Paragraphe 2. Les méthodes et attitudes propres
du Comité Judiciaire
Que le Comité Judiciaire présente dans son
fonctionnement des différences de celui de la Chambre des Lords n?est
guère discutable. A la Downing Street, la règle du
précédent n?a jamais été obligatoire bien que dans
la pratique cette règle soit depuis fort longtemps suivie avec rigueur.
Le Comité Judiciaire s?est toujours réservé le droit de
déroger à sa propre jurisprudence820. Cette attitude
d?avant-garde lui a permis d?élaborer une jurisprudence plus souple que
celle du Palais de Westminster et de poser de nouveaux principes821.
En revanche, on regrettera que sa jurisprudence ait été assez
fluctuante sur certains principes (A). Toutefois, prolongeant dans les
années soixante-dix le rôle dynamique de la Chambre des Lords, le
juge du Whitehall a développé une nouvelle politique
jurisprudentielle tendant à assurer aux particuliers une protection
toujours plus large et plus forte de leurs droits fondamentaux à
l?instar des cours constitutionnelles d?Europe occidentale. Pour ce faire, il
a, à travers une interprétation téléologique,
vitalisé la Constitution (B).
A. Oscillation de la jurisprudence
La jurisprudence du Comité Judiciaire a
été au demeurant dans bien des cas imprévisible et sans
suite logique. Vu la multiplication des opinions dissidentes dès lors
que le litige portait principalement sur l?interprétation d?une Norme
Fondamentale, il ne fait de doute que la Haute Juridiction, comme la Chambre
des Lords, a connu une opposition virulente entre, d?une part, les juges
favorables à une interprétation ordinaire des droits fondamentaux
(a) et, d?autre part, les juges en faveur d?une interprétation
spécifique ou large (b).
820 CJCP: 19 mai 1975, Eaton Baker c/ The Queen, cité
note 634. Lord Diplock écrit que: «The Judicial Committee of the
Privy Council is not strictly bound to follow the ratio decidendi of its
previous decisions. It has always claimed the power to overrule its previous
decisions even where they are fully reasoned although in the interest of
certainty of law this is a power that it will exercise only in exceptional
circumstances», ibid., p. 123.
821 «... the Judicial Committee of the Privy Council,
which had always been free to depart from its prior decision and therefore has
been better able than the House (of Lords) to develop its jurisprudence»,
HILLER Jack A.: «The law-creative role of appellate courts in the
Commonwealth», ICLQ, 1978, pp. 85 à 126, v. p. 107. Cette
affirmation de Monsieur Jack Hiller est à distinguer de celle de Lord
Reid, citée note 650.
a. L'interprétation ordinaire
Le Comité Judiciaire, influencé par la Chambre
des Lords, a pendant longtemps privilégié le mode
d?interprétation stricte et littérale822 des lois
ordinaires et fondamentales en raison de son éloignement
géographique avec les pays concernés. Leurs Seigneuries
laissaient entendre qu?ils manquaient de connaissance des affaires locales
suffisante pour pouvoir faire évoluer le droit dans le cadre d?une
politique jurisprudentielle appropriée. Ils accordaient aux juges locaux
le pouvoir d?apprécier souverainement, non seulement les faits de
l?espèce823 mais aussi le contexte juridique824 ou
les conséquences de telle ou telle interprétation possible d?une
Loi825. Dans ces conditions, le mode d?interprétation stricte
et formaliste était le mieux adapté à l?oeuvre du
Comité Judiciaire.
A ce titre, la modération judiciaire (judicial
restraint) était souvent de mise dans les affaires impliquant la
protection d?une ou des libertés publiques. La jurisprudence de la Haute
Juridiction n?offrait pas d?originalité. Elle ne faisait appel
qu?à des techniques contentieuses traditionnelles. La doctrine avait
émis d?acerbes critiques contre certaines décisions et parla de
«l?austérité d?un légalisme systématique»
(the austerity of tabulated legalism)826 et «d?une
conception naïve de la justice constitutionnelle»
(unsophisticated philosophy of constitutional adjudication). Un
exemple de modération du juge provient de l?arrêt Runyowa c/ La
Reine. Le Comité Judiciaire y déclina de sanctionner la peine de
mort alors que la Loi Fondamentale interdit tout traitement inhumain et la
torture827. Dans les cas où la peine capitale était
prévue par la Constitution, le Comité Judiciaire
considérait que le mode d?exécution de la
822 Certains juges sont très attachés à
cette méthode. V. par exemple, CJCP: 5 novembre 1975, Moses Hinds c/ The
Queen, cité note 233, v. l?opinion dissidente de Vicomte Dilhorne et de
Lord Fraser. Ils disent que: «A written Constitution must be construed
like any other written document. It must be construed to give effect to the
intentions of those who made and agreed to it and those intentions are
expressed in or to be deduced from the terms of the Constitution itself... It
must not be construed as if it was partly written and partly not», ibid.,
p. 396.
823 CJCP: 2 octobre 1990, Abdool Cader Abdool Gaffoor c/ The
Queen, cité note 415.
824 CJCP: 30 avril 1985, Hubert Bell c/ Director of Public
Prosecutions, cité note 756. Le juge précise que «... their
Lordships accept the submission of the respondents that in general courts of
Jamaica are best equipped to decide whether in any particular case delay from
whatever cause contravenes the fundamental rights by the Constitution of
Jamaica», ibid., p. 82.
825 CJCP: 7 novembre 1983, The Commissioner of Income Tax c/
Espérance Company Limited, affaire de Maurice, Lord Templeman
rédacteur de l'arrêt majoritaire. V. l?opinion dissidente de Lord
Bridge of Harwich qui affirme que: «... it seems entirely right to
attribute to that court (of Mauritius) a greater familiarity than this Board
can claim with the somewhat imprecise style of draftmanship which appears to
characterise legislation in Mauritius».
826 EWIG K. D.: «A Bill of Rights: lessons from the Privy
Council», pp. 231 à 249 in FINNIE W., HIMSWORTH C. et WALKER N.
(dir): «Edinburgh essays in public law», Edinburgh University Press,
1991, 380 p., v. p. 236-7, ZELLICK Graham: «Fundamental rights in the
Privy Council», PL, 1982, pp. 344 à 346 et BARKER Kent: «Final
appeal to a remnant Empire», The Independant, 31 mai 1991, p. 15.
827 CJCP: 19 janvier 1966, Simon Runyowa c/ The Queen, AC, 1967,
vol. 1, pp. 26 à 49, affaire de la Rodhésie, Lord Morris of
Borth-y-Gest rédacteur de l'arrêt.
sentence, la pendaison, n?était non plus une peine
dégradante ou inhumaine828. De même dans une affaire
mauricienne, le juge avait privilégié l?interprétation
grammaticale d?une Loi malgré les effets complexes que sa
décision pourrait comporter829 et dans une affaire de la
Jamaïque, le juge avait privilégié le sens grammatical de la
Loi même si une telle lecture était susceptible de créer
des absurdités juridiques830.
b. L'interprétation spécifique au droit
constitutionnel
La méthode précédente n?était pas
convenable. Les Lords du Conseil Privé opérèrent à
la fin des années soixante-dix un tournant interprétatif qui
bouleversa l?évolution du droit constitutionnel. En
réalité, ils firent un retour au procédé
inauguré par le Lord-Chancelier Vicomte Sankey qui avait consacré
la spécificité et l?autonomie de l?interprétation
constitutionnelle par rapport aux autres branches du droit. Vicomte Sankey
faisait appel aux méthodes de l?interprétation logique et
systémique pour interpréter la Constitution canadienne. Dans un
arrêt de 1929, dont le paragraphe de la motivation principale
mérite d?être reproduit, il déclara que la Loi sur
l?Amérique du Nord Britannique (la Constitution du Canada), a
«planté au Canada un arbre vivant susceptible de croître et
de se développer dans ses limites naturelles. L?objet de cette loi
était de donner au Canada une Constitution... Leurs Seigneuries
n?estiment pas qu?il soit de leur devoir -ce n?est en tout cas certainement pas
leur désir- de restreindre l?effet des dispositions de cette loi par une
lecture étroite et technique de ses termes mais il leur appartient bien
plutôt de lui donner une interprétation large et
libérale»831. La conception du Vicomte Sankey se
justifiait par le fait que la Constitution était destinée
à régir la société durant une longue
période. N?étant pas facilement modifiable, elle devait pouvoir
s?adapter aux situations nouvelles832. La métaphore de
l?arbre vivant833
828 V. infra.
829 CJCP: 7 novembre 1983, The Commissioner of Income Tax c/
Espérance Company Ltd., cité note 825.
830 CJCP: 19 mai 1975, Eaton Baker c/ The Queen, cité
note 634. Lord Salmon, auteur d?une opinion dissidente, a estimé que:
«The function of a court is to give effect to the intention of the
legislative as expressed in the language of the Statute under consideration. If
the language is capable of bearing only one meaning then that is the meaning
which the courts are bound to apply even if to do so leads to injustice»,
ibid., p. 125.
831 «(The British North America Act) planted in Canada a
living tree capable of growth and expansion within its natural limits. The
object of the Act was to grant a Constitution to Canada... Their Lordships do
not conceive it to be the duty of this Board -it is certainly not their desire-
to cut down the provisions of the Act by a narrow and technical construction,
but rather to give it a large and liberal interpretation», CJCP: 18
octobre 1929, Henrietta Muir Edwards c/ Attorney-General for Canada, AC, 1930,
pp. 124 à 143, affaire de Canada, le Lord- Chancelier Vicomte Sankey
rédacteur de l'arrêt.
832 BRUN Henri et TREMBLAY Guy: «Droit
constitutionnel», Québec, Editions Yvon Blais, 1990, 2e
édition, 1232 p., v. p. 206 et s.
833 WILSON Bertha: «The making of a Constitution: approaches
to judicial interpretation», PL, 1988, pp. 370 à 384, v. p. 378.
et des juges agissant comme des jardiniers fut
appliquée avant d?être abandonnée dans quelques affaires
portant sur la répartition des pouvoirs entre l?Etat
fédéral et les Etats
fédérés834.
Le rejet de la spécificité de
l?interprétation constitutionnelle dura jusqu?en 1975 lorsque Lord
Diplock redéfinit dans le célèbre arrêt Moses c/ La
Reine835 la discipline du droit constitutionnel des pays du
Commonwealth836. Il pose définitivement les règles de
la lecture des normes constitutionnelles afin d?éviter la multiplication
des opinions dissidentes en la matière.
Reprenant l?analyse de Monsieur le Professeur Michel
Troper837, il est possible de soutenir que Lord Diplock a
injecté dans les nouvelles décisions du Conseil Privé un
double syllogisme, un syllogisme secondaire concernant le type
d?interprétation à donner au texte fondamental et un syllogisme
primaire relatif au cas de l?espèce. En effet, ce qui est nouvellement
en cause, c?est le sens des termes de la majeure, autrement dit,
l?interprétation de la règle constitutionnelle qu?il s?agit
d?appliquer. C?est cette interprétation que le juge justifie. L?analyse
du texte constitutionnel trouve son fondement dans une proposition plus
générale que lui. Le syllogisme secondaire a pour règle
majeure une règle d?interprétation.
L?appel au procédé de la dualité des
syllogismes a lieu lorsque le juge cherche à mettre en oeuvre une
politique constitutionnelle définie au préalable838.
Le type d?interprétation choisi est dans ce cas fonction des
finalités que le juge attribue à la Constitution. S?agissant du
Conseil Privé, sa nouvelle méthode d?interprétation est
guidée par l?objectif de maintenir un équilibre de type
Westminster entre les pouvoirs publics et de protéger les droits de
l?homme. L?objet et le but de la Constitution occupent une place primordiale
dans le système jurisprudentiel du juge londonien. Ainsi, les Lords
judiciaires commencent par choisir une interprétation qui pourra
corroborer avec le sens
834 CJCP: 6 juin 1935, British Coal Corporation c/ The King,
cité note 160.
835 CJCP: 5 novembre 1975, Moses c/ The Queen, cité note
233.
836 Le retour à l?interprétation
téléologique était nécessaire d?autant que certains
tribunaux des pays qui avaient aboli le droit de recours au Conseil
Privé élaboraient une jurisprudence plus libérale sur
certains points. V. OKPALUBA Chucks: «Judicial approach to constitutional
interpretation», Matt Madek and Company, 1992, 570 p.
837 TROPER Michel: «Le problème de
l?interprétation et la théorie de la supralégalité
constitutionnelle», pp. 133 à 151 in RECUEIL D?ETUDES EN L?HOMMAGE
DE CHARLES EISENMANN, Editions Cujas, 1975, 467 p., v. p. 147.
838 Cette méthode de Lord Diplock a été
dénoncée par deux membres du Conseil Privé, Vicomte
Dilhorne et Lord Fraser of Tullybelton, in CJCP: 5 novembre 1975, Moses Hinds
c/ The Queen, cité note 233, v. p. 396.
attribué au texte839.
L?interprétation n?est pas simplement un acte de connaissance mais
surtout de volonté. L?interprète crée le sens qu?il
substitue au texte840.
Lord Diplock part de l?idée suivante: les nouvelles
Constitutions du Commonwealth, dont celle de l?île Maurice, sont des
textes juridiques de nature complètement différente de celle
d?une Loi ordinaire. La Constitution est un document de compromis entre les
représentants des principaux groupes politiques. Elle n?a pas
été élaborée par une Assemblée constituante.
Elle n?a constitutionnalisé que de manière évolutive et
non révolutionnaire les institutions publiques841. Le
caractère évolutif impose nécessairement au juge
l?obligation de poursuivre la politique convenue par les représentants
lors de l?écriture de la Constitution. Le juge doit faire appel à
la logique interne du texte, à sa cohérence globale et à
ses finalités842, en somme, à l?esprit de la
Constitution.
Les jurisprudences successives du Comité Judiciaire
sont très illustratives de cette approche. Dans l?arrêt
Ministère de l?Intérieur c/ Fisher843, Lord
Wilberforce met l?accent sur la similarité des Constitutions du
Commonwealth, notamment leurs catalogues de droits fondamentaux, avec de grands
textes internationaux telles la Convention Européenne des Droits de
l?Homme et la Déclaration Universelle des Droits de
l?Homme844. Autrement dit, les Constitutions sont
rédigées en de termes généraux comme des manifestes
politiques845. Il s?ensuit que les Constitutions doivent être
interprétées dans un
839 «Ainsi, la motivation cherche à faire
illusion, à faire croire que la décision est rigoureusement
déduite de normes juridiques supérieures», TROPER Michel:
«La motivation des décisions constitutionnelles», pp. 287
à 302 in PERELMAN C. et FOIRIERS P.: «La motivation des
décisions de justice», Bruxelles, Etablissement E. Bruyant, 1978,
428 p., v. p. 295.
840 AGUILA Yann: «Le Conseil Constitutionnel et la
philosophie du droit», LGDJ, Travaux et Recherches
Panthéon-Assas,1993, 123 p., v. p. 57.
841 «They (the Constitutions) embody what is in substance
an agreement reached between representatives of various shades of political
opinion in the state as to the structure of the organs of government... The new
Constitutions... were evolutionary, not revolutionary», in CJCP: 5
novembre 1975, Moses Hinds c/ The Queen, cité note 233, v. p. 372.
842 «To seek to apply to constitutional instruments the
canons of construction applicable to ordinary legislation in the fields of
substantive criminal or civil law would, in their Lordships? view, be
misleading», ibid.
843 CJCP: 14 février 1979, Minister of Home Affairs c/
Collins Mac Donnald Fisher, cité note 30.
844 «It is known that this chapter, as similar portions
of other constitutional instruments drafted in the post-colonial period... was
greatly influenced by the European Convention for the Protection of Human
Rights and Fundamental Freedoms. That Convention was signed and ratified by the
United Kingdom and applied to dependent territories... It was in turn
influenced by the United Nations Universal Declaration of Human Rights of
1948», ibid., p. 328-9.
845 «They are statement of principles of great breath and
generality expressed in the kind of language more commonly associated with
political manifestos», CJCP: 27 novembre 1979, Torence Thornhill c/
Attorney-General, WLR, 1980, vol. 2, pp. 510 à 520, affaire de
Trinité et Tobago, Lord Diplock rédacteur de l'arrêt, v. p.
516.
sens approprié à leur nature,
c'est-à-dire, de manière généreuse et
libérale846. Ce principe a été appliqué
par les Sages du Whitehall avec la même constance à tous les pays
entrant dans le champ de leur compétence, dont l?île
Maurice847. De même cette jurisprudence fait l?objet d?une
attention particulière par la Cour Suprême locale qui dans
certains arrêts prolonge avec hardiesse la logique de l?activisme
judiciaire848.
Le tournant interprétatif opéré par le
Comité Judiciaire représente une avancée significative
dans la dynamisation de la Loi Fondamentale. A ce titre, elle peut
résolument être vitalisée.
B. La vitalisation de la
Constitution
Puisque le Comité Judiciaire a pour fonction de
redécouvrir et dynamiser la Constitution, il tend à actualiser la
Loi Fondamentale, notamment le catalogue des droits fondamentaux. Son travail
d?interprétation prend désormais le caractère d?une
activité créatrice (a) et d?impulsion (b).
846 CJCP: 26 mars 1984, Attorney-General c/ Mamoudou Jobe,
cité note 743. Lord Diplock soutient que: «A Constitution, and in
particular that part of it which protects and entrenches fundamental rights and
freedoms to which all person in the state are entitled, is to be given a
generous and purposive construction», ibid., p. 183.
847 CJCP: 25 octobre 1984, Société United Docks
c/ The Government of Mauritius, LRC, 1985, vol. constitutional, pp. 801
à 850, affaire de Maurice, Lord Templeman rédacteur de
l'arrêt de l?arrêt, v. p. 841.
848 CSM: 27 octobre 1995, Marie Gérard Christian Pointu
c/ The Minister of Education and Science, Le Mauricien, 28 octobre 1995, pp. 6
à 7, les juges Paul Lam Shang Leen, Vinod Boolell et Eddy Balancy
rédacteurs de l'arrêt.
a. La création des droits non écrits ou
l'extension du bloc de constitutionnalité
Les conseillers privés ont une conception vivante du
droit constitutionnel et ont développé une fonction de
suppléance du Comité Judiciaire au constituant. Ils comblent
certains vides juridiques au bloc de constitutionnalité car la liste des
droits fondamentaux ne doit pas être limitée. Lord Diplock
considère que les Constitutions du Commonwealth, du fait qu?elles sont
des textes de compromis politiques, comportent nécessairement des
notions vagues et indéterminées et des lacunes dans leurs
énoncés849. Certains principes fondamentaux n?ont pas
été mentionnés dans les Constitutions. Des normes de rang
constitutionnel existent en dehors de la Loi constitutionnelle. Le
Comité Judiciaire attribue valeur constitutionnelle à certaines
pratiques ou certaines lois antérieures à l?entrée en
vigueur des Lois constitutionnelles des pays du Commonwealth. Cette
méthode d?élévation des normes à la dignité
constitutionnelle s?apparente à la technique française de
création des principes à valeur constitutionnelle. Ceux-ci ne
sont pas prévus par la Constitution. Dans certains cas, le juge prolonge
une norme constitutionnelle et dans d?autres, il crée ex nihilo des
principes. Par exemple, le juge londonien considère que le droit
accordé à toute personne gardée à vue de pouvoir
communiquer et d?être assisté d?un conseiller juridique impose aux
services de police judiciaire un devoir d?information à l?égard
du gardé à vue850. De même, il dégage
avec force de l?article 10 de la Constitution de Maurice sur
l?impartialité et l?indépendance des tribunaux le principe selon
lequel il appartient exclusivement aux juges devant lesquels une affaire a
été débattue d?en délibérer851.
Aussi, le Conseil Privé considère que le principe de la
séparation des pouvoirs est inhérent au modèle Westminster
de Constitution. Ce principe n?est rattaché à aucun texte mais le
juge londonien l?engendre852. Ici, le lien avec un texte
constitutionnel n?apparaît pas mais le juge proclame le principe.
L?interprétation du texte de la Constitution a lieu
dans une perspective normative853. Le droit constitutionnel perd sa
signification sans la réinterprétation continuelle de son contenu
normatif. L?attitude des Lords
849 «Because of this a great deal can be, and in drafting
practice often is, left to necessary implication from the adoption in the new
Constitutions of a governmental structure which makes provision for a
legislature, an executive and legislature... As respects the judicature,
particularly if it is intended that the previously existing courts shall
continue to function, the Constitution may even omit any express provision
concerning judicial power upon the judicature», CJCP: 5 novembre 1975,
Moses Hinds c/ The Queen, cité note 233, v. p. 372.
850 CJCP: 17 avril 1991, Attorney-General c/ Wayne Whiteman, WLR,
1991, vol. 2, pp. 1200 à 1205, affaire de Trinité et Tobago, Lord
Keith of Kinkel rédacteur de l'arrêt. V. infra.
851 CJCP: 20 juillet 1987, Pierre Simon André Sip Heng
Wong Ng c/ The Queen, cité note 521.
852 CJCP: 5 novembre 1975, Moses Hinds c/ The Queen, cité
note 233, v. p. 384. V. infra.
853 STAMANTIS Constantin M.: «Argumenter en droit, une
théorie critique de l?argumentation juridique», Paris, Publisud,
1995, 241 p., v. p. 72 et s.
judiciaires rejoint la théorie de Monsieur le
Professeur Ronald Dworkin pour qui le juge ressemble à un
écrivain chargé d?ajouter un chapitre dans un roman entamé
par d?autres personnes, ce qui est un processus intellectuel sans fin. La
cohésion est assurée par l?obligation des juges de retenir
l?interprétation la plus conforme aux principes généraux
de droit, de justice et d?équité854.
b. L'impulsion
Si le Comité Judiciaire ne s?est pas attribué un
pouvoir d?invocation d?office d?un moyen d?annulation d?une Loi, en revanche,
il s?autorise à statuer au-delà des termes d?un pourvoi. Il
assure un contrôle global du point de droit soulevé. Le juge
londonien ne tend pas seulement à trancher un litige mais remédie
aux situations objectives. Sa juridiction est dans ce cas volontaire et non
obligatoire. Il exerce des fonctions extrajuridictionnelles. Par exemple, il
peut critiquer les malfaçons rédactionnelles d?une
Loi855. De même, lorsque le juge londonien crée un
principe à valeur constitutionnelle, il donne par là même
des directives aux autorités locales sur sa mise en oeuvre. Par exemple,
en créant le principe de l?identité obligatoire entre les juges
à l?audience et les juges du délibéré, les Lords
suggèrent aux autorités publiques mauriciennes de prendre des
mesures pour son application et leur proposent de se référer
à la loi anglaise y relative856. Par ailleurs, la
création des droits nouveaux amplifie le problème de conciliation
que posent les applications concrètes des principes constitutionnels et
le juge de la Downing Street tend par anticipation à résoudre les
difficultés en formulant des conseils. Concernant le problème
d?engorgement des tribunaux, le Conseil Privé recommande aux
autorités, en l?occurrence celles de la Jamaïque, de trouver une
solution qui maintiendra un équilibre entre le droit fondamental de tout
individu d?être jugé dans un délai raisonnable et
l?intérêt public de conserver une bonne justice non
expéditive. Il récuse l?idée de remédier aux faits
de retard par la simple création de tribunaux
additionnels857. A la fin d?un arrêt, le Conseil Privé
peut analyser les défectuosités législatives
854 DWORKIN Ronald: «Law?s Empire», Londres, Fontana
Press, 1991, 470 p., v. p. 229 et s.
855 CJCP: 7 novembre 1983, The Commissioner of Income Tax c/
Espérance Company Ltd., cité note 825. Dans cette affaire Lord
Bridge of Harwich parle du «style imprécis qui caractérise
les législations à Maurice».
856 CJCP: 11 novembre 1991, Curpen c/ Regina, LRC, 1992, vol.
criminal, pp. 120 à 125, affaire de Maurice, Lord Goff of Chieveley
rédacteur de l'arrêt. «it would, in their (Lordships?)
opinion, be possible for such a provision to be made, in an appropriate case
consistently with section 10(1) of the Constitution of Mauritius. Examples of
provisions of this kind are to be found in section 9 of the Criminal Justice
Act 1967 applicable in England, concerned with the admissibility of written
statements in evidence...», ibid., p. 125.
857 «Delays are inevitable. The solution is not
necessarily to be found in an increase in the supply of legal services by the
appointment of additional judges, the creation of new courts and qualification
of additional lawyers... An injudicious attempt to expand an existing system of
courts, judges and practitioners could lead to the deterioration in the quality
of the justice administered», CJCP: 30 avril 1985, Hubert Bell c/ The
Director of Public Prosecutions, cité note 756, v. p. 81 à 82.
et réglementaires et appeler des réformes. Il
exerce ainsi une sorte de fonction d?appel au législateur ou à
l?exécutif858.
*
Devient-il alors un juge qui gouverne ? Ce risque peut
apparaître
imminent du fait que le Comité Judiciaire est juge du
législateur et de l?exécutif, donc du pouvoir. Il serait en
mesure d?exercer une influence politique surtout lorsqu?il fait oeuvre
créatrice859. Il pourrait faire prévaloir ses propres
conceptions et faire échec aux décisions émanant des
organes investis de la confiance du peuple. Il serait erroné de conclure
que le spectre du gouvernement des juges londoniens est réel. Ceux-ci
usent de leurs moyens avec beaucoup de prudence tout en demeurant rigoureux sur
le respect des principes fondamentaux. Le juge londonien refuse de faire ce
qu?il qualifie d?être de la divination, c'est-à-dire, aller
à l?encontre du texte fondamental860.
Après l?étude de l?interprétation par le
juge londonien du texte fondamental, qui lui permet de définir le champ
constitutionnel, il convient maintenant d?analyser les techniques de
contrôle des normes inférieures à l?égard de la
norme supérieure redéfinie et éventuellement les sanctions
prononcées par le juge.
Sous-section 2. Les techniques et les types de
contrôle
L?interprétation large de la Constitution permet de
vivifier la Norme Fondamentale. La confrontation d?une norme ordinaire,
notamment la Loi et le règlement, à la Constitution amène
le Comité Judiciaire à mettre en oeuvre des techniques
d?élargissement des bases du contrôle (paragraphe 1). Ces
techniques d?élargissement des bases du contrôle peuvent se
distinguer de celle d?extension du champ constitutionnel par
l?interprétation. L?élargissement des bases du contrôle est
une technique complexe qui vise d?abord à accroître le pouvoir
de
858 A l?inverse de la Cour de Cassation française qui
établit annuellement un rapport, le Conseil Privé, en
dépit du principe de la séparation des pouvoirs, participe
régulièrement à l?élaboration des lois futures.
859 Selon Monsieur le Doyen George Vedel, «la vraie
pierre de touche du gouvernement des juges se trouve dans la liberté que
le juge constitutionnel s?octroie non d?appliquer la Constitution ou de
l?interpréter même de façon constructive, mais, sous
quelque forme que ce soit, de la compléter sinon de la corriger par des
règles qui sont sa propre création», in ANGUILA Yann:
«Cinq questions sur l?interprétation constitutionnelle», RFDC,
1995, pp. 9 à 46, v. p. 9.
860 CJCP: 13 décembre 1995, La Compagnie
Sucrière de Bel Ombre Ltée c/ The Government of Mauritius,
affaire de Maurice, Lord Woolf rédacteur de l'arrêt. Le juge
londonien applique ici le raisonnement du juge constitutionnel de l?Afrique du
Sud. V. CCSA: 5 avril 1995, State c/ Zuma, SALR, 1995, vol. 1, pp. 642 à
664, le juge Kentridge rédacteur de l'arrêt. Il souligne que:
«If the language used by the lawgiver is ignored in favour of a general
resort to values?, the result is not interpretation but
divination», v. p. 653.
contrôle du juge en ce sens qu?il permet de confronter la
norme, non à un texte, mais à des valeurs extérieures.
Au terme de son contrôle, le Comité Judiciaire
prononce plusieurs types de décision en vue de faciliter leur
exécution (paragraphe 2).
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