II. La théâtralité.
Yves Lavandier écrit : La dramaturgie a cette
faculté de faire communier image, pensée, désir et
émotion, de permettre au spectateur de se fondre partiellement dans
l'autre.
Marcel Carné nous communique par sa façon de
filmer, que l'histoire que nous allons voir s'apparente à une
pièce de théâtre. Il y a une volonté de la part du
scénariste et du réalisateur de nous projeter dans un monde
où les protagonistes vivent leur vie comme ils jouent au
théâtre. La vie est un jeu que le théâtre reproduit
pour le plaisir du public. Carné nous invite à entrer dans ce
jeu. Nous sommes tour à tour, spectateurs au paradis, spectateurs de la
vie des personnages, de leurs envies, de leurs émotions.
II.I. Le théâtre au cinéma.
a) Restitution du théâtre au
cinéma.
Le film débute et se termine sur le rideau de
scène. Nous avons un premier baisser de rideau à la fin de la
première époque, comme pour annoncer un entracte et un autre
à la fin de la seconde époque pour signaler la fin de l'histoire.
La caméra est placé dans l'orchestre. Le statisme de la
caméra
sur le rideau donne l'impression d'une photo. La caméra
garde les yeux rivés sur le rideau pendant tout le déroulement du
générique en surimpression. Le rideau s'ouvre sur le décor
du boulevard du Temple. Par ailleurs, la pantomime du Palais des
Mirages sera presque toujours filmée frontalement, la caméra
dans l'orchestre. L'ouverture du rideau s'effectue en temps réel au
théâtre. Quand le rideau s'écarte, nous avons un effet de
décor urbain sur toile de fond. La caméra fait un travelling
avant sur le décor qui s'anime subitement et qui nous
déstabilise. Le théâtre nous conduit hors de ses
frontières par le biais du cinéma. Au delà de ce que nous
voyons, nous comprenons que le théâtre est l'antre de
l'imaginaire. Il s'insinue dans la vie et la reproduit sur sa scène.
C'est le fondement même des Enfants du paradis.
Carné utilise également le fondu au noir quand
Garance retrouve Frédérick Lemaître au Grand-Relais. Ce
procédé cinématographique est utilisé très
fréquemment au théâtre aujourd'hui. Il permet de ne pas
abuser du rideau. Il signifie que l'acte n'est pas terminé. L'action en
cours s'achève. Nous savons ce qui va suivre. Nous n'avons pas besoin de
le voir. L'imagination et l'esprit de déduction font le reste. Marcel
Carné, pour des raisons de bienséance, dues en grande partie
à l'époque, fait l'ellipse de l'évidente scène
d'amour qui suit. Nous ne savons pas si Frédérick et Garance
restent ensemble dans la même chambre
jusqu'au réveil. On peut imaginer que Madame Hermine
apporte le petit déjeuner à Frédérick qu'elle croit
seul, et trouve la chambre vide. Elle entend des éclats de rires dans la
chambre de Garance et reconnaît la voit de Frédérick. Son
visage se durcit. On comprend alors sa déception. Rien de tout cela, ne
nous est montré. Mais lorsque nous voyons entrer Frédérick
dans la chambre de Garance, le fondu au noir nous en dit bien assez long.
La caméra de Carné est aussi pudique que le
théâtre. La séquence suivante , nous sommes devant la
façade des Funambules en extérieur jour.
Carné fait des ellipses sur des scènes qui ne
correspondent pas aux règles de bienséance au
théâtre. Nous ne voyons pas les scènes d'amour. Nous
supposons que Madame Hermine et Frédérick Lemaître ont eu
une relation charnelle ensemble par le comportement qu'ils adoptent l'un envers
l'autre et les mots qu'ils s'échangent. Dès leur première
rencontre, Madame Hermine propose à l'acteur une chambre en arborant un
sourire très engageant qui montre qu'elle n'est pas du tout insensible
aux charmes de Frédérick. Elle se met à son diapason en
lui assurant qu'il ne la dérangera pas, car elle aussi, s'endort
tardivement, façon déguisée de dire à l'acteur
qu'elle est disponible pour lui. Plus tard, Baptiste retourne au Grand-Relais,
accompagné de Garance, nous savons qu'il s'est passé quelque
chose entre Frédérick et la
gérante. Madame Hermine, met du temps pour
répondre à l'appel de Baptiste. Elle reboutonne son corsage. Elle
répète pour elle-même des paroles prononcées par
Frédérick : Silencieux et furtif comme un chat dans la nuit.
Nous comprenons que lorsque Baptiste et Garance sont arrivés, elle
se trouvait avec lui.
Nous n'assistons pas à l'assassinat manqué de
l'encaisseur au Grand-Relais et à l'assassinat réussi du comte de
Montray aux bains turcs. Lacenaire et son acolyte, Avril, ont loué une
chambre au Grand-Relais. Ils se postent derrière une porte. Celle-ci
fait office de rideau. Nous attendons l'arrivée de l'encaisseur. Mais le
rideau ne se lève pas. Les hurlements de l'encaisseur nous alertent de
son agression.
Aux bains turcs, la caméra flashe sur le comte de face.
Lacenaire s'avance en mettant la main à l'intérieur de son gilet.
On sait que c'est là qu'il cache son arme. Il sort du champs. La
caméra zoome avant sur Avril collé au mur. L'expression du visage
d'Avril, spectateur reflète le meurtre qui a lieu. Le bruit d'un corps
tombant dans l'eau ainsi que le gros plan sur la main du comte qui pend sur le
rebord de la baignoire, nous confirment la mort de celui-ci.
Très souvent, Carné film les entrées et
sorties des personnages en plan moyen pour en renforcer l'effet
théâtral. Quand Garance et Lacenaire apparaissent au Rouge-Gorge,
la porte qui s'ouvre devant eux, a remplacé le rideau de
scène.
Les coups traditionnels sont remplacés par l'annonce,
en aparté de Jéricho : Tiens voilà des gens du
monde. Garance et Lacenaire sont filmés en plan moyen. Tous les
regards de l'assistance sont portés sur le couple.
Accusée à tort, de complicité dans
l'agression de
l'encaisseur, Garance voit les portes se fermer devant elle,
Pour échapper à cette injustice, elle tend la carte de visite de
son protecteur le comte de Montray. Carné filme la scène de
façon théâtrale, en plan semi-général, qui
est la vision de la scène que nous aurions si elle était
jouée au théâtre. Nous ne voyons pas ce qui est
écrit sur la carte dans la mesure où la caméra n'en fait
pas de gros plan. Nous supposons qu'il s'agit du comte de Montray qui lui a
offert sa protection. Comme pour l'assassinat aux bains turcs, le
cinéaste insiste sur les réactions des protagonistes pour
éclairer sur ce que nous ne voyons pas. La caméra s'attarde
anormalement au cinéma sur le plan général de la
scène figée où Garance se tient debout au centre de la
pièce. Comme à la fin d'un spectacle de théâtre, les
acteurs se figent et le rideau tombe. Dans le film, le rideau tombe sur le fond
musical de Joseph Kosma. FIN DE LA PREMIERE EPOQUE apparaît en
surimpression.
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