2.4. Les causes de la persistance de «Keur Serigne
bi»
Appréhender les causes de la persistance de
ÇKeur Serigne biÈ revient à saisir les différents
enjeux qui tournent autour du commerce illicite du médicament et la
logique des différents acteurs.
Les implications politico-religieuses
Pour certains, l'explication de la persistance de Ç
Keur Serigne biÈ réside dans son appartenance religieuse qui lui
confère protect ion et assurance. Il y a des gens, au sommet de l'Etat
qui sont impliqués dans le trafic et qui l'entretiennent, c'est pourquoi
Ç Keur Serigne biÈ demeure intouchable. Ils se demandent pourquoi
une structure comme Ç Keur Sergine biÈ vend illégalement
des médicaments au vu et su de tout le monde, à
l'intérieur méme de Dakar, dans la capitale alors que la loi ne
lui donne pas le droit. Ils pensent qu'il y a des complices qui sont dans
l'Etat ou bien, c'est à cause de son appartenance religieuse qu'on n'ose
pas l'attaquer.
Pour le Directeur de cabinet du Ministre de la Santé et
de la Prévention Médicale (MSPM), la personne qui vend des
médicaments au niveau de ' Keur Serigne bi È neprend aucune
mesure de sécurité. Beaucoup de gens croient à tort ou
à raison que 'Keur Serigne bi È appartient au marabout de Touba.
Malheureusement, c'est à tort. Le marabout n'à rien avoir avec '
Keur Serigne bi È. Pour lui, les vendeurs de ÇKeur Serigne
biÈ sont obnubilés par l'appât du gain car
l'appât du gain est tentant. Le discours des pharmaciens sur les
causes de la persistance du marché parallèle de ÇKeur
Serigne bi È est ainsi véhiculé:
P. A : Ils ont des soutiens. Les gens n'osent pas dire
qu'ils les soutiennent mais en bas les gens les soutiennent. La
communauté mouride estpuissante. Peut être que lui-même(le
chef de l'Etat), il est mouride mais l'Etat doit prendre ses
responsabilités vis-à-vis de la vente illicite des
médicaments.
P. D : La persistance, elle est là. ' Keur Serigne
bi È, c'est quel Serigne ? Ce n'est un pas un Serigne tidjane mais, ce
n'est pas un Serigne layenne c'est quel Serigne ? Mouride. Il y en a même
quelques uns qui font la pratique. a, j'ai la preuve. Quelqu'un est venu me
proposer
un marché, jÕai refuse ; billahi ! Au nom de
mon boulot, il était mouride, trés bien mouride avec
lÕaccoutrement et tout. Je le connais personnellement. Il mÕa dit
: jÕavais pensé à toi, je lui ai répondu que je
nÕentre pas dans cette affaire.
P. E affirme que la seule explication plausible est celle
religieuse qui lui confère une sorte dÕassurance.
A la lumiere de l'appréciation des pharmaciens, il
semble que le pouvoir religieux et particulierement mouride, est tres
déterminant dans l'explication de la persistance de la vente illicite
des médicaments. La confrérie mouride se révele etre la
principale protectrice
de cette pratique pour beaucoup de pharmaciens. Un racoleur
soutient : nous savons que cette pratique est illégaleÉ Celui
qui travaille ici nÕa pas le droit dÕavoir peur parce que
cÕest le marabout (Serigne Saliou) qui nous protége. Si ce
commerce se pratiquait ailleurs, tu nÕaurais pas
lÕopportunité dÕen faire un sujet de
mémoire.
Un pharmacien affirme : à Touba, il y a 4 ans ou
5ans, les pharmaciens de Thiés, de Diourbel et de Touba sont
allés auprés de Serigne Saliou. Ils lÕont expliqué
tout le probléme du début à la fin. Il dit(le marabout) si
cÕestça, attendez, je vais donner un ndigueul 89 pour que les
gens ferment tout ce qui nÕest pas pharmacie à Touba, dans la
matinee. Ë 15 heures, ils (vendeurs de medicaments illicites) ont forme
une delegation, ils ont demandé une audience. Ils disent au marabout :
si vous nous sommez de fermer, on nÕaura pas de quoi donner nos femmes
et nos enfants. Et, comme le marabout est trés sensible aux enfants, il
dit : si cÕest ca, ce nÕest pas bon, donc rouvrez !
Nous conviendrons ainsi avec THEVENOT et BOLTANSKI que le
pouvoir religieux dispose d'une certaine légitimité qui lui
permette de «légaliser»ou de ou de «condamner»bien
qu' : interdire et autoriser relevent des prérogatives de
l'Etat. Cette posture de l'autorité religieuse repose sur ce que
THEVENOT et BOLTANSKI appellent : la justification de lÕopinion
basée sur la reconnaissance des autres. Cette justification
entraine alors, une convention. La convention selon THEVENOT et BOLTANSKI c'est
: un systéme dÕattentes réciproques et de
compétences, conçu comme allant de soi et pour allez de
soi90.
Par ailleurs, l'attitude des pouvoirs publics qui restent
« regardant È face au commerce
89 Un ordre provenant du khalife en général des
mourides dont l'application constitue un impératif pour tout fidele
(mouride).
90THEVENOT et BOLTANSKI, op.cit. p.213.
illicite du médicament est aussi sous-tendue par des
enjeux inavoués justifiant aussi la posture de l'Etat. Certains
pharmaciens sont convaincus que l'Etat ne veut pas éradiquer ce
phénomène car s'il le voulait, il le ferait sans
problème soutiennent-ils. Ils pensent que c'est l'appartenance
confrérique de Ç Keur Serigne biÈ qui explique sa
persistance dans le commerce illégal de médicaments.
Un pharmacien nous confie que Chaque année on a des
activités là-dessus. On a fait des propositions à l'Etat,
en 2002 ou en 2003, le président de la République nous avait dit
qu'il allait régler ce problème parce c'est un problème
crucial et croissant mais jusqu'à présent rien n'est fait. Mais,
le problème, il est facile à résoudre, il ne dépend
que d'une volontépolitique. Si aujourd'hui l'Etat se lève pour
régler ce problème, il le règle.
Par ailleurs, les vendeurs n'hésitent pas à
tirer sur la fibre religieuse pour infléchir des positions ou
décisions politiques. Il faut noter le fait que les vendeurs de
ÇKeur Serigne biÈ soient d'obédience mouride pourrait
être une des principales causes de la persistance du marché
parallèle. Les rapports entre le pouvoir politique et le pouvoir
religieux au Sénégal reposent sur les échanges de services
car la place de l'Islam dans la société Sénégalaise
définit, ses caractéristiques propres, voire sa
spécificité dégagée, son importance en tant que
politique, mieux en tant que système global de référence
reconnue, et le champ politique, qui
91
nous l'avons dit, a tendance recouper le champ religieux une
fois balisé . En effet, le politique et le religieux ont toujours
entretenu des rapports bien avant que le Sénégal n'accède
à la souveraineté internationale. L'Administration coloniale
francaise qui, fort de la légitimité sociale du pouvoir religieux
qui bénéficient de la jouvence et de l'assurance d'une bonne
partie de la population, ne manquait pas de le solliciter à chaque que
le besoin se faisait sentir. Cette alliance constamment renouvelée
depuis, entre l'élite d'abord sous
92
tutelle coloniale et ensuite au pouvoir et les che fs de
confréries ne s'est jamais rompue . Dés lors, face à ces
légitimités et zones d'incertitudes (synonyme de pouvoir selon
CROZIER) dont dispose chaque autorité (politique et religieuse), la
recherche de compromis ou de convention pour parler comme THEVENOT et
BOLTANSKI se pose et
91 MAGASSOUBA M., op.cit, p. 80.
92 MAGASSOUBA M., op.cit., p.55.
s'impose. Même s'ils ne sont pas toujours engagés
dans la scene politique, les chefs religieux ou confrériques ne manquent
pas de se prononcer souvent sur les questions affairant au jeu politique.
L'enjeu du pouvoir religieux est aussi de taille pour les politiques
sénégalais qui les courtisent souvent pour
bénéficier de leur soutien moral et spirituel mais surtout
électoral. Selon Momar Comba DIOP et Mamadou DIOUF, le soutien
maraboutique au gouvernement ne peut être efficace qu'à la
condition que la direction de la confrérie contrTMle bien ses membres,
ce qui seul est payant dans la mesure oil cela permet de mobiliser les fideles
dans le sens voulu par l'Etat. En le faisant, elle utilise son pouvoir au
93
mieux pour négocier sa pa rticipation à
l'organisation des élections . Nous conviendrons avec CROZIER et
FREIBERG que le développement de relations de pouvoirs paralleles
est la conséquence de l'impossibilité de délimiter
totalement toute zone d'incertitude et qu'autour de celles qui
subsistent, des relations de pouvoirs vont se développer et avec elles,
des phénomenes de dépendance et de conflits94.
L'histoire politique sénégalaise nous montre quoique les rapports
du politique et du religieux aient été parfois conflictuels, leur
cohabitation dialogique semble occulter certains moments de frictions. De cette
convention, chacun trouve son compte. C'est donc un échange de services
qui fait de chaque acteur un « prestataire- bénéficiaire
». Les marabouts apparaissent alors comme des « courtiers
indispensables »95. Cette posture de coutiers est
confirmée par Serigne Modou Bousso DIENG Président du collectif
des jeunes marabouts, lorsque Karim Wade rendait visite Serigne Saliou à
Touba. Il déclare en ces termes : Karim Wade n'est pas un
mourideÉ.c'est Abdoulaye Wade lui-même qui avait dit à
Tivaouane qu'il est mouride, mais son fils est tidjaneÉcomprenez bien
que la venue de Karim à Touba est électoraliste et rien
d'autre96. Ainsi, certains hommes politiques, à
certaines occasions (« Magal » ou « Gamou ») pour gagner
plus de sympathie, attestent leur « talibité» voire leur
« tidjanité » ou «
mouridité97 »
93 M. C. DIOP et M. DIOUF, 1990, Le
Sénégal sous Abdou Diouf, Paris, Karthala, p.322.
94 CROZIER et FRIEDBERG, op.cit. p.202.
95COULON CH., op.cit., p. 191.
96WALF GRAND -PLACE, le 03 Aofrt 2007.
97 Par« tidjanité » et
« mouridité » nous voulons dire :
fidélité manifestée par rapport aux confréries
tidjane et mouride.
aux chefs confrériques. Le président Wade qui
à tenu-dessein, dès son accession au pouvoir, à afficher
sa couleur confrérique en est pour quelque chose. Cette attitude vise
l'électorat mourideÉ. Ce recours constant aux religieux a fait
des émules chez les autres: Batilly, Tanor et landing, entre se
découvrent subitement des amitiés maraboutiques 98
autres, . Ainsi,
la persistance de ÇKeur Serigne biÈ dans le
commerce illégal du médicament est également sous- tendue
par le des rapports de clientélisme entre le pouvoir politique et le
pouvoir religieux. Dès lors le rapport entre le politique et le
religieux dans la société sénégalaise n'est pas
sans influence sur la posture de l'Etat par rapport aux mesures de lutte contre
la vente illicite des médicaments. Nous conviendrons avec Didier FASSIN
que le politique est dans tout et qu'il faut saisir le politique dans les
événements les plus insignifiants ou les faits les plus
quotidiens99.
· Les enjeux socioéconomiques
A coté de l'explication la plus répandue qui
consiste à analyser la persistance de ÇKeur Serigne biÈ
à partir des logiques qui animent les rapports entre le pouvoir
politique et le pouvoir religieux, d'autres facteurs participent
également à la compréhension.
L'adaptabilité financière des médicaments
qui y sont vendus entra»ne la ruée de nombre de populations. Par
ailleurs, le fait que certaines catégories socioprofessionnelles telles
que les infirmiers, les délégués médicaux, des
pharmaciens mais surtout des forces de maintien de l'ordre public (policiers et
gendarmes) soient impliquées dans le commerce illicite des
médicaments concourt considérablement à la persistance
deÇ Keur Serigne bi È. La multiplicité des acteurs qui y
trouvent leur compte et qui participent à son fonctionnement lui accorde
une reconnaissance implicite aussi bien de la part des vendeurs que de
certaines populations. JÕai toute sorte de clients: des policie rs,
des avocats, des infirmiers, affirme un vendeur. D'autres pensent que la
persistance de ÇKeur Serigne biÈ serait relative à
l'incapacité de l'Etat à trouver du travail pour les personnes
qui s'y activent car éradiquer ce marché parallèle revient
aussi à trouver des mesures de reconversion des vendeurs de
98 Babacar Gueye dans Nouvelle Horizon, n°410,
20-26 février 2004, p.16.
99 FASSIN. D, Les enjeux politiques de la sante,
op.cit. p.9.
médicaments illicites. A.M, pharmacien soutient: si
on pousse la réflexion, elle est économique également, on
va se dire que cette posture de l'Etat est économiquement explicable. Si
l 'Etat ne parvient pas à trouver du travail à une bonne frange
de la population, il ne sera prêt à l'interdire È.
Ceci est corroboré par la riposte des vendeurs qui occupaient
irrégulièrement certaines places publiques (que les médias
et pouvoirs publics appellent par inadvertance marchands ambulants) à
Dakar après une tentative de leur décampement par
l'Etat. Une partie de la presse n'a pas hésité
à parler de ÇreculadeÈ de la part de l'Etat
quirevient sur sa décision en affirmant que les mesures ne
seront effectives qu'après la fête de Tabaski. Ainsi, cette
attitude de l'Etat occulte des enjeux sous-jacents.
Toutefois, il faut signaler que certaines populations y
viennent non pas parce qu'elles n'ont pas de moyens financiers suffisants mais
parce qu'elles y trouvent des médicaments qui n'existent pas dans le
circuit officiel d'approvisionnement. Ces médicaments supposés
Ç efficacesÈ sont généralement acquis par les
vendeurs de ÇKeur Serigne biÈ par
l'intermédiaire de voyageurs dans la sous régions
ou d'émigrés des pays d'Europe. Ce médicament tu ne
trouveras jamais dans une pharmacie, ça vient de Guinée- Bissau
et les
clients l'apprécient bien, nous confie un
vendeur . La quantité importante de médicaments retrouvés
dans le circuit parallèle d'approvisionnement pousse les pharmaci ens
à s'intriguer de ses conséquences sur la profession
pharmaceutique.
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