cosmovisions.com/Leibniz01.htm
http://www.lofs.ucl.ac.be/recherche/seminaires/mutombo.html
* 1 P.45, Chap. 1, Partie
1 ; Procès et réalité (voir
réf. bibliographie)
* 2 P.27-28 Article J.B. Cobb
Jr « Alfred North Whitehead » (voir
réf. bibliographie)
* 3 Cf réf. exacte dans
la bibliographie
* 4 Article de Michel Weber,
« individu et société selon
Whitehead » (voir réf. bibliographie)
* 5
http://plato.stanford.edu/entries/whitehead/
http://en.wikipedia.org/wiki/Alfred_North_Whitehead#Ideas
* 6 Leibniz initiation
à la philosophie, Belaval (voir réf exacte dans
bibliographie)
+ Lien internet :
http://www.cosmovisions.com/Leibniz01.htm
* 8 Note 21 du
£5 au Duc Johann Friedrich, octobre 1671, GP I, 57 ; Ak II,
I 160
* 9 G W Leibniz :
"Scientia generalis" (Philosophische Schriften, Voll
VII, p 14 sq)
* 10 Cf Herbert Knecht,
la logique de Leibniz ; l'âge de l'homme. 1981
Lausanne
* 12 Article Denis Vernant,
Russel et Whitehead. (Voir réf exacte dans la
bibliographie.)
* 13 P. 207, A.N.
Whitehead. Aventures d'idées, (Traduction Breuvart J.M.
et Parmentier A.) Paris, Cerf, 1993.
* 14 P.178, A.N. Whitehead.
Aventures d'idées, (Traduction Breuvart J.M. et
Parmentier A.) Paris, Cerf, 1993 Ibidem.
* 15 P.180, Ibidem.
* 16 P.181, Ibidem.
* 17 P. 34, A.N. Whitehead.
La science et le monde moderne (Traduction Coururiau
P.) édition du rocher, Paris, 1994.
* 18 P.141, G.W. Leibniz,
Essais de théodicée (cf réf
bibliographie).
* 19 P.36, A.N. Whitehead.
La science et le monde moderne (Traduction Coururiau
P.) édition du rocher, Paris, 1994.
* 20 P.339, A.N.
Whitehead. Aventures d'idées, (Traduction Breuvart J.M.
et Parmentier A.) Paris, Cerf, 1993.
* 21 P.235, A.N. Whitehead.
La science et le monde moderne (Traduction Coururiau
P.) édition du rocher, Paris, 1994.
* 22 Chap. VI, Le
pli, édition de minuit, 1988, Paris
* 23 P. 36, A.N.
Whitehead, la science et le monde moderne (cf réf
bibliographie)
* 24 P.89-90, chap. VI,
Cesselin, la philosophie de l'organisme (cf réf
bibliographie)
* 25 P.214, Whitehead,
la science et le monde moderne (cf bibliographie)
* 26 P.219, Whitehead,
la science et le monde moderne (cf bibliographie)
* 27 P. 17, A.boehm Vinculum
substancielle chez Leibniz (cf bibliographie)
* 28 Ibidem
* 29 P.74, Whitehead,
la science et le monde moderne (cf réf
bibliographie).
* 30 P.479,
Procés et Réalité de Whitehead (cf
bibliographie)
* 31 P.248, Whitehead,
Aventure d'idées (cf réf bibliographie).
* 32 Leibniz au
P.Bouvet, 1697
* 33 P.72,
Procès et réalité, Whitehead (cf
réf bibliographie)
* 34 P.73 ibidem
* 35 P.381 Ibidem
* 36 P.481,
Procès et Réalité, Whitehead (cf
bibliographie)
* 37 P.183, La science
et le monde moderne, Whitehead (cf bibliographie)
* 38 P.170, article
Individu et société selon Whitehead, M.Weber (cf
bibliographie)
* 39 £20
Monadologie de Leibniz, p.224 (cf réf bibliographie)
* 40 P. 123,
Procès et réalité, Whitehead.(cf
bibliographie)
* 41 P.269, Aventure
d'idées, Whitehead. (cf bibliographie)
* 42 P.404 P.R
(procès et réalité), Whitehead (cf bibliographie)
* 43 P. 131,
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 44 P.128, La science
et le monde moderne, Whitehead (cf bibliographie)
* 45 P.68,
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 46 Citations £ 1 et 3
Monadologie (cf bibliographie)
* 47 £6
Monadologie (cf bibliographie)
* 48 P.232, Aventure
d'idées, Whitehead (cf bibliographie)
* 49 £7
Monadologie (cf bibliographie)
* 50 P.255,
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 51 Article la
transformation de la métaphysique par J.C.
Dumoncel (cf bibliographie)
* 52 P.55, La
philosophie organique de Whitehead, F. Cesselin (cf
bibliographie)
* 53 P.89, La science
et le monde moderne de Whitehead (cf bibliographie)
* 54 Article De l'acte
à la puissance axiologique, un libre aperçu de la philosophie de
Whitehead, P. Forget (cf bibliographie)
* 55 P.231 Aventure
d'idées, Whitehead (cf bibliographie)
* 56 P.357
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 57 P.358,
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 58 P.302-303,
Aventure d'idées, Whitehead (cf bibliographie)
* 59 £15,
Monadologie, Leibniz P.223 (cf réf bibliographie)
* 60 P.87,
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 61 P.84,
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 62 P.89 la science et
le monde moderne, Whitehead (cf bibliographie)
* 63 P.85, Ibidem
* 64 Note 1 p.178, Vers
le concret, J.Wahl (cf bibliographie)
* 65 P.168-169 de l'article de
Michel Weber, individu et société selon
Whitehead (cf bibliographie).
* 66 Cf réf.
Bibliographie
* 67 Article La
substance de Whitehead, J.L. Gautero (cf réf. Bibliographie)
* 68 Ibidem
* 69 P.333,
P.R. Whitehead (cf bibliographie)
* 70 P.137,
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 71 P.83,
Correspondance Leibniz-Clarke, VII, 2 juin 1716
quatrième écrit de Leibniz (cf réf bibliographie)
* 72 P.53,
Correspondance Leibniz-Clarke, 25 février 1716,
3ème écrit de Leibniz (cf bibliographie)
* 73 P.122, Ibidem, IXbis
MI-août 1716, 5ème écrit de Leibniz (cf
bibliographie)
* 74 P.140,
P.R., Whitehead (cf bibliographie)
* 75 P. 146,
Correspondance Clarke-Leibniz, IXbis MI-août 1716,
5ème écrit de Leibniz (cf bibliographie)
* 76 P.42,
Correspondance Clarke-Leibniz, lettre 6 Décembre 1715,
Leibniz à Conti (cf bibliographie)
* 77 Article
« Leibniz and Whitehead » A.H Johnson (cf
bibliographie)
* 78 P.527,
P.R (cf bibliographie)
* 79 P.529, Ibidem
* 80 P.175, Ibidem
* 81 P.185, Aventure
d'idées, Whitehead (cf bibliographie).
* 82 P.72,
Système nouveau de la nature, Leibniz (cf
bibliographie)
* 83 P.85, ibidem
* 84 P.167,
P.R., (cf bibliographie)
* 85 P.391, Ibidem
* 86 Article
« Leibniz and Whitehead », A.H Johnson (cf
bibliographie)
* 87 Vers le concret,
J. Wahl ( cf bibliographie)
* 88 P.532,
P.R, Whitehead (cf bibliographie)
* 89 E. Klein. La
physique quantique. Flammarion. 1996. France
* 90 Une philosophie
pour la physique quantique, Marc Lacoste Lareymondie, L'harmattan,
2006, France, Paris.
* 91 P. 98,
Procès et réalité, Whitehead (cf
bibliographie).
* 92 P.184, la science
et le monde moderne, Whitehead (cf bibliographie)
|