Paragraphe 2. Le contenu du droit de
propriété
Il était nécessaire que le terme du droit de
propriété fût défini au plus haut niveau de
judiciaire mauricien. Aujourd?hui, les formes de propriété
s?étendent à des domaines nouveaux1263. Le
Comité Judiciaire prend acte de ce développement. Les Lords
confirment que les normes constitutionnelles relatives au droit de
propriété doivent être interprétées
libéralement et de manière large1264 et en prenant en
considération le caractère mixte du droit
mauricien1265.
interests of the community at large and the planters», CJCP:
13 décembre 1995, La Compagnie Surcrière de Bel Ombre Ltée
c/ The Government of Mauritius, cité note 860.
1262 CJCP: 15 décembre 1987, Harel Frères Ltd c/
Minister of Housing, Lands and Town and Country Planning, cité note 889,
v. p. 475.
1263 CHABAS François: «Leçons de droit
civil (tome II, deuxième volume), Biens, droit de
propriété et ses démembrements», Paris, Monchrestien,
1994, 471 p., v. sur l?évolution du droit de propriété,
pp. 10 à 20.
1264 CJCP: 26 mars 1984, Attorney-General c/ Momoudou Jobe,
cité note 743, v. p. 183.
Ainsi, le Comité Judiciaire donne à la
propriété un champ d?application large (A) tout en demeurant
pragmatique dans sa définition (B).
A. Une jurisprudence extensive
Les Codes Civils français et mauriciens ne donnent pas
une définition claire et nette ou une liste de biens pouvant faire
l?objet d?un droit de propriété. La Constitution non plus ne
détermine pas la portée du terme mais déclare
protéger toutes les formes de propriété (property of
any description)1266. Le Comité Judiciaire n?est donc
pas lié par aucun texte et peut donner à la
propriété le sens et l?étendue qu?il souhaite.
Les cours de justice du Commonwealth ont dégagé
des critères d?appréciation du caractère de
propriété à la fois des biens corporels et incorporels
(tangible and intangible properties)1267. Est notamment une
propriété si le titulaire a le droit d?interdire à toute
autre personne la jouissance du bien en question (the right to exclude
others from the enjoyment of a given thing) ou si la chose peut se
transmettre (right to transfer a thing) ou si le titulaire
bénéficie de la chose d?un droit de jouissance (right to
enjoyment)1268. Le Comité Judiciaire semble
privilégier le dernier critère tout en élaborant sa propre
conception de la propriété.
Il découle de l?analyse de la jurisprudence londonienne
deux conséquences: les droits patrimoniaux, toutes les composantes
confondues, sont une propriété au sens de la Constitution (a)
ainsi que le salaire (b).
a. Les droits patrimoniaux
Le caractère de biens de propriété des
meubles et immeubles classiques évoqués dans le Code Civil, n?a
pas été contesté au Comité
Judiciaire1269. A côté des biens classiques, le juge
londonien a reconnu l?existence de formes nouvelles de
propriété.
1265 «When construing the language of sections 3 and 8 of
the Constitution... it is also appropriate to give weight to the legal
traditions which exist in Mauritius», CJCP: 13 décembre 1995, La
Compagnie Sucrière de Bel Ombre Ltée c/ The Government of
Mauritius, cité note 860.
1266 Article 8-1 CM.
1267 CL: 14 décembre 1959, Belfast Corporation c/ O. D.
Cars, AC, 1960, pp. 490 à 527, Vicomte Simmonds rédacteur de
l'arrêt principal. «... anyone using the English language in its
ordinary signification would... agree that property? is a word of
very wide import, including intangible and tangible property», ibid., p.
517.
1268 ALLEN Thomas: «Commonwealth Constitutions and the
right not to be deprived of property», ICLQ, 1993, pp. 523 à
552.
1269 V. par exemple à propos d?un bien foncier CJCP: 15
décembre 1987, Harel Frères Ltd c/ Minister of Housing, Lands and
Town and Country Planning, cité note 889.
Les droits fondés sur une valeur pécuniaire ont
obtenu la protection constitutionnelle. Le Comité Judiciaire a
étendu le champ d?application de la propriété aux droits
de créance (chose in action)1270,
c'est-à-dire, aux intérêts découlant des rapports
à contenu économique. Une Loi ne peut valablement permettre les
autorités de police d?ordonner le blocage de tout compte bancaire d?un
suspect de faits de corruption. L?épargnant-client dispose d?un droit
contractuel absolu de retirer sur sa demande tout montant d?un
dépôt de fond lui appartenant de l?établissement
bancaire1271 concerné.
Par ailleurs, il est un secteur dans lequel l?extension de la
sphère d?application de la protection constitutionnelle par le juge
londonien au-delà du droit de propriété au sens
matériel du terme est à noter: le fonds de commerce ou la valeur
de la raison sociale (goodwill)1272. Le fonds de commerce
s?analyse comme composé d?un ensemble d?éléments corporels
(le matériel, l?outillage, les marchandises) et incorporels (le droit au
bail, le nom, l?enseigne, les brevets, les marques, l?achalandage) qui
appartient à un commerçant et qui en détient un droit
d?usage exclusif.
b. La rémunération, le salaire
Les solutions retenues concernant l?application des
dispositions constitutionnelles dans le domaine de la
rémunération des salariés ou le traitement des
fonctionnaires sont moins claires et nettes. Il semble que la jurisprudence
londonienne pivote sur le caractère contractuel de la
rémunération1273 et, par conséquent, celui d?un
droit de créance.
La jurisprudence Marine Workers Union1274 est
illustrative de cette approche. Dans cette affaire, le gouvernement, en
désaccord avec une sentence arbitrale tranchant en faveur d?une
augmentation du salaire des ouvriers, avait
1270 CJCP: 26 mars 1984, Attorney-General c/ Momoudou Jobe,
cité note 743. Le juge précise que «property... includes
chose in action such as a dept owed by a banker to his customer», ibid.,
p. 183.
1271 «To confer upon a member of the public service... a
power at his own executive discretion to prevent the bank?s customer from
exercising his contractual right against the bank to draw on his account on
demand would, in their Lordships? view, amount to a compulsory acquisition of a
right over or interest in the customer?s property», ibid., p. 183.
1272 «If the Act had deprived the appellants of any
goodwill, then the appellants would have been entitled to compensation equal to
the value lost», CJCP: 24 octobre 1984, Société United Docks
c/ Government of Mauritius, cité note 847, v. p. 845.
1273 BOWERS John et HONEYBALL Simon: «Textbook on labour
law», Londres, Blackstone Press Limited, 1993, 3e édition, 417 p.,
v. p. 28 à 54 «The contract of employment».
1274 CJCP: 25 octobre 1984, Marine Workers Union c/ Mauritius
Marine Authority, cité note 905.
en 1981 fait réformer le Code de Procédure
Civile1275, afin d?anéantir la décision condamnant
l?autorité publique. L?analyse auquel se livre le Comité
Judiciaire est encore une fois très pragmatique. Avant l?entrée
en vigueur de la réforme du Code de Procédure Civile, les
employés disposaient du droit de saisir le juge ordinaire aux fins de
faire exécuter la sentence et de recouvrer l?augmentation salariale. La
Loi de 1981 a, par ricochet, privé les ouvriers de ce droit de
créance, d?une action en paiement1276. Cette privation
équivaut à une violation du droit de propriété. Les
Sages ont retenu une solution voisine s?agissant de la retenue
irrégulière opérée par l?Administration sur le
traitement d?un fonctionnaire1277.
En revanche, le Comité Judiciaire a refusé
d?incorporer dans le droit constitutionnel de propriété le
traitement du fonctionnaire. Selon les Sages, la rémunération du
fonctionnaire est déterminé par les Lois et règlements et
ne donne lieu à aucun échange de consentement entre ce dernier et
l?autorité publique. La rémunération peut être
modifiée à tout instant par la collectivité publique sans
que le fonctionnaire déjà recruté puisse faire valoir de
prétendus droits acquis1278. Les fonctionnaires n?ont droit
à une rémunération minimale en l?absence de toute
disposition expresse de la Constitution1279. Tout laisse à
penser, par contre, que les Sages analyseraient différemment la
situation juridique des fonctionnaires à l?égard de leur
traitement après service fait, après qu?ils eurent
exécuté leurs obligations. A ce moment, les fonctionnaires
deviendraient créanciers de leur traitement échu.
1275 L?article 1026 nouveau permet au ministère de la
justice de former une opposition contre les sentences arbitrales.
1276 «The Amendment Act has thus deprived and was
intended to deprive each worker of a chose in action, namely the right to sue
for and recover damages for breach by the MMA of its contract of
employment», CJCP: 25 octobre 1984, Marine Workers Union c/ Mauritius
Marine Authority, cité note 905, v. p. 849.
1277 CJCP: 15 décembre 1987, Norton c/ Public Service
Commission, cité note 1129.
1278 CJCP: 3 mai 1994, Gladwyn Ophelia King c/ Attorney-General,
WLR, 1994, vol. 1, pp. 1560 à 1563, affaire de la Barbade, Lord
Templeman rédacteur de l'arrêt.
1279 «The appellant had no right to a minimum salary. If she
had no right to a minimum salary, she had no property protected by... the
Constitution», ibid., p. 1563.
B. Une jurisprudence pragmatique
La jurisprudence londonienne est très prudente sur
certaines questions de pur droit commercial. Le Tribunal de la Downing Street
s?oppose à ce que toute réglementation des activités
économiques ou commerciales ne soit considérée comme une
atteinte au droit de propriété afin de ne pas restreindre la
liberté politique du gouvernement et du législateur.
En ce sens, le Comité Judiciaire a
déclaré1280 qu?une Loi mauricienne relative à
la démocratisation du mode de désignation des membres du conseil
d?administration d?une société privée ne viole pas le
droit de propriété d?un groupe d?actionnaires qui, sous l?empire
de l?ancienne législation, détenait un pouvoir quasi exclusif de
nomination au conseil d?administration. L?action est un bien1281
contrairement au droit de vote attaché à l?action. Le droit d?un
actionnaire de participer à la désignation des dirigeants de la
société n?est pas un attribut essentiel de l?action mais
simplement une incidence du droit d?associé. L?actionnaire privé
de son droit de vote selon le régime antérieur n?est pas
exproprié de ses droits1282. Cette solution est voisine de
celle retenue par le Conseil Constitutionnel français dans sa
décision du 19 et 20 juillet 19831283.
Le retrait d?une licence d?exploitation d?une entreprise par
l?Administration est à rapprocher de la jurisprudence
précédente1284 de même qu?une nouvelle
réglementation des conditions d?exercice d?une profession qui exclue
certaines personnes ne remplissant désormais plus les nouvelles
conditions.
Une évolution de ces approches, en quête de
solutions plus libérales, serait peut-être souhaitable. Mais,
aussi est-il nécessaire de permettre au gouvernement de
réglementer des secteurs de la vie économique dans
l?intérêt public et celui des consammateurs.
1280 CJCP: 23 juillet 1992, Government of Mauritius c/ Union
Flacq Sugar Estates Company Ltd, cité note 743.
1281 «Each ordinary shareholder remains entitled to his
property namely his share and the dividends and capital to which he was
entitled by virtue of his shareholding», ibid., p. 911.
1282 «The property owed by a shareholder is his share.
The right of a shareholder to his share in general meetings of the company is
not an interest in or right over the property of the company and is not
property in its own right», ibid., p. 909-10.
1283 CCF: 19 et 20 juillet 1983, Démocratisation du
secteur public, décision n° 83-162 DC, in DUBOURG-LAVROFF Sonia et
PANTELIS Antoine: «Les décisions essentielles du Conseil
Constitutionnel», Editions l?Harmathan, 1994, 699 p., v. p. 195 à
212.
1284 CJCP: 11 janvier 1977, Government of Malaysia c/ Selangor
Pilot Association, cité note 1235, v. p. 345-6.
La protection assurée par le Comité Judiciaire
en matière de propriété est dans l?ensemble fort louable.
Sa jurisprudence peut valablement être comparée avec celle des
cours constitutionnelles d?Europe et est proche de celle de la Cour
Européenne des Droits de l?Homme.
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