I/ « On met très longtemps à devenir
jeune »74
Cette métaphore poétique que nous devons
à Picasso vient à propos illustrer les différentes
théories qui tentent de définir et cadrer la jeunesse. En effet,
l'évolution des approches tend à allonger et rendre plus floue
cette période de la vie.
1/ Approches par âge et par cycles
L'approche la plus commune et la plus ancienne de la jeunesse
se fonde sur des critères d'âge. S'il s'agit d'une méthode
de classement commode, elle est forcément arbitraire et
réductrice : s'agit-il des 15-20 ans, des 18-25 ans, des moins de 30 ans
? Les politiques publiques en direction de la jeunesse opèrent
différemment d'un ministère ou d'un organisme à l'autre,
la logique de chaque organisation conditionnant la tranche d'âge. Il ne
s'agit assurément pas là d'une approche scientifique valide. Ces
critères d'âge se heurtent en fait à l'incertitude quant
à la délimitation de la jeunesse. Souvent définie par
défaut en fonction des âges qui la précèdent ou qui
la suivent elle « pose en effet un problème de bornage, et sa
définition semble parasitée par la double question de
définition de ses marges enfantines et adultes
»75.
Finalement la définition romaine du juvenes,
celui qui n'est plus adolescent mais pas encore adulte, celui qui n'est pas
encore socialement et matériellement indépendant apparaît
plus juste qu'une définition-couperet par l'âge. Elle nous conduit
vers une autre approche plus dynamique est l'approche sociologique basée
sur une théorie des cycles d'existence. Cette approche est celle
développée et étudiée depuis une cinquantaine
d'années dans les pays anglo-saxons et au Québec.
La jeunesse vue sous cet angle est un temps de transition, de
passage marqué par des étapes repérables conduisant
à « l'âge adulte ». Cet approche se base sur des
événements : acquisition de droits de citoyen,
indépendance de logement, établissement en couple, stabilisation
professionnelle... Elle permet d'envisager dynamiquement la jeunesse, comme une
période balisée d'étapes et non bornée par des
âges limites. Cette approche est celle reprise et
développée dans les années 1990 par Olivier Galland, qui
fait référence en matière de sociologie de la jeunesse en
France.
73 Bernard BASTIEN & Philippe BATAILLE in
Conseilleriez-vous à un(e) ami(e) de venir ici ? Vivre en FJT, pour
une interprétation de situations de jeunesse, 1998, p.43
74 Pablo PICASSO, cité par Francine LABADIE & Tariq
RAGI, « Citoyenneté et participation des jeunes en France »,
Agora débat-jeunesse n°27, 2002, p.120
75 Introduction de Ce que nous savons des jeunes, 2004,
p.10
Il distingue ainsi quatre phases successives : la fin des
études, le départ du domicile familial, l'insertion dans le
marché du travail, la formation d'un couple ; chaque individu mettant en
jeu ces différentes phases en fonction de son libre arbitre. Les
différents moments marquent la réalisation de différentes
indépendances.
Toutefois ces modèles se basent sur une
référence qui est « l'âge adulte », or «
Qu'en est-il aujourd'hui alors que la période de l'âge adulte
n'est plus linéaire mais instable, flexible, faite d'allers et retours ?
»76. L'évolution de l'insertion des jeunes dans les
sociétés occidentales amène une remise en cause : «
l 'ordre de succession qui, aux yeux de Galland, jalonne l'entrée
dans la vie adulte est devenu caduc. Le passage des études au
marché du travail, propice au départ du domicile familial et
à la formation du couple, est en voie de devenir une exception
»77.
2/ De la jeunesse aux jeunes
Une troisième approche tenant compte à la fois
de la désynchronisation des phases d'insertion et des nuances
apportées à une notion figée de l'âge adulte est
l'approche processuelle. Le temps de la jeunesse est alors mis en perspective
par rapport au processus d'autonomisation d'une part du point de vue de
l'insertion, d'autre part du point de vue de la chaîne des
générations. Dans cette perspective les éléments
constitutifs de la jeunesse sont faits de socialisations, de construction
d'identités, d'autonomisation mais aussi d'inscriptions
générationnelles.
Cette démarche en terme de processus gomme les bornes
et les étapes au profit de notions de flux et de dynamique : «
L'insertion sociale et professionnelle s'établit désormais dans
la lignée d'une "définition progressive de soi qui n'a plus le
travail pour vecteur, mais "l 'expérimentation ". (...)
L'expérimentation se révèle le canal par lequel les jeunes
s'intègrent à la société et deviennent des citoyens
»78. Par parenthèse, cette approche remet
singulièrement en cause les politiques tournées vers une jeunesse
bornée arbitrairement par des âges, et plaide pour une refonte des
actions basée sur l'analyse des processus et des rapports sociaux.
L'éclatement et la diversité des situations des
jeunes amène une interrogation majeure. Peut-on parler encore parler de
la jeunesse ? Une telle approche signifie qu'il existe une série de
dénominateurs communs, d'éléments cristallisants
permettant de distinguer clairement comme groupe social « la jeunesse
». Or nous sommes en face du constat de « ...l'individualisation
des attitudes, des comportements juvéniles et de l'effacement des
bornes-frontières délimitant "la jeunesse en tant que groupe
spécifique »79.
En cherchant à opérer un tri en fonction des
logiques d'identification et de distinction, l'aboutissement est
d'éclater le groupe homogène la jeunesse pour aboutir
sur les jeunesses, composée de sous-groupes
hétérogènes : les jeunes des banlieues, les jeunes
travailleurs, les étudiants...
76 Jean-Charles LAGREE, « Jeunes et citoyenneté
», Problèmes politiques et sociaux, n°862, 2001,
p.4
77 Bjenk ELLEFESEN & Jacques HAMEL, «
Citoyenneté, jeunesse et exclusion. Lien social et politique à
l'heure de la précarité », RIAC, 2000, p.136
78 Idem, p.138
79 Sébastien SCHEHR, « Processus de singularisation
et formes de socialisation de la jeunesse », RIAC, p.49
Cette classification pose à son tour une
difficulté car elle se heurte à « ...l'existence
même de critères stables et univoques de différenciation
entre les jeunesses, mais aussi interroge (...) les fondements de la
variabilité : est-ce une question d'époque, de mode,
d'appartenance sociale de singularisation? »80.
Nous aboutissons ainsi à la dissolution des
catégories la et les jeunesse(s). L' individualisation
est dynamique et instable, elle est liée à des «
...effets d'âge, de sexe ou de classe qui semblent déterminants
quant aux attitudes et aux pratiques, alors qu'à d'autres ils semblent
inopérants »81. Dans ce contexte fluctuant il
devient difficile d'effectuer des regroupements et d'affecter aux individus des
catégories. Force est de constater qu'avec cette individualisation des
parcours émerge une nouvelle entité : les jeunes :«
Prenant acte d'un certain polymorphisme identitaire, du jeu toujours possible
des affiliations et des désaffiliations et de l'agir qui en
découle, il nous faut peut-être désormais faire le deuil de
"la jeunesse afin d'appréhender les identités sous lesquelles
"les"jeunes apparaissent ainsi que les comportements qui les
révèlent »82.
|