Les différentes applications du Web 2.0, on l'a vu,
permettent et organisent une nouvelle utilisation d'Internet. Laquelle
utilisation semble d'ailleurs se centraliser sur VOUS (« You »),
internautes. « Et parce que vous prenez le contrôle des
médias globaux, parce que vous fondez et modelez la nouvelle
démocratie numérique, parce que vous travaillez sans contrepartie
financière et parce que vous battez les professionnels sur leur propre
terrain, la personnalité 2006 élue par le Time c'est vous. »
(Time Magazine, 13/12/2006).
L'accélération de l'équipement
numérique et la démocratisation des outils technologiques ont
effectivement favorisé l'émergence d'un Web communautaire et
participatif permettant de relier des individus sur des plates formes de
réseau social en ligne47. Selon Danah Boyd48,
"Un site de réseau social est une catégorie de site web avec
des profils d'utilisateurs, des commentaires publics semi-persistants sur
chaque profil, et un réseau social public naviguable ("traversable")
affiché en lien direct avec chaque profil individuel." Cette
définition de Danah Boyd démontre que derrière le «
VOUS » du Time Magazine se cache le « MOI » de chaque individu :
Le Web 2.0 est-il aussi communautaire qu'il le paraît ? Les
réseaux sociaux sont-ils de véritables lieux d'intelligence
collective ? N'y a-t-il pas finalement plus d'enjeux et d'intérêts
individuels que de valeurs de partage ou de solidarité derrière
ce Web qui se veut plus collaboratif ? Le degré de collaboration et de
coopération est- il aussi fort pour qu'on puisse espérer que le
Web 2.0 contribue au renforcement de la solidarité numérique ? En
effet, la fascination générale et l'engouement populaire
caractérisant le succès de ces réseaux sociaux ne doivent
pas occulter les limites du phénomène. Il importe dans ce travail
(sans toutefois nous y attarder) de scanner globalement la sphère du
« social networking » afin d'en cerner tous les contours et de
pouvoir (par la suite) clairement y positionner le projet du portail
francophone mondial de la solidarité numérique, objet de mon
stage.
Figure 7 : Les 6 degrés de
Séparation49
47 Selon la définition du Wikipédia,
« Le réseautage social (qui doit être
distingué du concept de réseau social en sociologie) se rapporte
à une catégorie des applications d'Internet pour aider à
relier des amis, des associés, ou d'autres individus employant ensemble
une variété d'outils. Ces applications, connues sous le nom de
"service de réseautage social en ligne" (en anglais social
networking) deviennent de plus en plus populaires ».
48 http://www.danah.org/
49 Théorie de Frigyes
Karinthy évoquant la possibilité que toute personne sur
le globe peut être reliée à n'importe quelle autre au
travers d'une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq
autres maillons.
La première faiblesse du Web 2.0 qu'on évoque
souvent est celle de la sécurité et de la fiabilité. Elle
est souvent intrinsèque à d'autres problèmes, notamment
ceux de la confidentialité, de la traçabilité et de la
confiance. Du point de vue de la sécurité, on reproche par
exemple, aux nouvelles techniques de programmation telles que AJAX50
de supprimer certains contrôles de sécurité pour ne pas
diminuer la réactivité de l'interface51. Il semblerait
donc que plus l'ergonomie de l'application est légère et moins il
y a de sécurité et de filtrage de données (du
côté client). En matière de confidentialité, la
solution trouvée par le réseau professionnel
Linkedin est d'utiliser comme point de départ
du réseau les connaissances existantes. Ainsi, chaque membre est
sensé renseigner l'ensemble de ses contacts professionnels, qui, s'ils
l'acceptent, deviennent membres à leur tour. Les contacts directs
constituent un cercle de relations de premier degré et les relations des
relations (ou amis de mes amis) constituent un cercle de second degré
à partir duquel la mise en relation devient payante. Le Web 2.0 n'est
donc pas ouvert à tous les niveaux et certains nouveaux services ou des
communautés dites « spécialisées » (ou
communautés isolées d'utilisateurs exclusifs) permettent, en
effet, de distinguer les cercles de proches entre eux. Ceci va à
l'encontre de la philosophie du partage de données et de la
découverte d'autrui, mais encourage le repli sur soi, l'isolement sur le
Web ou l'entretien des réseaux de connaissances déjà
existants. Or un réseau doit se développer pour exister. En
même temps, c'est un facteur qui pourrait intéresser les personnes
qui cherchent à éviter l'aspect tout ouvert du Web 2.0 et qui
souhaitent préserver leur intimité ou vie privée dans des
sous-réseaux restreints.
Concernant la question de la « confiance »,
plusieurs interrogations méritent d'être posées : Quels
signes (sémiologie du design du Web 2.0) pourraient nous amener à
mesurer la fiabilité des informations, et la loyauté des
échanges dans les présentations de soi sur les plateformes
relationnelles ? Comment peut-on avoir la certitude que l'ami de mon contact
est véritablement son ami ? A qui ou à quoi faire confiance sur
le Web 2.0 ? Voilà quelques questions basiques que ne se posent pas
forcément les jeunes avant d'accepter des amis sur des réseaux
sociaux comme MySpace, Linkedin ou facebook. Selon une étude
récente, "96 % des adolescents américains participent
à un réseau social au moins une fois au cours d'une semaine. Les
filles y seraient d'ailleurs plus nombreuses que les garçons.
»
50 « Même si Ajax en soi n'est pas source de
nouvelles vulnérabilités, elle permet de reproduire de vieilles
erreurs plus facilement. Comme les failles que connurent les PC il y a une
dizaine d'années, ces failles peuvent être corrigées par la
formation et le partage des best practices des développeurs »
(source : Zdnet, 4 août 2006).
51 FEIL Renaud, « Le Web
2.0 : Plus d'ergonomie...et moins de sécurité »,
Journée Sécurité des Systèmes d'Informations
(OSSIR), 22 Mai 2007.
La question de la confiance sur les réseaux sociaux du
Web 2.0 est peut-être aussi une question générationnelle,
les jeunes étant les plus aptes à étendre très
rapidement leur réseau social sans filtrer leurs cercles d'amis.
Parfois, leur but c'est d'être celui qui possède le plus grand
nombre d'amis comme si le nombre d'amis sur un réseau social
était une mesure de sociabilité dans la vie
réelle52. Or, l'éthique et la morale n'étant
pas toujours sur le Web, les risques de tomber sur des personnes mal
intentionnées ou des pervers ne sont pas à minimiser. Rappelons
à cet effet que le scandale de l'automne 2007 (les "jardins de
pédophiles" dans Second Life) est cité comme l'exemple du
détournement du Web 2.0.
Outre les écueils de sécurité, de
confiance, de fiabilité et les paradoxes qui font que de nombreuses
personnes restent réticentes et distantes par rapport à la
tendance Web 2.0, on retient également d'autres problèmes non
moins importants tels que :
· Les droits d'auteurs : La philosophie
2.0 repose sur l'échange libre de contenus53. Or il y a des
oeuvres originales, et des oeuvres de l'esprit qui sont parfois copiées
sans le consentement de leurs auteurs, susceptibles d'engager des actions en
justice.
· La pérennité ou viabilité
économique des services 2.0 : Quel business model choisir entre
gratuité (le tout gratuit), les services premium ou « freemium
», et la publicité ?
· La dépendance vis-à-vis du Web
2.0 : Les sites de réseaux sociaux comme Facebook sont
chronophages car ils mobilisent beaucoup de temps à consacrer au cercle
d'amis et à la découverte ou à l'appropriation de
certaines applications. On finit par y perdre son temps quand on tombe dans le
piège du ludique et de la fascination immersive.
· La portabilité et le manque
d'interopérabilité entre les différents services
en ligne.
· L'absence de médiation porte
préjudice à la fiabilité des contenus. Encore une fois le
problème de confiance se pose. En effet, l'existence de
modérateur n'entraîne pas de médiation automatique. Pour
arriver à une pensée construite, il faudrait un travail de
médiateur joué par des journalistes, des chercheurs, ou
étudiants pour analyser, synthétiser et mettre en perspective les
différentes contributions et réactions aux articles,...). En
prenant parfois de la distanciation, les utilisateurs font bien la
différence entre informations brutes sans valeur ajoutée
(auxquelles ils ne réagissant pas) et informations fiables qui leur
permettent de se fidéliser à des sources d'information
enrichissantes.
52 On peut être un internaute disposant de
milliers d'amis sur un réseau social en ligne sans pour autant avoir une
facilité d'entrer en contact avec le voisin dans un cybercafé ou
un lieu d'accès public (physique) à Internet.
53 Licence « Creative Commons » et Open
Source
· La faible
implication54 : Dans une société
marquée par l'extrême individualisme, l'individu et l'ego
constituent le moteur des échanges. Les enjeux de visibilité et
de mise en scène de « soi » font que l'individu prime toujours
sur le collectif. Les inscriptions sur des réseaux sociaux et dans des
communautés en ligne restent souvent motivées par un besoin
égoïste d'élargissement de son réseau d'influence et
un besoin de connaissance de personnes partageant des points communs. La
finalité est souvent plus sentimentale, amicale ou culturelle que
professionnelle. Il n'est donc pas très étonnant qu'il y ait une
très faible coopération et une collaboration superficielle sans
amorce réelle d'une véritable dynamique d'intelligence
collective, de co-écriture sur ces plates-formes de réseau
social. Sur la figure ci-dessous, on constate que sur 100 personnes en ligne, 1
personne crée un contenu inédit, 10 interagissent avec ce contenu
et l'enrichissent (commenter, recommander, noter, voter,... etc.) et 89
personnes consultent (consomment) le contenu.
Figure 8 : La règle des 1%
En définitive, les réseaux sociaux
présentent de nombreuses limites et le Web 2.0 soulèvent de
nombreuses ambiguïtés et paradoxes par rapport à
l'utilisation qui est faite de ses outils. Autant ces outils peuvent faire
office de mise en avant de l'ego, autant il peuvent s'avérer être
de véritables plates-formes d'échanges et de construction d'une
société de l'information plus solidaire. Si les
potentialités du Web 2.0 sont exploitées à fond, il
apporterait certainement une réponse à la fracture
numérique en permettant un dialogue constructif et une culture de
collaboration (co-écriture, coproduction,... etc.) entre les
utilisateurs d'Internet des pays en développement et ceux des pays
développés. Des outils comme le wiki doivent cependant
s'accompagner d'une pédagogie d'usage et de comportement
54 « Le talon d'Achille du web 2.0 reste et demeure la
faible participation des internautes : la «règle des 1 %», qui
prévaut jusqu'à présent dans plusieurs études sur
les usages des services du web 2.0, dit que les 2/3 des contenus proviennent
seulement d' 1% des utilisateurs actifs. Et cette proportion pourrait bien
baisser encore un peu à mesure que l'audience des sites participatifs
augmente. » GUILLAUD Hubert, « Limites du Web 2.0 : une
implication toujours faible », Mai 2007,
http://www.internetactu.net/2007/05/02/limites-du-web-20-uneimplication-toujours-faible/
pour être bien utilisés et bien
appropriés. Dans cette logique, malgré l'intuitivité et la
facilité d'utilisation qu'on attribue aux outils et plateformes du Web
2.0, il faut reconnaître qu'il y a un risque indéniable de
fracture cognitive Web 2.0 qui serait liée à la faible
maîtrise de l'outil et au manque d'une cyberculture chez les internautes
des pays en développement (par rapport à l'adoption rapide du Web
2.0 dans les pays développés). Encore faudrait-il que soit
résolue dans les pays du Sud la question des infrastructures et de
l'accès à Internet (conditionnant le nombre d'utilisateurs
d'Internet et constituant l'un des principaux indicateurs de mesure de la
fracture numérique entre le Nord et le Sud). Car au-delà des
raisons culturelles liées à l'origine des réseaux sociaux
et des plateformes existantes, c'est sans doute le faible taux d'accès
à Internet, le manque d'une cyberculture, l'ignorance et le manque de
sensibilisation aux avantages du Web 2.0 qui expliquent sur la carte ci-dessous
la présence de nombreuses zones blanches (en Afrique, en Amérique
Latine et en Asie) où pratiquement personne ne fréquente les
sites de réseaux sociaux.
Figure 9 : La fréquentation des sites de
réseaux sociaux dans le monde entier