Paragraphe 2. L'absence d'équilibre entre les
pouvoirs institutionnels
Le régime parlementaire classique avait
été originairement conçu pour réaliser un
équilibre entre le Parlement et le gouvernement. En théorie, cet
équilibre devrait mettre les deux partenaires à
égalité et sous le contrôle d?un troisième pouvoir,
le judiciaire324. Cependant, l?égalité est toujours
difficile à maintenir. Le régime parlementaire évolue soit
vers la prédominance du Parlement soit vers celle de
l?exécutif325.
A l?opposé de la tradition politique française,
le régime parlementaire de Westminster a toujours favorisé le
gouvernement. Adossé à la majorité électorale,
l?exécutif, au nom du Chef de l?Etat, exerce une action dominante (A) au
point d?affaiblir le pouvoir de contrôle du judiciaire (B). Ces
phénomènes, conjugués avec les réalités de
l?île Maurice, s?y sont amplifiés
A. La puissance de l'Exécutif
322 MARYLENE François: «Entretien avec le Muveman
Anti-Kominalis: L?idéologie communaliste a intégré le
système», WE, 28 mai 1995, p. 10.
323 GERBAU Hubert et CARTER Marina: «L?Etat et le
communautarisme: le cas de l?île Maurice», Cultures et Conflits,
1994, n° 15/16, pp. 86 à 126, v 105.
324 L?objectif de la séparation des pouvoirs
préconisée par Locke, puis Montesquieu, est ainsi défini:
«Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de
magistrature, la puissance législative est réunie à la
puissance exécutive, il n?y a point de liberté», MONTESQUIEU
Charles Louis de Secondat: «L?Esprit des lois», 1748, Gallimard,
1995, 2 vol., v. vol. 1, Livre XI, Chapitre VI, p. 328.
325 BAGEHOT W.: «The English Constitution», 1867,
Oxford University Press, 1968, 312 p.
En sus des missions et pouvoirs normaux de tout gouvernement
quant à la détermination de la politique intérieure et
extérieure du pays, le Cabinet mauricien326,
personnalisé par le Premier ministre, décide de la politique
nationale avec une indépendance particulièrement
grande327 au point où l?homme de la rue se plaint d?une
dictature du gouvernement328. Le Parlement de Maurice329
est affaibli330. L?opposition est souvent
inexistante331.
Deux périodes sont à distinguer dans l?histoire
constitutionnelle de Maurice depuis l?indépendance: l?ère
Ramgoolam (a) et l?ère Jugnauth (b).
a. L'ère Ramgoolam
Sir Seewoossagur Ramgoolam332 fut Premier ministre
de l?île Maurice indépendante de 1968 à 1982333.
Cette période répond au vouloir du Premier ministre d?affermir
l?Etat tout jeune, d?assembler une nation afin de sortir le pays du
sous-développement. Ces tâches, selon le gouvernement,
justifiaient la concentration des moyens, la poursuite d?une politique
définie d?une main ferme. Mais en réalité, l?autoritarisme
avait permis au Premier ministre de se maintenir au pouvoir et de
surcroît d?empêcher le libre fonctionnement des institutions.
326 Selon l?article 61-1 CM, le Cabinet est composé du
Premier ministre et des autres ministres. Les ministres
délégués (junior ministers) n?en font pas partie.
Mais le Cabinet de Maurice, à la différence de celui de la
Grande-Bretagne, n?est pas seulement un noyau dur de principaux ministres. La
notion peut se confondre avec celui de gouvernement. La fonction de ministre
délégué a été crée par la Loi
constitutionnelle du 31 janvier 1996 (article 32 nouveau de la
Constitution).
Sur le fonctionnement du Cabinet en Grande-Bretagne, v. WALKER
P. G.: «The Cabinet», Londres, Fontana, 1973, 191 p. et HENNESY P.:
«Whitehall», Londres, Fontana, 1990, 857 p.
327 DOOKHY Parvèz: «La dictature élective
du Premier ministre», 5-Plus dimanche, 12 mars 1995, p. 12.
328 Le phénomène se reproduit en
Grande-Bretagne. Le Cabinet est la clef de voûte de l?édifice
politique britannique. V. MARX F.: «La Grande-Bretagne vit-elle sous un
régime présidentiel ?», RDP, 1969, pp. 5 à 47.
329 MATHUR Hansraj: «Parliament in Mauritius»,
Rose-Hill, Editions de l?Océan-Indien, 1991, 321 p. et DOOKHY
Parvèz: «Les institutions politiques de Maurice», BSJFC,
janvier 1997, pp. 2 à 7.
330 «Le contrôle parlementaire du Cabinet est une
illusion derrière laquelle se dissimule le contrôle du Parlement
par le Cabinet»,. MARX F., cité note 328, v. p. 38. Il est à
noter que depuis une Loi constitutionnelle du 16 janvier 1996 (article 32
nouveau CM), le Président de l?Assemblée Nationale peut
être une personne extérieure au Parlement, un non-élu.
Désormais, le Premier ministre peut intervenir directement dans la
désignation du Président de l?Assemblée Nationale.
331 DOOKHY Riyad: «L?opposition et le fonctionnement
régulier des institutions», Le Défi Plus, 4 au 10 mai 1996,
p. 10.
332 SELVON Sydney: «Sir Seewoosagur Ramgoolam»,
Editions de l?Océan-Indien, 1986, 161 p. et CAUNHYE Fouad: «S. S.
Ramgoolam est-il mort ?», Le Mag, 18 septembre, pp. 15 à 20.
333 Il était chef de gouvernement, Premier, depuis
1964.
Il serait peut être utile de faire un petit
détour par un rappel des faits afin de mieux comprendre l?enjeu de la
politique plus ou moins dictatoriale du Premier ministre. Dès 1969,
l?alliance gouvernementale fut scindée avec le départ d?un parti,
le Bloc Indépendant pour le Progrès (Independent Forward
Bloc). Cependant, le Premier ministre s?allia avec le parti d?opposition
d?alors334, le Parti Mauricien. Cette alliance amena le gouvernement
à tempérer sa politique en matière sociale pour favoriser
le développement du capitalisme. Avec la contestation populaire, le
Mouvement Militant prit naissance335 et utilisa des moyens
extraparlementaires, notamment les grèves et manifestations pour faire
prévaloir ses points de vue. En 1971, des mouvements très durs
paralysèrent le pays336 et le gouvernement appliqua à
plusieurs reprises l?état d?urgence337 dans un but de
réprimer les contestations sociales338.
Les pouvoirs de crise à l?île Maurice,
d?inspiration britannique 339 confèrent au gouvernement des pouvoirs
exorbitants340. L?article 3 de la Loi mauricienne sur les pouvoirs
de crises (Emergency Power Act) donne aux mesures gouvernementales une
force supérieure à la Loi, et la Constitution permet l?atteinte
à de nombreuses libertés fondamentales lors de la mise en vigueur
de la Loi précitée341. Treize associations syndicales
furent suspendues de 1971 à 1974. Les réunions publiques de plus
de cinq personnes furent interdites et la presse fut censurée. Les
mauriciens nés à l?île Rodrigues pouvaient être
334 RAMSAMY Vony: «La coalition Ptr/PMSD/CAM de novembre
1969. Au nom de l?unité nationale», 5-Plus dimanche, 20 novembre
1994, p. 10.
335 Comme tous les partis politique de Maurice, le MMM a,
selon la classification de Monsieur le Professeur Maurice Duverger, une origine
électorale ou parlementaire?. Aucun parti, même pas le
Ptr, à l?inverse de celui de la Grande-Bretagne, n?a une origine
extérieure?. V. DUVERGER Maurice: «Les partis
politiques», Paris, Armand Colin, 1981, 10e éditions, 572 p., v. p.
22 et s.
336 OODIAH Mallenn: «Histoire du syndicalisme
mauricien», Port-Louis, Fédération des Travailleurs Unis,
1988, 39 p.
337 FINNIS J. M. et GOULD B. C.: «Constitutional
law», ASCL, 1972, p. 1 à 100, v. p. 59 à 60. Monsieur Paul
Bérenger fut victime d?une tentative manquée d?assassinat en 1971
et près de 300 proches du MMM furent emprisonnés. V. LE MOUVEMENT
MILITANT MAURICIEN: «L?histoire d?un combat 1969-1983», Port-Louis,
Editions MMM, 1983, 62 p.
Sur la montée en puissance du MMM, v. LANGELLIER J. P.:
«Les vingt ans du Mouvement Militant», Le Monde, 3 octobre 1989, p.
6. et TURQUIE Selim: «Irruption d?un mouvement populaire militant à
l?île Maurice», LMD, 1er juiller 1977, p. 15 et LEMARIE Phillipe:
«L?irresistible ascension de la gauche à l?île Maurice»,
LMD, 1er juin 1982, p. 10.
338 Ce phénomène se reproduisit dans plusieurs
Etats du tiers-monde. V. CADOUX Charles: «L?Inde: la crise politique des
années 1975-1980», RDP, 1980, pp. 1515 à 1561 et PASBECQ
Chantal: «L?Inde: d?un état d?urgence à l?autre», RDP,
1977, pp. 1253 à 1281.
339 BULLIER Antoine J.: «L?organisation du maintien de
l?ordre en Angleterre», RSC, 1991, pp. 432 à 436.
340 L?état-d?urgence peut être maintenu par le
gouvernement pour un temps illimité sauf si les députés
adoptent une résolution à la majorité des 2/3 tendant
à sa suppression, alors qu?en Grande-Bretagne, il est proclamé
pour un mois renouvelable et les mesures doivent être approuvées
par les deux chambres du Parlement.
341 Article 18-1 CM.
reconduits à leur île natale sur simple
décision de l?autorité de police selon le Règlement de
1971 sur les pouvoirs342.
Débordant son cadre originel, l?état d?urgence
permit au gouvernement de repousser la tenue des élections de 1972
à 1976 343. Le parti Mauricien était donné
gagnant et le gouvernement pensa que le report lui aurait permis de combler son
retard344. Des élections partielles étaient
obligatoires en 1973, mais le gouvernement les repoussaient à plusieurs
reprises en vertu de ses pouvoirs exorbitants345. Un ancien
magistrat, Monsieur France Vallet, engagea, avec peu de succès, contre
le gouvernement une véritable bataille judiciaire pour le contraindre
à procéder à la tenue des élections346.
Le gouvernement, utilisant ses prérogatives, fit réviser la
Constitution347 en novembre 1973 pour empêcher tout
contrôle judiciaire et abolir les élections partielles et les
remplacer par un système de nomination basé sur celui des
meilleurs perdants. Le système, peu équitable, ne tint pas compte
de l?évolution des forces parlementaires et désigna des
députés sans lien avec leur nouvelle circonscription.
L?opposition perdit même un siège au terme des nominations.
En 1976, des élections furent
organisées348. Le gouvernement perdit les élections
mais conclut une alliance avec le Parti Mauricien pour former un nouveau
gouvernement sous la direction de Sir Seewoossagur Ramgoolam. Le Mouvement
Militant constituait seul une opposition numériquement très
forte. Paradoxalement, le contrôle effectué par l?Assemblée
était nettement insuffisant car le gouvernement recevait du Parlement
l?autorisation de prendre par décret les mesures qui sont du domaine de
la Loi349. Des nouvelles élections eurent lieu en 1982 et
l?opposition remporta tous les sièges à
pourvoir350.
342 OLIVRY Guy, intervention à l?Assemblée
Législative, le 21 décembre 1971, LAD, pp. 2559 à 2562.
343 Les précédentes élections avaient eu
lieu avant l?indépendance en 1967 et le mandat des députés
avait expiré en 1972.
344 COLOM Jacques, cité note 245, v. p. 29. V. aussi
SAYED Hossen: «L?évolution des forces politiques de l?opposition
à l?île Maurice», Mémoire de IEP, Bordeaux, 1976, 136
p., v. p. 116 à 123.
345 FINNIS J. M.: «Constitutional law», ASCL, 1974, pp.
1 à 102, v. p. 43.
346 CSM: 31 janvier 1973, F. Vallet c/ Ramgoolam, MR, 1973, pp.
29 à 47, le juge Garrioch rédacteur de l'arrêt.
347 LEKENE Donfack Charles Etienne: «La révision des
Constitutions en Afrique», RJPIC, 1989, pp. 45 à 71.
348 BOISSON J. M. et LOUIT M.: «Les élections
législatives du 20 décembre 1976, l?enj eu économique et
politique», APOI, 1976, pp. 215 à 265.
349 LOUIT Christian: «Chronique politique et
constitutionnelle: l?île Maurice», APOI, 1979, pp. 309 à 332,
v. p. 327. V. LOUIT Christian: «Chronique: Ile Maurice», APOI, 1981,
pp. 291 à 299.
350 LOUIT Christian: «Chronique: Ile Maurice 1982-83»,
APOI, 1982-83, pp. 401 à 431.
b. L'ère Jugnauth
Sir Aneerood Jugnauth, Premier ministre de 1982 à 1995,
pratiqua une politique de rigueur et sans partage un peu à la
manière de celle pratiquée par Madame Margaret
Thatcher351 malgré l?introduction de certaines
réformes tendant à renforcer la démocratie352.
Le Premier ministre affirma d?emblée ses prérogatives et pouvoirs
constitutionnels en refusant de suivre le bureau politique de son parti, le
Mouvement Militant, dirigé en fait par Monsieur Paul Bérenger qui
voulait reproduire à Maurice le système politique stalino -
brejnévien353. Le Mouvement Militant avait
décidé de rompre l?alliance gouvernementale avec le Parti
Socialiste, le partenaire minoritaire de l?alliance gouvernementale, mais le
Premier ministre refusa de révoquer ce parti du gouvernement et
exerça son droit de dissolution du Parlement en représailles
à la scission opérée au sein de son parti.
Les élections de 1983 introduisirent dans le
régime parlementaire mauricien un élément de gouvernement
direct. Le Premier ministre tira l?essentiel de sa force de l?appui populaire
en remportant les élections. Il utilisa depuis systématiquement
l?arme de la dissolution pour retrouver une majorité qui s?était
effilochée en 1987 et en 1991 354.
Au fil de ses victoires électorales, le Premier
ministre devint plus responsable devant le corps électoral355
que devant le Parlement qu?il dirigea comme dans une relation de chef à
troupes. En raison de la logique majoritaire
351 LURUEZ Jacques: «Le phénomène
Thatcher», Bruxelles, Editions complexes, 1991, 336 p., v. p. 121 à
130.
352 Le report des élections est rendu quasiment
impossible. Selon l?article 52-2 CM, une législature dure au maximum
cinq années. La révision de cet article prévue à
l?article 47 CM, ne peut être intervenue qu?après (a) une vote par
voie référendaire par une majorité des 3/4 et (b) une
ratification du projet par l?Assemblée Nationale à
l?unanimité. La procédure de vote- ratification est curieusement
inversée.
353 Le régime d?assemblée ne s?était pas
non plus installé malgré la tentative de certains
députés de la majorité. V. SALESSE Finlay: «13 ans
après, pour une véritable démocratie parlementaire»,
5-Plus dimanche, 18 juin 1995, p. 12.
354 A l?instar de la Grande-Bretagne, l?arme de la dissolution
est maniée comme une arme de discipline et de consolidation de la
majorité.
355 «One important element affecting any Prime Minister?s
influence is his own standing, and his government?s standing in the eyes of the
general public. Other things being equal, the greater a Prime Minister?s public
prestige - or more precisely - the greater a Prime Minister?s public prestige
is thought to be by his cabinet colleagues - the greater is likely to be his
capacity to bend those colleagues to his will», KING Anthony:
«Margaret Thatcher: The style of the Prime Minister» pp. 96 à
140 in KING Anthony (dir): «The British Prime Minister», Londres,
Macmillan, 1985, 275 p., v. p. 107.
et du phénomène d?osmose qui découla
entre les députés et le gouvernement, la responsabilité
politique de celui-ci et de son chef cessa d?être parlementaire et
devenint électorale. Aucune motion de censure ne pouvait aboutir. En ce
sens, le gouvernement de Cabinet (Cabinet Gouvernment), qui implique
un processus décisionnel collégial, fut supplanté par la
volonté de puissance du seul Premier ministre356.
Disposant d?une autorité sans précédent,
le Premier ministre contrôla personnellement à différents
moments plusieurs secteurs de la vie mauricienne357 dont les
principaux ministères, tels que celui de l?économie, de la
justice, de l?intérieur et de la défense. Sir Aneerood Jugnauth
mit aux leviers de commande des gens en qui il avait totalement confiance et
élimina progressivement ceux qui lui paraissaient déloyaux.
Il était revenu à la presse de jouer seule le
rôle de contre-pouvoir358. Elle mèna parfois de
véritables investigations à la manière d?un juge
d?instruction359 tant l?opposition parlementaire était
laminée360. L?affrontement entre le gouvernement et la presse
fut une constante de l?histoire politique de Maurice361.
La personnalisation de l?autorité de l?Etat au profit
du seul Premier ministre suscite un débat fondamental relatif à
l?évolution et à la nature des institutions mauriciennes. Il est
question d?alléger la fonction du Premier ministre afin de
tempérer son hégémonie. Le Président de la
République devrait jouer un rôle d?arbitre plus actif en
intervenant dans une certaine mesure dans le processus
décisionnel362. Il devrait se situer, non pas à
l?extérieur des institutions, mais bien à l?intérieur de
celle-ci pour encadrer l?action du Premier
356 LANGELLIER Jean-Pierre: «Aneerood Jugnauth et Paul
Bérenger dominent une vie politique fortement
personnalisée», Le Monde, 9 novembre 1989, p. 8.
357 TSANG MANG KIN Joseph: «Sir Aneerood Jugnauth et nos
institutions», 5-Plus dimanche, 24 juillet 1994, pp. 7 à 10, v. p.
7. et DARLMAH Naëck: «Le Prime Ministership et le pouvoir», 5-
Plus dimanche, 9 octobre 1994, pp. 8 à 9.
358 Sur l?histoire de la presse, v. MARTIAL Yvan: «Plus de
mille titres», JA, 30 septembre 1993, pp. 55 à 57.
359 AHNEE Gilbert: «La presse, bien au-delà de
Bacha...», Le Mauricien, 1er août 1994, p. 5.
360 En 1982, 1991 et 1995, l?opposition parlementaire
était composée de moins de huit députés sur
soixante-six.
361 G. L. «Le bras de fer entre le pouvoir et la presse: des
rapports tumultueux», 5-Plus dimanche, 23 octobre 1994, p. 10.
362 DOOKHY Riyad et DOOKHY Parvèz: «La
légitimité du Président», Le Mauricien, 8 novembre
1995, p. 7.
ministre363. L?institution parlementaire devrait
être revalorisée, notamment en instaurant le
bicaméralisme364.
B. Le judiciaire
L?organisation judiciaire de Maurice, d?inspiration
typiquement anglosaxonne365, ne connaît pas de
séparation entre les juridictions des ordres judiciaire et
administratif. Les juges mauriciens, à la manière des Lords du
Conseil Privé, cumulent les pouvoirs des deux ordres. Un certain nombre
de règles visent à garantir l?indépendance du judiciaire
et la justice est investie d?un assez grand prestige. Le Président de la
Cour Suprême est le troisième personnage de l?Etat366.
Néanmoins, au-delà des garanties
constitutionnelles367, le judiciaire est cantonné dans une
structure embryonnaire (a) et fonctionne en état de crise (b).
a. La structure rudimentaire
La Cour Suprême368 est à la tête
du système judiciaire à Maurice au sens géographique du
terme369. Elle est composée de seulement huit juges et d?un
Chef-Juge. Celui-ci est nommé par le Président de la
République après simple consultation du Premier ministre. Le
doyen des juges puînés (Senior Puisne Judge), qui assure
aussi les fonctions de vice-Président de la Cour Suprême, est
nommé par le Président de la République sur avis conforme
du Chef-Juge. Les juges puînés (Puisne Judges) sont
désignés par le Chef de l?Etat en accord avec les recommandations
de la Commission du Service Judiciaire. Les conditions de recrutement des juges
de la Cour Suprême ne sont pas sévères. Il suffit de
363 En août 1995, le Président de la
République s?est écarté d?une tradition
westminstérienne en refusant de donner son assentiment à une
projet de loi adoptée par l?Assemblée. V. BERENGER Paul R.:
«The President?s powers in the Republic of Mauritius», L?Express, 19
août 1995, p. 7.
364 DOOKHY Riyad et Parvèz: «Proposition pour un
Sénat», L?Express, 7 décembre 1995, p. 12. et CADERVALOO
Soondess: «Un Sénat, pourquoi et de quel type ?», Le Mag, 14
mai 1995, pp. 24 à 27.
365 PANTER-BRICK S. K.: «Histoire des Cours
Suprêmes des Etats anglophones d?Afrique», pp. 99 à 102 in
CONAC Gérard (dir): «Les Cours Suprêmes d?Afrique»,
Economica, 1988, tome 1, 437 p.
366 Le Chef-Juge a préséance sur tous les
ministres et en fin d?année, il appartient au ministre de la justice de
lui présenter ses voeux dans son bureau.
367 Les juges sont inamovibles et la Commission du Service
Judiciaire, qui peut être rapprochée du Conseil Supérieur
de la Magistrature de France, veille à l?indépendance du
judiciaire.
368 DAUDET Y. et MEETARBHAN M.: «La Cour Suprême de
l?île Maurice», pp. 278 à 289 in CONAC Gérard (dir),
cité note 365. et HENNE J. P.: «L?organisation judiciaire
mauricienne», Recueil Penant, 1978, n° 759, pp. 79 à 83.
369 De 1904 à 1975, la Cour Suprême de Maurice avait
exercé à l?égard des Seychelles une compétence
d?appel.
pouvoir justifier de cinq années de pratique
professionnelle au barreau de Maurice370 pour les satisfaire.
La Cour Suprême, se situant principalement dans un vieil
immeuble de l?époque coloniale française, exerce une
compétence étendue sur plusieurs degrés de la
hiérarchie juridictionnelle. La Cour Suprême statue en
première instance dans un nombre considérable d?affaires: lorsque
l?intérêt du litige est supérieur à RPM 50,000, en
matière d?état des personnes (droit de la famille,
nationalité et succession) et de protection des droits fondamentaux, en
matière de discipline contre les auxiliaires de justice, en formation
d?assises et en matière des faillites371 (voir tableau 4 en
annexe). En première instance, la Cour statue en formation
unique372.
La Cour Suprême est également une juridiction de
deuxième ressort et statue en appel sur des points de fait et de droit.
En appel, les juges de la Cour Suprême peuvent siéger en trois
types de formation. La Cour Civile d?Appel (Court of Civil
Appeal)373 est compétente pour statuer sur les appels
interjetés contre les jugements rendus en première instance par
la Cour Suprême. La Cour Criminelle d?Appel (Court of Criminal
Appeal)374 exerce une compétence similaire en
matière pénale. La Cour d?Appel en matière civile et
criminelle (Court of Civil and Criminal Appeal) statue sur les appels
interjetés contre les jugements des tribunaux inférieurs
(lower courts), telles la Cour Intermédiaire (Intermediate
Court), qui correspond au Tribunal Correctionnel en France, les Cours de
districts (Districts Courts), c?est-à-dire les cours de base
comparables aux tribunaux d?instance et de police français, et la Cour
Industrielle (Industrial Court) assimilable au Conseil des Prud?hommes
français.
370 Articles 76 et 77 CM. Mais la pratique veut que, pour
être nommé juge, l?avocat doit aussi avoir fait carrière au
sein de la magistrature assise ou debout (avocat au parquet). V. ANGELO A. H.:
«Mauritius: the basis legal system», CILJSA, 1970, pp. 228 à
241. Pour cet auteur, le cursus s?inspire de la tradition française de
magistrat de carrière.
371 Cette compétence est exercé par le
greffier-secrétaire (Master and Registrar) de la Cour
Suprême qui n?est pas, sur le plan organique, un juge.
372 Comme en Angleterre, l?île Maurice est
attachée à la tradition du juge unique en première
instance. Cependant, le Chef-Juge peut discrétionnairement
décider qu?une affaire en première instance soit entendue par
deux ou plusieurs juges. V. BOULAN F.: «L?organisation judiciaire de
l?île Maurice», APOI, pp. 197 à 211, v. p. 203.
373 Elle fut instituée par une Ordonnance de 1963. V.
ATTORNEY-GENERAL, cité note 219, vol. 2, p. 1 et s.
374 Elle fut institué par l?Ordonnance de 1954, in
ATTORNEY-GENERAL, ibid., vol. 2, p. 51 et s.
Ces cours d?appel n?ont aucune structure autonome. Elles ne
constituent que des divisions, d?ailleurs non permanentes, de la Cour
Suprême. Elles prennent existence dès lors que le Chef-Juge
investisse deux ou trois magistrats de la Cour Suprême à statuer
en deuxième ressort sur une affaire. Elles sont donc composées de
juges qui, hiérarchiquement, sont du même niveau que celui ou ceux
qui ont rendu le jugement en première instance, exception faite si
l?appel est interjeté contre une décision d?une cour
inférieure. Tous les juges de la Cour Suprême sont inter pares.
Par conséquent, les cours d?appel ne sont pas organiquement de
véritables juridictions de deuxième instance.
Il convient de faire ressortir aussi que le juge mauricien qui
propose la solution a à sa disposition peu de moyens pour la
rédaction d?un arrêt. Il ne bénéficie d?aucun
assistant pour l?aider dans ses fonctions de recherche documentaire.
D?ailleurs, la bibliothèque de la Cour Suprême est moyennement
fournie d?ouvrages des droits anglais, français et Commonwealth. Le
rayon sur le droit mauricien ne comporte que des journaux officiels, des
recueils de jurisprudence des arrêts de la Cour Suprême et des
recueils de lois. La doctrine est pratiquement inexistante375.
b. Le fonctionnement en crise
Alors que l?organe délibérant s?est
effacé devant la montée en puissance de l?exécutif, le
judiciaire a pu, dans une certaine mesure, s?imposer en tant que pouvoir
surtout avec l?aide et l?impulsion du Comité Judiciaire.
Néanmoins, les atteintes au bon fonctionnement des institutions
juridictionnelles purement mauriciennes sont fréquentes.
Déjà en 1967, avant l?indépendance, l?administration
anglaise avait, par une Ordonnance à effet rétroactif,
enlevé à la Cour Suprême la compétence de
sanctionner un acte administratif alors que le litige était pendant
devant la juridiction376.
375 «Le premier réflexe de l?avocat ainsi
confronté à un droit qu?il ne connaît pas est de consulter
les ouvrages de référence car sa formation de juriste lui a
appris comment trouver le droit. Mais voilà qu?il s?aperçoit que
cette doctrine est pratiquement inexistante», MEETARBHAN J. N.:
«Problèmes pratiques posés au juriste par un système
de droit mixte», pp. 213 à 225 in UNIVERSITE DE DROIT, D?ECONOMIE
ET DES SCIENCES D?AIX MARSEILLE: «La formation du droit national dans les
pays de droit mixte, les systèmes juridiques de Common Law et de droit
civil», Press Universitaire d?Aix-Marseille, 1989, 242 p., v. p. 217.
376 CSM: 30 mars 1967, Roussety c/ Attorney-General, MR, 1967,
pp. 45 à 69, le juge Rivalland rédacteur de l'arrêt.
Les nominations dans le judiciaire ont été
l?objet de grandes controverses377. Il était de tradition que
la nomination du Chef-Juge et du doyen des juges puînés se fasse
au vu du principe de l?avancement à l?ancienneté. A cet
égard, en 1970, le Gouverneur-Général, s?était
opposé au voeu du Premier ministre de procéder à des
nominations au choix378. La nomination à l?ancienneté
fut mise à l?écart dans les années quatre-vingt-dix. Les
attaches politiques, supposées ou réelles, et la confession
religieuse des juges sont des critères déterminants dans leur
désignation. Qui plus est, certains juges ont été
reconduits dans leur fonction379 alors même qu?ils avaient
atteint la limite d?âge. Certes, l?article 113 de la Constitution,
aujourd?hui partiellement abrogé, prévoyait une disposition
à cet effet mais dans l?esprit du constituant il ne devrait être
appliqué qu?en cas de situation de crise380.
Cette mainmise de l?exécutif sur le judiciaire pourrait
donner un élément de réponse au fait que dans les grandes
affaires contre l?exécutif, peu de décisions ont
été rendues à son encontre381. L?opinion
publique a fortement l?impression que l?exécutif est
protégé et que le ministère public refuse d?intenter des
actions contre des membres du gouvernement contre lesquels il existe de
sérieux soupçons, ou qui ont commis des infractions.
Ces faits ont dévalorisé les institutions
judiciaires de l?île Maurice. Elles sont régulièrement la
proie de sévères critiques des journalistes382 et des
hommes politiques383, tant dans le Parlement que lors des
réunions publiques.
Le Comité Judiciaire à Londres représente
seul, dans ces circonstances, l?ultime tribunal indépendant disposant
d?une autorité non mise en cause sur le plan de l?impartialité.
Au vu de la perte de crédibilité de la Cour Suprême
conjuguée avec le développement de réflexe identitaire
dans le domaine politique, le Comité Judiciaire a gagné en
légitimité et est de plus en plus
377 ANTOINE Jean-Claude: «Controverse dans le judiciaire,
une nomination qui divise», WE, 13 août 1995, p. 6.
378 BOOLELL Satcam, Sir, QC: «Judges also deserve
justice», l?Express, 18 août 1995, p. 10.
379 DOOKHY Riyad: «La nomination du Chef-Juge est
entachée d?une erreur», L?Express, 9 novembre 1995, p. 10.
380 MEETAHBHAN Raj: «Le judiciaire dans un tourbillon»,
L?Express-dimanche, 14 avril 1996, p. 6.
381 V. CSM: 2 juin 1993, Attorney-General c/ Ramgoolam, LRC,
1993, vol. 3 pp. 82 à 93, le juge Lallah rédacteur de
l'arrêt.
382 TEELUCK Dinesh: «Justice en crise, nothing seen to be
done», Le Mag, 19 avril 1996, pp. 15 à 17 et O?HAMAMY David:
«Judiciary in the dock», L?Express-dimanche, 24 mars 1996, p. 10.
383 Sir Gaétan Duval, ancien ministre de la justice, a,
par exemple, fortement dénoncé la pratique et méthode du
Chef-Juge. V. DAVID Jacques: «Le point de la situation avec Sir
Gaétan Duval», Le Mauricien, 8 octobre 1994, p. 6.
souvent sollicité (voir tableau en annexe 5). En
conséquence, il se prononce sur une plus grande variété
d?affaires.
L?importance et l?utilité de la Haute Instance
londonienne étant dégagées, il s?avère
indispensable d?examiner la compétence ratione materiae du Comité
Judiciaire en droit mauricien. L?amplitude de la compétence du
Comité Judiciaire nous permettra d?apprécier davantage les liens
juridiques de la Haute Instance avec l?île Maurice.
Sous-section 3. La compétence matérielle
du Comité Judiciaire en contentieux mauricien
Le Comité Judiciaire se trouve seul au sommet de la
hiérarchie des institutions judiciaires de l?île Maurice. Il est
en réalité la véritable juridiction suprême, au sens
rationnel du terme384, de l?île Maurice. La Cour
Suprême, située à Port-Louis, n?est a fortiori qu?une cour
de deuxième instance. Il appartient au Comité Judiciaire de
statuer en cassation sur les pourvois dont sont l?objet les arrêts de la
cour locale385. Théoriquement, il a le pouvoir d?examiner en
appel l?ensemble des points de droit et de fait que soulève une affaire
mais il retient les faits tels que les lui présente le juge local.
L?appréciation des faits relève, selon le juge londonien, de la
souveraineté des juges du fond, la Cour Suprême de
Maurice386. A la manière de la Cour de Cassation
française, le Comité Judiciaire veille exclusivement au respect
de la norme, à sa bonne application par le juge local. Sa mission se
limite au jugement des arrêts déférés à sa
censure même lorsqu?il est saisi directement en cassation par la
procédure de la voie d?action en vertu d?une requête tendant
à l?annulation d?une Loi. Juge suprême, il fixe l?orthodoxie de la
jurisprudence et veille à son respect par la Cour Suprême
locale.
384 En droit anglais, la Cour Suprême de Justice
désigne trois composantes: la Haute Cour (High Court), la Cour
d?Assises (Crown Court), cours de première et de
deuxième instance, et la Cour d?Appel (Court of Appeal), cour
de deuxième instance. La Chambre des Lords coiffe ces trois
juridictions. Elle se trouve au plus au niveau de la hiérarchie
judiciaire anglaise et est qualifiée de cour d?appel final?
(final Court of Appeal). V. KINDER-GEST Patricia: «Droit anglais,
institutions politiques et judiciaires», LGCJ, 1993, 671 p., v. p. 341.
385 V. La définition de Cour suprême
donnée par Monsieur le Professeur André Tunc dans sa
synthèse in BALLET Pierre et TUNC André (dir): «La Cour
suprême, une enquête comparative», Recherches
Panthéon-Sorbonne, Economica, 1978, 486 p., v. p. 8 st s.
386 CJCP: 15 novembre 1982, Lutchmeeparsad Badry c/ Director
of Public Prosecutions, WLR, 1983, vol. 2, pp. 161 à 171, affaire de
Maurice, Lord-Chancelier Hailsham of St. Marylebone rédacteur de
l'arrêt. Le juge souligne que: «... their Lordships... find
themselves bound by the findings of fact of the Supreme Court, who, after all,
saw the witnesses and observed the demeanour», ibid., p. 165.
En l?absence de toute séparation entre les ordres de
juridiction, le Comité Judiciaire est l?unique juridiction suprême
de Maurice. Sa compétence matérielle est générale.
Aucune matière échappe a priori à ses attributions.
Malgré certaines limites posées par le constituant aux cas
d?ouverture du pourvoi à Londres, le Comité Judiciaire peut
statuer sur tout litige au moment où il accorde au demandeur au pourvoi
une autorisation, dite spéciale, de saisine (special leave to
appeal)387. Le Comité Judiciaire dispose d?une
compétence d?exception universelle, ou pour le dire sans
ambiguïté, d?une compétence de droit commun.
Faisant abstraction de la prérogative d?origine royale
de pouvoir entendre tout litige, la compétence d?attribution du
Comité Judiciaire varie selon qu?il statue, d?une part, sur une affaire
relevant du droit privé et public (civil law) (paragraphe 1)
et, d?autre part, sur une affaire de droit pénal et de
responsabilité des hauts magistrats (paragraphe 2).
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