Section II
Les stratégies à mettre en oeuvre pour la
réforme du système judiciaire haïtien
Le bien fondé de ces stratégies à mettre
en oeuvre dépend de la promotion de la loi qui, à son tour,
requiert la diffusion des codes lois pour la vulgarisation de la loi. Aussi, la
réussite de ces stratégies concourt-elle à la vraie
réforme de notre système judiciaire.
Diffusion des codes de lois
A entendre parler bien des gens, Haïti semble
échapper à toute standardisation, à toute règle,
à toute rigueur scientifique, lorsque l'on considère l'usage que
l'on fait du principe des principes généraux du droit à
savoir : « Nemo censetur legem ignorare ».
Un peuple à qui l'accès à l'information
et à l'éducation se révèle un luxe ne peut pas
subir les rigueurs de la loi sous le fallacieux et inutile prétexte que
« Nul n'est censé ignorer la loi » face à
l'irresponsabilité collective et cumulative des autorités de son
Etat irrespectueuses des droits fondamentaux de l'homme alors que les principes
généraux du droit lui octroient cela de par son existence en tant
que peuple.
Cependant, si cette disposition a tout son sens dès sa
proclamation dans le pays où le processus d'alphabétisation est
entaché de sérieuses irrégularités, force est de
reconnaître et de constater que les masses haïtiennes sombrent dans
l'analphabétisme jour après jour. A ce sujet, aussi cuisant qu'il
puisse paraître pour plus d'un, il nous a été donné
de constater qu'il n'y avait jamais eu le dépôt d'un seul
exemplaire de « Le Moniteur », journal officiel de l'Etat
où les lois sont publiées, dans quelques Cabinets d'Avocats de
renom du pays, ni dans les petites et rares bibliothèques que
possède ce pays, dans le cadre de la promotion de la loi. Dans les
Tribunaux de Paix qui sont plus proches de la population, on peut constater
qu'il n'y a pas tous les codes de lois à la disposition des Juges de
paix qui doivent dire le droit au premier échelon de la pyramide.
Par ailleurs, nous constatons encore avec dégoût
et honte l'absence de volonté du Parlement ou à défaut des
commissions « Justice et Sécurité » des deux
chambres d'utiliser les ondes des radios de l'Etat et privées pour tenir
informer la population des dispositions de lois votées et
publiées dans « Le Moniteur », journal officiel de
l'Etat ou de faire parvenir à chaque Commune et Section communale
semestriellement ou annuellement un livret de ces lois publiées dans
ledit journal pour lequel le peuple paie des taxes.
De surcroît, dans un pays où la culture du droit
est le partage d'une faible minorité avec ses problèmes
économiques l'empêchant de se ressourcer intellectuellement, on
peut bien se demander ce que vaut cet aphorisme : « Nul n'est
censé ignorer la loi ».
A titre d'exemple, nombre de politiciens et intellectuels
ignorent même les notions élémentaires de droits
fondamentaux de l'homme et du droit administratif voire comprendre la valeur
d'un tel aphorisme.
Pour réformer le système judiciaire haïtien
et établir un Etat de droit, il faut contribuer à la promotion de
la loi par la diffusion des codes de lois ; car tenir les gens dans
l'ignorance d'une loi votée, adoptée et promulguée aux
fins de les protéger alors qu'elle est faite sans eux et continu
à être appliquée à leur insu est encore une plus
grave injustice sociale. Voila ce qu'il nous faut avant d'aborder la
réforme du système judiciaire haïtien.
Réforme du système judiciaire
haïtien
Pour réussir la réforme du système
judiciaire haïtien, il faut d'abord penser à la réforme du
droit haïtien et, au demeurant, à la réforme de la
justice.
La Réforme du droit
Soutient Renaud Denoix de Saint Marc cité par Loïc
Cadiet et Laurent Richer :
« A l'origine d'une Réforme, il y a
nécessairement une « Chiquenaude initiale », une
idée, une volonté. C'est le plus souvent la constatation de
l'inadaptation du droit existant à l'évolution des moeurs ou,
plus exactement, l'idée que l'on se fait du décalage entre le
droit et le comportement qu'on voudrait voir adopter par le corps
social... »
De ce point de vue, nous enchaînons avec la thèse
que le droit résulte d'une situation de lutte entre individus et
groupes, laquelle apparaît en même temps dans les pratiques et
discours propres à obtenir un consensus sur l'effet des pratiques et ce
consensus se révèle nécessaire, par la raison qu'il permet
de passer de la force au droit sur quoi s'appuie l'État pour jouer son
rôle régulateur.
Nonobstant ces riches considérations sur les rapports
entre droit et société, depuis la chute de la dictature en 1986
à aujourd'hui, l'une des grandes et fondées revendications du
peuple haïtien, c'est l'établissement d'un État de droit, un
État au service du droit.
Généralement, chez nous, dans la pratique, les
rapports entre les individus ne sont pas régis par la loi, mais
plutôt par l'injustice, la violence. Ce sont des rapports de domination,
de répression, d'un côté, de fuite et d'évitement de
l'autre. En effet, même quand il existe un certain formalisme juridique,
ce n'est souvent qu'une apparence, un simulacre.
Le Ministère de la justice lui-même dans le
rapport de la commission préparatoire à la Réforme du
droit et de la justice constate que :
« La justice haïtienne est inaccessible,
inefficiente, inadaptée, dilatoire et irrespectueuse des droits
fondamentaux et que la société haïtienne est privée
de services juridiques ».
A cet effet, d'énormes efforts ont été
consentis par la Communauté internationale depuis 1994 pour
réformer la justice haïtienne et instaurer un État de droit.
A l'étonnement de plus d'un, toutes les instances impliquées dans
cette tentative ont conclu à l'échec.
De là, nos deux petites interrogations : Qu'est-ce
qui est à la base de cet apparent divorce entre notre
société et Droit ? D'où viennent les obstacles
à la culture du droit en Haïti ?
En guise de réponse, il faut reconnaître que, par
delà tous les problèmes de dysfonctionnement de l'appareil
judiciaire comme : défaillance de l'état civil,
inaccessibilité de 75% de la population à la justice, une justice
qui coûte cher, un système judiciaire répressif, injuste,
dépendant et inadéquat, il existe un problème encore plus
grave qui constitue un obstacle majeur à la promotion du droit. C'est
celui de la dualité du droit en Haïti. A dire vrai, il existe deux
systèmes de droit dans le pays : un système de droit formel
inspiré du Code Napoléonien (le droit positif) et un
système de droit coutumier, informel régi nos us, nos anciennes
manières de faire, qui présentent entre eux de sérieuses
dichotomies. Cette dualité du droit renvoie à une dualité
plus profonde au sein de la société, entre le monde paysan
généralement producteur d'analphabètes et le monde
urbain.
Ces deux systèmes de droit n'envisagent pas de la
même manière les questions :
· D'héritage ;
· De statut matrimonial ;
· De droit de la famille ;
· De propriété foncière, etc.
Au niveau du statut matrimonial, le droit formel
reconnaît le mariage, au niveau du droit coutumier, c'est plutôt le
« placage » qui est le statut de 65% des couples à
l'heure actuelle.
Au niveau de la propriété foncière, selon
le système de droit formel, la terre est une valeur d'échange aux
mains de l'individu qui est sujet de droit. Pour le système informel, la
terre matérialise « l'appartenance à une
société de parents» dont elle assure de façon
concrète la cohésion sociale. Dans ces conditions, la terre
serait inaliénable.
En conséquence, la coexistence de ces deux
systèmes parallèles, formel et informel, donne lieu en Haïti
à une situation inextricable et malsaine pour la société.
D'après l'ex-Ministre de la Justice, Me Jean Joseph EXUMÉ :
« Dans le droit civil, il suffit de
considérer le droit de propriété pour constater une
situation des plus alarmantes. Actuellement, il est presque impossible de se
référer aux dispositions de notre législation en
matière de revendication du droit de propriété pour
résoudre les conflits terriens. En raison même de leur
complexité, ces lois deviennent inopérantes ».
De ces problèmes de dysfonctionnement auxquels est
confronté notre système judiciaire dont on avait fait état
plus haut, nous identifions, au départ, à la base de la
défaillance de l'état civil qui est le premier des obstacles
à l'existence d'un État de droit, c'est l'absence d'état
civil pour 40% de la population haïtienne. Au cours de ces deux
siècles d'existence, l'État haïtien a affiché une
indifférence par rapport à l'enregistrement de ses citoyens au
niveau de l'état civil. Il n'y a pas eu d'efforts sérieux
consentis, ni de moyens adéquats mis en oeuvre pour résoudre ce
problème, si bien que jusqu'à aujourd'hui, près de la
moitié de la population se trouve exclure de la citoyenneté
formelle. Comment va-t-on faire pour jouir de ses droits civil et politique si
on n'est pas reconnu légalement par son État ? Toute
promotion véritable de l'État de droit doit passer
nécessairement par un effort sérieux de la part des responsables
de l'État pour résoudre ce problème d'état
civil.
En ce qui a trait à l'inaccessibilité de 75% de
la population à la justice, dit-on, s'il n'y a pas eu d'effort de la
part de l'État pour donner une reconnaissance légale à
tous ses citoyens, pas d'effort non plus pour lui apporter la justice. A peine
25% de la population bénéficient des services juridiques.
Seulement 189 Tribunaux de Paix pour 565 sections communales. Un Tribunal de
Paix pour 300.000 habitants à Cité Soleil. De plus, tous les
textes de loi sont écrits en français alors que la population est
majoritairement créolophone, unilingue. Tant que les 2/3 de la
population n'auront pas un accès facile à la justice formelle, il
sera difficile de promouvoir une véritable culture de droit en
Haïti. Donc, il faut oeuvrer pour une meilleure couverture juridique de la
population.
A la question, « une justice qui coûte
cher », il faut avancer que lorsque la justice est disponible, elle
n'est pas pour la grande majorité de la population qui vit en
deçà du seuil de la pauvreté quasiment absolue. Les tarifs
judiciaires illégalement imposés ne sont pas à la
portée des économiquement faibles. Il n'y a pas d'assistance
légale fiable fournie par l'État. Les juges de paix fixent
eux-mêmes le coût des constats. Ils gagnent 3 à 4 fois de
leur salaire en faisant des constats. Ce qui les rend plus indisponibles pour
entendre les affaires. Pour attirer les citoyens vers la justice formelle,
l'État doit réglementer la question des tarifs.
Entre autres, parlant d'un système judiciaire
répressif, injuste, dépendant et inadéquat, on peut dire
en fait, que jusqu'ici, la finalité du système de justice, ce
n'était pas de servir tant la population mais plutôt de
réprimer ses infractions à la loi. En 1997, l'USAID a
procédé à une évaluation du secteur de la justice
en Haïti et le rapport a conclu que le système de justice en
Haïti n'a ni protégé les droits de l'homme, ni
renforcé le pouvoir de la loi. Bien au contraire, il a toujours
constitué un instrument de coercition entre les mains des militaires et
du pouvoir exécutif. Le système de justice n'a jamais
été juste. Il fut un « système de
répression, d'exclusion et d'impunité ». Ceux qui ont
de l'argent ou sont proches du pouvoir arrivent à échapper aux
rigueurs de la loi. Ceux qui sont pauvres et n'ont pas d'influence croupissent
en prison.
En 2010-2011, 80% des prisonniers, soit 3909 sur 5770
étaient en détention provisoire dont 1/3 depuis plus d'un an
alors que selon la loi, ils auraient dû comparaître dans les 48
heures après leur arrestation. Certains, pour des délits mineurs,
attendent un procès depuis plus de 3 ans.
La Magistrature est très loin d'être
indépendante. Elle est sous la tutelle de l'exécutif, des riches,
des organisations de la société civile et de pressions
internationales. Le juge n'apparaît pas dans la société
comme un personnage jouissant d'une autorité réelle et d'un
prestige aux yeux de ses concitoyens. Certains le terrorisent à loisir
et impunément menacent sa famille. Il ne jouit pas d'une
véritable protection de la Police. Il peut être
révoqué à tout moment par l'autorité politique.
In fine, nous proposons, si l'on veut
développer chez le citoyen haïtien le culte du droit, nous devons
harmoniser nos lois et nos pratiques. Un peuple ne peut cultiver deux
« droits » à la fois. Tant que cette harmonisation
de deux systèmes de droit formel et informel ne se fera pas, la
promotion de la culture du droit ne sera pas possible. Le citoyen haïtien
doit avoir, sous les yeux, une image plus positive de la justice et des juges
de son pays. En conclusion, il n'y aura pas de culture du droit en Haïti
sans la reconnaissance par tous les citoyens de leurs droits et sans leur
responsabilité par la participation et l'accomplissement de leurs
devoirs.
La réforme de la Justice
Aujourd'hui des réflexions sont portées sur la
défaillance de la justice haïtienne considérée comme
une plaie lente à cicatriser et plus que jamais on se rend compte de la
nécessité de la réformer pour permettre aux Haïtiens
de vivre dans une société démocratique et juste et
à Haïti de rentrer dans le concert des nations dites modernes.
N'est-ce pas la justice qui élève une nation ?
Si l'on parle aujourd'hui de réforme, c'est sans doute
pour attirer l'attention sur un état déplorable de la justice en
Haïti et sur la nécessité pour tous les acteurs
impliqués de réfléchir ensemble sur la
problématique dans le but de sortir un plan durable de redressement. A
ce titre, il faudrait s'entendre sur une méthodologie de cette
réforme judicaire, laquelle permettrait de savoir ce qu'il faut faire,
comment et avec qui le faire ?
L'hypothèse de recherche formant les postulats de base
de la théorie de l'État de droit est qu'une réforme de la
justice ne peut se concevoir fondamentalement en dehors de la réforme de
l'État, créateur du droit.
Écrit Mirlande MANIGAT, en ce sens :
« La Constitution donne à l'État
une légitimité juridique qui renforce sa place et son rôle
au sein de la Nation.
· Il est le seul à produire du Droit comme
générateur exclusif des normes appliquées dans un pays et
imposées à tous ;
· Il est le seul à introduire leur
modification ;
· Il est le gardien de leur conservation et le garant
de leur application ».1
A dire vrai, la réforme de la justice haïtienne
tant prônée ne peut être d'application réelle et
réussie sans la réforme de l'État d'Haïti
foncièrement de conception occidentale qui n'a rien à voir
avec la réalité haïtienne.
En ce sens, soutient Loïc CADIET :
« La réforme de la justice peut
difficilement être conçue indépendamment de la
réforme de l'État dans ses rapports avec la société
politique et la société civile ».2
Fort de tout ce qui précède, la réforme
de la justice implique de sérieuses transformations au sein de
l'État et de la société.
Une des valeurs fondamentales sur laquelle se fonde la
théorie de l'État de droit est le respect de la loi d'abord par
toutes les autorités de l'État qui, à leur tour, auront
pour responsabilité de la faire appliquer. Il en résulte que
cette valeur constitue sans contestation aucune les théories sur
lesquelles se fondent le Démocratie et l'État de droit. La
réforme de la justice est inconcevable sans l'équilibre entre les
pouvoirs qui est le corollaire du principe de séparation des pouvoirs
consacré par la Constitution de 1987.
A notre avis, les perspectives de mise en oeuvre d'une
réelle réforme du système judiciaire haïtien
nécessitent de nouvelles stratégies consistant à renforcer
le pouvoir judiciaire afin qu'il prenne son autonomie par rapport au
Ministère de la Justice, l'accessibilité de la justice, les
institutions en relation avec la justice, mettre la justice à la
portée des justiciables, valoriser la fonction des juges, cesser le
contrôle et la surveillance du Ministère de la Justice sur le
pouvoir judiciaire, sur les Magistrats.
__________________________
1-MANIGAT, Mirlande : Manuel de droit
constitutionnel, Uniq, Port-au-Prince, 2004, p.81
2- CADIET, Loïc et RICHER, Laurent : Réforme
de la Justice, Réforme de l'État, éd. PUF, Paris, 2003, p.
13
Dans un premier lieu, le renforcement du pouvoir judiciaire
réside en son autonomie administrative et budgétaire, la mise en
place du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire composé de
représentant de l'État et d'une société civile
digne fonctionnant selon les normes notamment les représentant des
organisations de droits humains, le recrutement sur concours des Juges pour
éviter le favoritisme, l'incompétence, la corruption...
De surcroît, ce renforcement réside dans la
révision du statut du Ministère public et du rôle du
Commissaire du Gouvernement qui aujourd'hui donne l'exequatur pour
l'exécution des décisions de justice et la reconnaissance de la
Cour de Cassation comme chef du pouvoir judiciaire.
En deuxième lieu, le renforcement de
l'accessibilité de la justice et celui des institutions en relation avec
la justice impliquent, d'une part : l'établissement d'une carte
judiciaire conforme à la distribution de la population : un
Tribunal de Paix dans chaque section communale.
D'autre part, l'actualisation des lois par le Pouvoir
législatif, la présence policière dans toutes les Communes
du pays, l'utilisation de mandats lors des arrestations, le traitement correct
lors des arrestations, la sanction des policiers qui enfreignent la loi...
En troisième lieu, la mise de la justice à la
portée des justiciables s'explique par la baisse des coûts des
frais de justice, l'adaptation de la langue créole et du langage
juridique, la transcription des déclarations et réponses dans la
langue utilisée.
En dernier lieu, pour ce qui est de la valorisation de la
fonction des juges, elle se traduit par le respect de l'inamovibilité
des Juges, la garantie de stabilité pour les Juges de Paix, le
renforcement de leur capacité en matière d'enquêtes, la
soumission de la police au Pouvoir judiciaire... Cependant, pour que toutes ces
perspectives deviennent des réalités, il faut consacrer
l'indépendance du Pouvoir judiciaire dans les faits et contribuer
à la primauté de la Constitution et de la loi sur tous les
citoyens pour un État de droit fort.
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