Introduction
L'existence d'une justice saine, équitable et d'une
institution capable de la mettre en oeuvre constitue le fondement de tout
régime démocratique et d'un État de droit. C'est aussi
l'indication la plus nette de la vitalité d'un régime de
liberté. Par contre, si le fonctionnement de la justice est approximatif
et inadéquat, s'il règne une mauvaise application des
règles de droit, si le système se trouve incapable de rendre
justice à qui justice est due, c'est la désorganisation de la
société, la mise en péril de la démocratie et
l'ébranlement de la confiance des citoyens à l'endroit de leurs
dirigeants.
Autrefois, les hommes vidaient leurs querelles en fonction des
rapports de force du moment. L'individu victime d'une vilenie, d'un affront ou
d'un forfait, attendait le moment propice pour régler ses comptes,
même quand le tort causé était sans commune mesure avec les
représailles infligées. C'était l'époque de la
« vengeance privée », au cours de laquelle aucune
règle, aucun principe, aucune norme ne servait de fondement à
l'action entreprise. C'était, selon les auteurs,
« l'état de nature » où l'homme était
un loup pour l'homme : les plus faibles subissaient la loi des plus forts
sans qu'aucun frein ne soit mis à la volonté de puissance et de
conquête de ces derniers.
Plus tard à la phase de la « justice
privée », les hommes sont encore aux
représailles personnelles, toujours en raison de l'absence d'une
institution capable de trancher les différends entre les particuliers.
C'est la loi du Talion où la vengeance est proportionnelle au tort
causé. Vengeance personnelle aussi, car elle avait surtout pour
fondement le culte de l'honneur, la défense des intérêts
sacrés, la préservation de la dignité de la famille.
La période de la « justice
publique » ne pouvait véritablement voir le jour
qu'avec la naissance de l'État, détenteur de la force publique,
et susceptible d'imposer son autorité sur l'ensemble de la
collectivité. Désormais, cet État suffisamment fort, va
mettre un terme aux multiples initiatives individuelles pour s'approprier le
monopole de la contrainte, de la coercition et de la sanction. C'est
l'État qui, à cette phase, s'évertuera à
résoudre les litiges entre les groupes, tranchera les différends
entre les particuliers, bref l'État sera appelé à dire le
mot du droit en toutes circonstances.
Mais pour qu'il soit à même de s'acquitter de
cette tâche essentielle, base de son autorité et de sa
crédibilité, faut-il que cet État dispose, à cet
égard, d'une institution, d'un appareil suffisamment neutre, objectif et
impartial doté d'organes, d'un corps d'hommes de loi, de textes
législatifs et réglementaires adaptés à
l'évolution des moeurs, de la société et des
mentalités.
Cet appareil, dans l'État moderne, est l'institution
judiciaire, distincte de l'exécutif qui exécute et du
législatif qui légifère. Déjà, John Locke,
dans son « Essai sur le gouvernement civil » (1690),
faisait valoir que personne n'a le droit d'envahir les droits d'autrui, la
nature a autorisé chacun à protéger et à conserver
l'innocent et à réprimer ceux qui lui font tort ; c'est le
droit naturel de punir... peines proportionnées à la faute, qui
ne tendent qu'à réparer le dommage qui a été
causé, et à empêcher qu'il n'en arrive un semblable
à l'avenir.1
L'institution judiciaire réprime donc, punit,
sanctionne, indépendamment de l'exécutif qui est le bras
séculier de la justice et du législatif qui confectionne les lois
répressives. Cependant, Locke en avait fait une branche de
l'exécutif. Montesquieu, l'auteur de « l'Esprit des
Lois » (1748), sera plus catégorique, plus direct.
« Tout serait perdu, écrivait-il, si le même homme ou le
même corps des principaux, ou des nobles ou du peuple exerçait ces
trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les
résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les
différends des particuliers ». Selon lui, « il n'y a
point de liberté quand sont réunis dans les mêmes mains le
législatif et l'exécutif... Il n'y a point non plus de
liberté quand la puissance de juger, le judiciaire, n'est pas
séparée du législatif et de l'exécutif ».
Et d'ajouter, « si elle était jointe à la
puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des
citoyens seraient arbitraires ; car le juge serait le
législateur ; si elle était jointe à la puissance
exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un
oppresseur ».2
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1- CHEVALIER
Jean-Jacques, « Les grandes idées politiques de
Machiavel à nos jours », pp.72-73
2- CHEVALIER Jean-Jacques, op. cit, p 95
En clair, Montesquieu plaide pour une séparation des
pouvoirs et une répartition fonctionnelle des tâches. Le pouvoir
judiciaire est, à ce titre, distinct et indépendant des deux
autres, sans qu'il n'existe entre eux aucun rapport d'hostilité et de
méfiance, mais plutôt des relations de respect et de confiance, de
partenariat et d'équilibre.
Telle est la nature des choses dans les nations
démocratiques, dans l'État de droit et dans les
sociétés civilisées et avancées.
Depuis déjà plus d'une vingtaine
d'années, l'institution judiciaire haïtienne est sur la sellette.
Les causes généralement invoquées de son mauvais
fonctionnement semblent provenir de diverses sources, à savoir :
lenteur des procédures de jugement, corruption des juges,
obsolescence des codes, inadaptation des lois, délabrement des
infrastructures physiques y relatives, rémunération
dérisoire des dispensateurs de justice. Pour ne mentionner que les
plus saillantes. Bref, l'institution judiciaire haïtienne est
défaillante aussi bien dans son organisation, dans sa structure que dans
son fonctionnement. En outre, ce système est sévèrement
critiqué en raison de sa subordination au pouvoir exécutif, de
son outrancière politisation et surtout de la corruption qui
gangrène le système.
A la lumière de ce qui précède, des
professionnels du Droit intéressés par cette problématique
ont été amenés à suggérer une réforme
profonde du système judiciaire dans le but de le rendre accessible,
efficace et crédible. Certes, il s'avère nécessaire et
même recommandable l'instauration d'un système judiciaire
indépendant, opérationnel et surtout participatif, s'accommodant
de l'existence d'un État de droit dans le pays.
En outre, un tel système doit pouvoir refléter
les spécificités historiques et culturelles de la majorité
de la population haïtienne vivant sous l'égide de la tradition
orale. D'ailleurs, il convient de rappeler qu'en dépit des prescriptions
constitutionnelles, il n'existe pas dans le pays une tradition de
séparation et d'indépendance des pouvoirs. Le pouvoir judiciaire
est le plus souvent, si ce n'est toujours, dominé et vassalisé
par le pouvoir exécutif.
Concrètement, il nous a été possible
d'observer le comportement de titulaires du Ministère de la
Justice, faisant office de chef du pouvoir judiciaire au lieu de jouer leur
rôle régulier de conseiller juridique de l'Exécutif et
d'intermédiaire entre les Pouvoirs Exécutif et Judiciaire. En
d'autres termes, c'est au Ministère de la Justice qu'il revient de
préparer et de gérer le budget du pouvoir judiciaire, tout en
assurant l'administration de fait de la justice. C'est encore à ce
Ministère qu'est dévolue la mission de contrôler le
fonctionnement du système judiciaire en s'adjugeant le pouvoir de
nomination des juges à presque tous les échelons de la
hiérarchie judiciaire. Ce rôle de chef du pouvoir judiciaire est
exercé par le Ministère de façon incongrue et
anachronique.
De part cet état de fait, l'équilibre dans les
rapports entre les pouvoirs qui constitue la condition sine qua non pour la
garantie du bon fonctionnement de l'Etat est rompu.
Les rapports de domination entre l'exécutif et le
Judiciaire forment un handicap sérieux au développement de
l'appareil judiciaire, surtout avec les liens économiques, sociologiques
et politiques des gens qui sont parvenus au système.
Qui plus est les signaux de la corruption sont partout dans
les institutions. Or, la demande de la Justice et la Primauté du droit
demeurent la toile de fond des revendications du peuple haïtien.
Ainsi compte tenu de l'importance de la justice dans la lutte
contre les criminalités dans les sociétés à travers
le monde où la corruption bat son plein, dont Haïti, nous cherchons
à savoir et déceler :
1- Comment expliquer et corriger les défaillances du
système judiciaire haïtien ?
2- Quels sont les changements susceptibles d'améliorer
la performance du système judiciaire ?
3- S'agit-il d'actualiser les textes de lois, d'augmenter le
nombre des tribunaux, de réhabiliter ceux existant, de former des juges
à tous les échelons de la hiérarchie judiciaire et de
bien les rémunérer ?
Pour répondre à ces interrogations et bien
d'autres nous avons rédigé notre mémoire ayant pour
titre : « Le Système Judiciaire en Haïti et
les Obstacles qui paralysent son Développement».
L'objet de notre travail consiste à analyser la
situation du système judiciaire en Haïti, il entend
démontrer que le manque de moyens au niveau du système
judiciaire, la rémunération insuffisante des dispensateurs de la
justice sont susceptibles de générer la corruption dans le
système ; que la réforme judiciaire prônée par
la communauté internationale est viciée dans sa démarche
parce qu'elle ne peut venir que des spécialistes haïtiens en
collaboration avec les partenaires internationaux pour sa réussite.
Par le choix de ce thème de recherche, nous voulons
donc porter davantage les dirigeants haïtiens à libérer la
justice de leur emprise et travailler à garantir son indépendance
pour le développement du pays.
Ce travail comprendra deux parties : nous diviserons les
parties en chapitres et ceux-ci en sections.
Dans la première partie, nous essaierons de
présenter l'aspect théorique du travail. Nous étudierons
l'organisation judiciaire haïtienne.
Au chapitre premier, nous parlerons des organes
juridictionnels.
Le second chapitre portera sur les gens de justice.
La deuxième partie constituera la phase
opérationnelle du travail. Nous mettrons l'accent sur les obstacles qui
paralysent le développement du système judiciaire haïtien et
la nécessité d'établir une indépendance
réelle entre les pouvoirs exécutif et judiciaire en vue de
l'efficacité de la justice haïtienne.
Au troisième chapitre, nous traiterons de la
problématique du système judiciaire haïtien qui nous porte
à faire une évaluation de ses ressources et les causes de son
disfonctionnement.
Le quatrième chapitre sera consacré à la
réforme du système judiciaire haïtien et nous ferons
quelques suggestions pour le bon fonctionnement de la justice.
Pour amener à point ce travail, nous avons recouru
à maintes méthodes dont la méthode historique, la
méthode théorique, la méthode critique et la
méthode analytique.
Sans jamais prétendre avoir épuisé la
matière, vu son caractère pluridimensionnel ou multidimensionnel
et sa complexité, nous espérons que ces recherches vont fouetter
notre orgueil et l'orgueil de tout un chacun, autour de la
nécessité de conjuguer ses efforts pour la construction d'un
État de droit fort et constitutionnel assis sur le
respect des libertés, des normes et des institutions
que Louis FAVOREU, cité par D. TURPIN, appelle : « Le
triple objet de la Constitution ».1
_______________________
1- FAVOREU Louis, « Le conseil
constitutionnel et les libertés ». p. 7
Première partie
L'Organisation Judiciaire Haïtienne
Dans le temps, le règlement des conflits a donné
lieu à une justice privée, dont la forme la plus primitive
était représentée par l'exécution par la partie
lésée de ce qui lui semblait être son droit. En raison de
ses excès inévitables, dès que des formes d'État se
sont imposées dans les sociétés humaines, les gouvernants
ont institué pour dire le droit des juges, auxquels les parties en
présence devaient confier le règlement de leurs
différends.
Comme « nul ne se fait justice à
soi-même », à défaut d'un accord spontané
entre les parties, toute violation d'une règle juridique ne peut
normalement trouver son issue que dans l'intervention d'une juridiction. Comme
tout État organisé, Haïti n'échappe pas à
cette règle. Pourquoi, dans cette première partie
consacrée à l'organisation judiciaire haïtienne, constituant
la matière de notre travail, nous nous proposons d'étudier les
organes juridictionnels (chapitre I) et enfin les gens de justice (chapitre II)
chargés de la distribution et de l'administration d'une bonne et une
saine justice.
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