Paragraphe 3. L'acte juridictionnel ou la
décision
La décision du juge londonien est un acte d?une
extrême importance. Non seulement il met définitivement fin au
litige mais aussi elle fixe l?autorité de chose jugée et la
vérité juridique (res judicata pro veritate labetur).
L?étude de la décision du Comité
Judiciaire suppose que l?on examine successivement la prise de la
décision elle même (A) et ensuite sa forme (B). Ces deux aspects
du prononcé de l?arrêt par le juge du Whitehall présentent
des particularités intéressantes dont il importe de mettre en
évidence.
A. La prise de décision
A la fin de l?audience, le juge londonien indique, sauf quand
il s?agit d?une demande d?autorisation de saisine, qu?il «réservera
sa décision»646, autrement dit que l?affaire sera mise
en délibéré (a), la cour voulant prendre le temps de la
réflexion647.
Toutefois, le Comité Judiciaire, contrairement à
la Chambre des Lords, qui rend une série de décisions
individuelles à propos d?une même affaire (seriatim
judgments), prononce un arrêt rédigé par un rapporteur
et est accompagné éventuellement par une ou deux opinions
dissidentes. Nous analyserons le mode de rédaction de la décision
(b).
a. La délibération
Que la plupart du temps le Tribunal du Whitehall estime qu?il
a besoin de plusieurs jours pour délibérer n?est guère
surprenant. Seuls les litiges complexes et suffisamment sérieux lui sont
déférés. La délibération est
secrète.
645 En Angleterre, l?élève-avocat reçoit
une formation soutenue en psychologie juridique et rhétorique dans une
des écoles de formation du barreau. V. BOON Andy: «Advocacy»,
Londres, Cavendish Publishing Ltd., 1993, 200 p.
646 Dans le cas d?une autorisation spéciale les Lords
judiciaires, sans quitter la salle d?audience, se concertent à voix
basse sur la décision à prendre et une fois qu?ils trouvent un
accord, l?arrêt est prononcé séance tenante (sur-le-champ)
et s?intitule décision orale (oral judgment) ou ex- t e m
pore.
647 La mention «curia advisori vult» est alors
indiquée dans l?arrêt.
Ne peuvent y participer que les juges, en nombre impair devant
lesquels l?affaire a été débattue. Cela dit, la pratique
des Lords judiciaires oblige à pousser plus avant l?analyse de la
délibération.
En effet, il existe au Comité Judiciaire et à la
Chambre des Lords une pratique de délibération officieuse et
diluée dans le temps (continuous consultation). Dès le
début d?une audience, les Lords judiciaires échangent entre eux
informellement leurs points de vue. A la fin de la séance, normalement
à l?heure du déjeuner, la discussion peut se prolonger et devient
plus intense648. De même, l?après-midi, à la fin
d?une journée d?audience, les Lords se concertent au moment où
ils empruntent le couloir ou l?ascenseur pour regagner leurs
bureaux649. S?il existe une grande différence de vue entre
les juges, la discussion peut continuer dans le bureau du président de
séance ou dans la salle de conférence. Les Lords qui, à ce
stade des débats, ont déjà arrêté avec
conviction leurs décisions essaient, lors des discussions, d?influencer
leurs collègues encore indécis.
Au delà de la délibération officieuse, la
délibération officielle débute après la
clôture des débats oraux dans la salle de conférence du
Conseil Privé. Le président de l?audience donne la parole aux
plus jeunes des Lords judiciaires en ordre croissant d?ancienneté.
Chaque juge délivre un monologue de son opinion. Si à la fin des
discours le président aperçoit une différence de vue entre
eux, il engage alors une véritable discussion afin de rechercher
l?adhésion de ses collègues à l?opinion majoritaire. A la
fin de la concertation, le président désigne un rapporteur
chargé de rédiger l?opinion majoritaire et, au cas où la
décision ne sera pas prise à l?unanimité, les juges
minoritaires auront la faculté de rédiger leurs opinions
dissidentes.
L?enjeu d?un tel type de délibération est
important. Il atteste le caractère sérieux et hautement
professionnel des membres du Conseil Privé. Il accorde à la
décision prise toute sa dignité ô combien indispensable
pour une bonne justice. L?importance d?une délibération soutenue
est trop connue pour qu?on y insiste davantage.
b. Le mode de rédaction de la décision
648 PATERSON Alan, cité note 513, v. p. 89.
649 La discussion dure environ d?une quinzaine de minutes.
Selon Lord Cross: «You are discussing the case the whole time with your
colleagues and... it is infinitely helpful. From what they have been saying,
you may suddenly see a thing in a new light», ibid., v. p. 90.
Le Conseil Privé diffère des cours de Common Law
quant au mode de rédaction de ses décisions. A l?inverse de la
Chambre des Lords où chaque juge peut rendre sa propre décision,
ou selon la terminologie exacte, fait son propre discours (speech), au
Comité Judiciaire l?arrêt (la décision majoritaire) est
unique mais il peut être accompagné de l?expression des opinions
dissidentes650. Autrement dit, les opinions concurrentes
(concurring opinions) majoritaires sont interdites au Comité
Judiciaire651 comme à la Cour Suprême des Etats-Unis
d?Amérique. Les motifs de la décision majoritaire doivent
être uniques pour des raisons pratiques. Une multiplicité des
motifs, les uns en conflit avec les autres, provoquerait un désordre
jurisprudentiel susceptible de perturber le rôle unificateur du Conseil
Privé.
Le rapporteur (rédacteur de l?arrêt) est
désigné par le président de l?audience même si ce
dernier fait partie du groupe des minorités. Dans ce cas, selon la
pratique, il désigne le juge de la majorité ayant le point de vue
le plus proche des minorités ou il laisse à la majorité le
soin de désigner elle-même le rapporteur. Eventuellement, le
critère de la disponibilité, de l?emploi du temps, est pris en
considération lors du choix du rapporteur.
Le prononcé de l?arrêt a lieu quelques semaines
après la première délibération. Si à la Cour
Suprême des Etats-Unis d?Amérique la décision majoritaire
doit être rédigée en premier et ensuite les opinions
dissidentes, au Conseil Privé, aucun ordre n?est établi. Certains
juges minoritaires rédigent assez rapidement leurs opinions dissidentes
dans l?ultime espoir d?influencer leurs collègues. Par contre, certains
Lords judiciaires peuvent accuser un retard assez considérable et ce
pour trois raisons. Il se peut qu?ils ont beaucoup d?autres décisions
à rendre, au sein de la Chambre des Lords par exemple, ou ont d?autres
activités extrajudiciaires. Il se peut qu?ils attendent la publication
de l?opinion d?un collègue pour décider ensuite s?ils vont
concourir ou en cas de grande divergence entre eux, certains attendent que
leurs collègues écrivent leurs décisions avant d?en faire
de même.
Ce mode de rédaction des décisions attribue
à la justice du Conseil Privé sa magnificence. La
délibération est longue et ne vaut pas uniquement pour la forme.
La collégialité y gagne toute sa signification. Le droit
d?exprimer une
650 Les juges de la Chambre des Lords sont très
attachés à la pluralité des décisions qu?ils
considèrent comme un facteur de développement du droit par
rapport au système plutôt civiliste du Comité Judiciaire:
«If you compare the quality of Privy Council judgments with speeches in
the House of Lords, I think you will agree that from the point of view of
developing the law, the Privy Council judgments have been much inferior»,
REID Lord, cité note 517, v. p. 29.
651 Par contre les opinions concurrentes minoritaires sont tout
à fait autorisées.
opinion dissidente consolide la collégialité en
ce sens qu?une véritable discussion entre les juges est
nécessaire afin d?éviter qu?un des membres du tribunal entre en
dissidence.
B. La forme de la décision
Deux caractéristiques qui rapprochent cette fois le
Comité Judiciaire des cours de Common Law méritent d?être
soulignées. Les juges minoritaires peuvent, comme nous l?avons
mentionné, exprimer leur désaccord (a) avec la décision
elle-même. Aussi, le style discursif de la décision fait qu?elle
ressemble plutôt à un article de doctrine ou à une
conclusion du commissaire du gouvernement devant le Conseil d?Etat
français (b).
a. L'expression de l'opinion dissidente
La publication d?une opinion dissidente a été
pendant longtemps interdite au Comité Judiciaire. En tant qu?organe
administratif, les conseillers privés étaient tenus de garder
secret le délibéré. Cette question ayant été
précédemment étudiée, il suffit de renvoyer sur ce
point aux explications antérieures. Il faut néanmoins faire
ressortir que l?interdiction d?exprimer une opinion dissidente était
justifiée par le besoin d?attribuer aux décisions du Conseil
Privé une forte autorité pour pouvoir être
respectées et appliquées dans toutes leurs vigueurs dans des
territoires lointains652. Toutefois, de nombreux juristes du
Commonwealth avaient vivement critiqué ce qu?ils avaient qualifié
d?une «anomalie» et, de surcroît, le signe même de la
nature impériale de l?institution. La décision unique
représentait une grande discrimination entre la justice
administrée aux sujets britanniques et ceux du reste du
Commonwealth653. Du point de vue strictement technique, le jugement
unique bien que non anonyme654, incitait l?émergence de deux
types de situations mis en évidence par Monsieur le Professeur Edward Mc
Whinney. Lorsque le rapporteur était un éminent Lord judiciaire
doté d?une forte personnalité, la décision même
prise après ample délibération était le fruit d?une
seule personne et assez hardie. Par contre, lorsque le rapporteur était
un juge modeste, la décision était
652 «... there are cases in which great divergence of
opinion has been displayed by courts overseas, and in which it is a special
advantage to have an authoritative decision by a court which does not publish
dissenting views and is under no obligation to refute all opinion that differ
from its own», RANKIN George, Sir, cité note 13, v. p. 19.
653 «... the attitudes of Australia and South Africa to
the single judgment issue were essentially political while that of Canada
remained practical. In the opinion of the former, the Privy Council was
inferior in status to the House of Lords, and appeals to it from the Dominions
were incompatible to the idea of political equality between the United kingdom
and the self-governing Dominions», SWINFEN David B., cité note 38,
v. p. 289.
654 Le nom du rapporteur de la décision est
publié.
floue, ambiguë, marquant le désaccord entre les
juges655. Cette situation était préjudiciable à
l?image du Conseil Privé et à la stabilité de sa
jurisprudence.
Une réforme du système fut dès lors
nécessaire d?autant plus qu?il fallait juridiciser davantage le
Comité Judiciaire. Une Ordonnance en Conseil du 4 mars 1966 a permis aux
conseillers privés d?exprimer publiquement leurs désaccords avec
le contenu et l?argumentation de la décision majoritaire.
Dans la philosophie de la Common Law, le jugement pluriel
permet de démocratiser la justice. Chaque juge est autorisé
à exercer un contrôle sur ses collègues. Il confère
à la justice de la souplesse et permet aux juges d?accomplir plus
facilement leur mission d?adaptation de la Constitution aux changements de
valeurs, à l?évolution sociale. Une opinion dissidente annonce
souvent un revirement de jurisprudence. Enfin, la personnalité du juge
est exaltée et il est davantage responsabilisé.
Ces règles ne doivent pas faire oublier que la
publication d?une opinion dissidente demeure assez rare au Comité
Judiciaire. Dans les affaires mauriciennes depuis 1970, seulement trois
opinions dissidentes ont été formulées et à propos
de deux affaires. Au Conseil Privé, un juge ne fait état de sa
désapprobation que s?il a de solides raisons de le faire, autrement
formulé, que s?il est frontalement opposé à ses
collègues656. Dans ce cas, il publie son opinion comme pour
faire appel à l?histoire, à ses successeurs.
b. Le style discursif
Le style d?une décision du Comité Judiciaire,
conformément à la pratique des juridictions de Common Law, est
très vivant et fécond657 alors même qu?aucune
règle de droit ne fait obligation aux juges des juridictions
suprêmes de motiver leurs décisions. Les Lords judiciaires
considèrent qu?une motivation trop elliptique à la
française méconnaît le devoir moral qu?ont les juges
655 «With the old Imperial Privy Council, the rapporteur
was always expressly defined by name and where these were strong judicial
personalities the per curiam opinion was invariably evident as their own, solo
work, the deference of collegiality and collegial participation in
decision-making and opinion writing being nominal at best. With other, less
wilful judges as rapporteur, the Privy Council?s per curiam opinions
particularly in the great political causes célèbres begin to
acquire a quality of cloudiness in formulation or non-sequential to the
intellectual qualities of the rapporteur concerned...», MC WHINNEY Edward,
cité note 459, v. p. 26.
656 Selon Lord Denning: «I don?t think any of us would
want to dissent unless we felt strongly about it... I don?t dissent unless I
feel sufficiently strongly in a sense», in PATERSON Alan, cité note
513, v. p. 107.
657 Pour une étude comparative du style des
décisions du juge français, britannique et américain, v.
GOUTAL Jean-Louis: «Characteristics of judicial style in France, Britain
and the USA», AJCL, 1976, pp. 43 à 72.
d?expliquer leurs décisions658. L?emploi des
formules brèves comportant des mots qui se prêtent à toutes
les interprétations, engendre de l?incertitude et la confusion. C?est
pourquoi les juges londoniens expliquent longuement, parfois dans un langage
simplifié et claire, leur raisonnement juridique. Afin que celui- ci
puisse être compris dans le contexte, il est de pratique courante que les
juges décrivent longuement et dans le détail les faits auxquels
se réfère la décision, alors même que ces faits
n?aient pas donné lieu à un différend entre les parties
devant eux659. En raison de l?importance de l?oralité des
débats devant les Lords, ces derniers font nécessairement
référence, dans leur décision, aux arguments et moyens de
droit étayés par les avocats. Les juges passent en revue les
principaux arguments pour exposer ensuite les motifs, parfois surabondants,
pour lesquels ils admettent ou les rejettent660. C?est ainsi qu?ils
font référence aux précédents et aux textes de loi
et principes constitutionnels. Ils les analysent et les discutent souvent
longuement dans le but d?en faire une synthèse. Il s?agit aussi pour les
juges d?éclairer leur successeurs.
Par ailleurs, la décision peut comporter les facteurs
extrajuridiques qui ont aidé le juge à établir son
raisonnement (obiter dictum). Les juges peuvent retenir les
considérations sociales, les possibles effets qu?aurait une
décision dans un sens comme dans l?autre. En ce sens, l?arrêt des
Lords judiciaires peut ressembler à une véritable leçon de
droit constitutionnel, de droit pénal ou de toute autre branche du
droit. Cette méthode est très utile et prend toute son importance
dans un pays comme Maurice où la doctrine est quasi inexistante.
Toutefois, si les motifs et les visas de la décision
sont minutieusement élaborés, les dispositifs de la
décision sont très brefs. S?il s?agit d?un rapport à Sa
Majesté la Reine, la formule sera la suivante: «Leurs Seigneuries
aviseront humblement Sa Majesté en ce sens». S?il s?agit d?un acte
juridictionnel, comme dans le cas de Maurice, le juge londonien dira ou
«le pourvoi est rejeté (appeal dismissed)» ou
«la cassation est prononcée (appeal allowed)».
*
658 MACCORMICK D. N.: «The motivation of judgments in the
Common Law», pp. 167 à 194 in PERELMAN Ch. et FOIRIERS P.: «La
motivation des décisions de justice», Bruxelles, Etablissements
Emile Bruylant, 1978, 428 p.
659 CL: 5 août 1901, Quinn c/ Leathem, AC, 1901, pp. 495
à 543, Lord-Chancelier Halsburry rédacteur de l'arrêt
principal. Il soutient que «tout jugement doit être lu dans
l?optique de son applicabilité à des faits particuliers
prouvés», ibid., p. 506.
660 JOLOWICZ J. A.: «Les appels civils en Angleterre et au
Pays de Galles», RIDC, 1992, pp. 355 à 379.
Que le Comité Judiciaire est peu adapté au
contentieux de masse résulte du cheminement des affaires devant son
prétoire. Chaque dossier est minutieusement et paisiblement
traité par étapes. Au Tribunal de la Downing Street, la
procédure est sereine, loin des passions politiques. Ce qui permet au
Comité Judiciaire d?utiliser des trésors d?énergie et de
compétence pour atteindre le dogme de l?infaillibilité
jurisprudentielle.
Dès à présent, on peut soutenir que le
contentieux constitutionnel mauricien, qui obéït aux règles
de procédure que nous avons analysées, bénéficie
d?emblée d?une forte juridicisation et un fort degré de
considération.
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