La complémentarité de la justice pénale internationale à la justice nationale des états dans le cas de la cour pénale internationale( Télécharger le fichier original )par Emery NUKURI Université du Burundi - Licence en Droit 2010 |
IV. La possibilité pour un Etat de suspendre ou d'interrompre l'action de la CPI.La question qui se pose ici est de savoir si le pouvoir reconnu aux Etats de déclencher l'action de la CPI implique la possibilité pour ces derniers de suspendre ou d'interrompre une action en cours. En effet, il a été constaté que pour plusieurs raisons, essentiellement de négociations de paix ou de réconciliation nationale, nombre d'Etats en conflits ou en fin de période de crise interne préfèrent d'autres voies que la voie judiciaire124(*), pour arriver à obtenir une paix durable et un accord entre acteurs et protagonistes des crimes125(*). Il est possible d'envisager que certains Etats ne soient pas disposés à aller devant la CPI ou pensent même à retirer le renvoi d'une affaire qu'ils ont eu l'initiative de déposer devant elle. C'est l'hypothèse où, un Etat qui a déféré devant la CPI une situation qui s'est déroulée (ou non) sur son territoire voudrait que les enquêtes et les poursuites soient interrompues afin de relâcher la pression sur tels ou tels protagonistes et créer un climat propice pour des pourparlers plus sereins. L'exemple le plus parlant est celui de l'Ouganda qui, après avoir saisi le Procureur de la CPI en décembre 2004 de la situation au Nord de ce pays, envisageait de retirer sa plainte pour favoriser les négociations126(*) avec la Lord Resistance Army (L.R.A), rébellion opérant au Nord de l'Ouganda. A. Une faculté non reconnue par le statut de Rome. D'emblée, la possibilité pour un Etat de retirer son renvoi ou de suspendre l'action de la CPI n'est pas prévue dans les dispositions du Statut de la CPI. L'hypothèse prévue à l'article 53 §3 al. a)127(*) permet seulement à l'Etat de contester et de faire examiner par la Chambre préliminaire, la décision de ne pas poursuivre prise par le Procureur dans une affaire qu'il a déférée. Aucune possibilité n'est donc reconnue à l'Etat de se rétracter et de contraindre la CPI à arrêter son action. Même le retrait éventuel du Statut ne le permettra pas, étant donné que ce retrait n'est pas rétroactif et laisse subsister toute action déjà entamée par le Procureur ainsi que les obligations qui en découlent128(*). La seule éventualité de suspension d'une procédure devant la CPI par une intervention extérieure reconnue par le statut, est la faculté reconnue au Conseil de sécurité par l'article 16 du Statut, de suspendre les enquêtes et poursuites conduites par la CPI pendant un délai de douze mois renouvelable. Peut-on déduire du silence sur la faculté pour les Etats d'interrompre ou de suspendre la procédure de la CPI, que le Statut entend l'exclure purement et simplement ? Oui. Est-il par ailleurs possible de reconnaître un tel pouvoir aux Etats par l'interprétation des dispositions du Statut ? Non. Certes même traditionnellement dans certains systèmes internes de droit pénal, la partie civile a le pouvoir de retirer sa plainte ou de se désister lorsqu'elle estime que ses intérêts ne sont plus en cause, par exemple après une transaction avec l'accusé. Mais ce pouvoir bien que reconnu n'interrompt ni ne suspend l'action publique exercée par le Procureur au nom de la société129(*). Cette situation de droit interne peut être transposé mutatis mutandis en droit international pénal. En effet, lorsqu'un Etat a déjà déféré une situation devant le Procureur de la CPI, ce dernier décide de poursuivre au nom de la communauté internationale toute entière, tout au moins de la communauté des Etats parties130(*). Ainsi, une fois que la situation ait été déférée au Procureur de la CPI, l'Etat déférant ne devrait plus suspendre ni interrompre de sa propre initiative son action parce que cette dernière lui échappe totalement. Ce dernier ne peut exercer sur le Procureur aucune influence, aucune action de manière à orienter la procédure dans un sens ou dans l'autre. Ceci est d'autant plus vrai que l'article 42 in fine, relatif au Bureau du Procureur, reprend à ce sujet : « (...) Ses membres (le bureau du Procureur) ne sollicitent ni n'acceptent d'instructions d'aucune source extérieure »131(*). L'indépendance de la Cour et du Procureur est donc garantie par le statut de la CPI. Reconnaître ce pouvoir aux Etats pourrait remettre en cause l'indépendance de la Cour et particulièrement du Procureur, garant de la crédibilité et de l'efficacité de la CPI, cette dernière ayant pour mission de sanctionner les auteurs des crimes les plus graves et de prévenir la commission des crimes similaires. Nous pensons que la raison pertinente du refus de cette possibilité est qu'en déférant une situation impliquant ces crimes, l'Etat se déclare implicitement incapable de les poursuivre lui-même. Même en cas de changement de régime et avec la ferme volonté du nouveau pouvoir de réprimer les crimes commis, rien ne garantit que les accusés bénéficieront des garanties d'un procès équitable comparables à celles de la CPI et qu'ils ne seront pas soumis à l'arbitraire ou à la vengeance des nouveaux dirigeants jadis farouches opposants. Il va sans dire que si cet Etat avait le pouvoir de dessaisir la CPI, il est fort probable que les inculpés ne seraient pas traités de façon impartiale ou plus grave encore demeureraient dans une totale impunité. On s'attendrait à des dérives de la part des Etats qui pourraient utiliser cette faculté comme un moyen de pression sur leurs potentiels adversaires et se servir ainsi de la CPI à des fins politiques. Ce résultat serait à l'opposé de la mission exclusivement judiciaire assignée à cette instance. Enfin, il convient de signaler que dans l'accomplissement de sa tâche, le Procureur de la CPI doit prendre en considération les intérêts de la justice et sans doute ceux du pays impliqué. Mais il reste et doit rester seul et impartial dans l'appréciation de ce facteur. B. Les moyens possibles de suspension ou d'interruption de l'enquête du Procureur offerts à l'Etat. Bien que les Etats n'aient pas la possibilité de suspendre et encore moins d'interrompre unilatéralement une enquête ou des poursuites devant la CPI, certaines dispositions du Statut permettent, de manière détournée, d'arriver à ce résultat, en faisant appel aux organes dotés de ce pouvoir, à savoir le Procureur de la CPI et le Conseil de sécurité des Nations Unies. Ainsi deux voies pourraient être utilisées par un Etat qui envisagerait de faire interrompre une procédure engagée à la suite d'une situation par lui déférée132(*). La première pourrait découler de l'article 16 du statut qui autorise le Conseil de sécurité, agissant en vertu du Chap. VII de la Charte des Nations Unies, à suspendre les enquêtes et les poursuites pendant une période de douze mois renouvelables133(*). En effet, si une demande est faite en ce sens par une résolution positive du Conseil de sécurité134(*), le Procureur doit suspendre son enquête pour 12 mois135(*). En pratique, l'Etat en cause va saisir le Conseil de sécurité pour qu'il agisse en sa faveur auprès de la CPI. Mais, pour que la démarche de l'Etat puisse aboutir, il faudrait d'abord que sa situation satisfasse aux conditions du Chapitre VII, ensuite que l'Etat développe une bonne argumentation pouvant justifier une action du Conseil de sécurité sur base de ce chapitre et enfin il faut que cette action du Conseil de sécurité aille dans le sens souhaité par cet Etat136(*). La seconde voie quant à elle découle de l'article 53 du Statut de la CPI. D'abord, son §2 reconnaît au Procureur le pouvoir de ne pas poursuivre s'il n'a pas de motifs suffisants ou parce que poursuivre ne servirait pas les intérêts de la justice. Ensuite, le §4 lui permet de reconsidérer sa décision de poursuivre ou non si des faits ou circonstances nouveaux sont avérés. Il est possible pour un Etat de plaider auprès du Procureur, afin que celui-ci décide de ne pas poursuivre au vu des circonstances particulières qui pourraient s'imposer en l'espèce. Ainsi, le Procureur de la CPI, Luis Moreno OCAMPO, déclarait à propos de la situation en Ouganda, en avril 2005 : « Si une solution pour mettre fin à la violence était trouvée et que les poursuites ne se révèlent pas servir l'intérêt de la justice, alors mon devoir est d'arrêter »137(*). Il revient donc à l'Etat qui invoque des voies de solution à ses problèmes autres que judiciaires, de défendre mieux ses arguments. Signalons que cette argumentation doit être fondée sur de solides éléments de preuve dans la mesure où la décision du Procureur de ne pas poursuivre est soumise au contrôle de la Chambre préliminaire, qui doit la confirmer avant qu'elle ne soit effective138(*). Cette hypothèse fait surgir le délicat équilibre entre la nécessité d'une réconciliation durable d'une part, et celle de la justice et de la lutte contre l'impunité d'autre part, qui visent tous cependant un seul et même objectif à savoir la paix et la stabilité pour les Etats139(*). * 124 « (...) La paix passe par la négociation, et (...) la négociation se marie mal avec l'accusation », cette affirmation faite à propos de la médiation du Conseil de sécurité dans la résolution des conflits est tout aussi vraie pour des cas de dialogue interne ; cf. C. LAUCCI, « Compétence et complémentarité dans le statut de la future Cour Pénale Internationale », in L'Observateur des Nations Unies, n°7, 1999, p.146. * 125 C'est par exemple le cas avec la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud à la fin de l'Apartheid., plus récemment celle de la Sierra Léone, ou encore le Projet de mise en place d'une commission au Burundi prévue dans l'Accord de Paix d'Arusha. * 126 B. BIBAS et E. CHICON, op. cit., pp.3-4. * 127 Art. 53 §3 a) : « A la demande d'un Etat qui a déféré la situation (...) la chambre préliminaire peut examiner la décision de na pas poursuivre prise par le Procureur en vertu des paragraphes 1 et 2 et demander au Procureur de la reconsidérer. ». * 128 Cf. l'article 127 §2 du Statut. * 129 Voir sur cette question en droit Français, G. LEVASSEUR, A.CHAVANNE ; J.MONTREUIL et B. BOULOC, Droit pénal général et procédure pénale, Paris, Sirey, 1999, p.112. * 130 Les crimes poursuivis sont en effet « Les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté internationale », Cf. article 5 du statut de la CPI. * 131 Article 42 in fine du Statut de la CPI * 132 D.D., YIRSOB, op. cit, s.p. * 133 Article 16 du Statut de la CPI : « Aucune enquête ni aucune poursuite ne peuvent être engagées ni menées en vertu du présent Statut pendant les douze mois qui suivent la date à laquelle le Conseil de sécurité a fait une demande en ce sens à la Cour dans une résolution adoptée en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies ; la demande peut être renouvelée par le Conseil dans les mêmes conditions. » * 134 Cette résolution positive doit être prise par un vote unanime de tous les membres permanents du Conseil de sécurité pour la suspension c'est-à-dire qu'il ne doit pas y avoir de veto contraire d'un membre permanent. Pour plus de détail, voir SHABAS, W., An introduction to the International Criminal Court, 2ème édition, Cambridge University Press, 2004, pp.82 et ss. * 135 Voir infra les développements relatifs à la suspension par le Conseil de sécurité des enquêtes et poursuites conduites par la CPI (chap.II, section 2, §2) * 136 D.D., YIRSOB, op. cit, s.p. * 137 Luis Moreno OCAMPO cité par A. POITEVIN, Les enquêtes et la latitude du Procureur, Droits fondamentaux, n°4, janvier- décembre 2004, p.1, disponible sur le site internet www. droits fondamentaux. org.(visité le 5.3.2009) * 138 Cf. l'article 53 §3 alinéa b du statut de la CPI. * 139 Il s'avère souvent difficile d'une part d'obtenir l'arrêt des hostilités entre les différentes parties au conflit lorsque certains responsables sentent peser sur eux le risque de poursuites judiciaires pour leurs actions durant le conflit. D'autre part, il est difficile pour les victimes d'admettre une impunité totale des responsables même en contrepartie de l'arrêt du conflit ou des tensions. Voir à ce sujet NSANZUWERA F., « Les juridictions gacaca, une réponse au génocide rwandais ou le difficile équilibre entre châtiment et pardon » in BURGOGUE LARSEN L. (dir.), La répression internationale du génocide rwandais, Bruxelles, Bruylant, pp.109-120. |
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