La classification ontologique de Descola
En observant les extrapolations philosophiques dont sont
susceptibles les biologistes et les épistémologues, on peut voir
comment diverses certitudes métaphysiques, de l'évolution
contingente de Monod au finalisme évolutionniste de Teilhard de Chardin
ou de Michael Denton, ont connu des tentatives de justification à partir
des mêmes données scientifiques. Lorsque conclusions scientifiques
et métaphysiques sont mêlées il est parfois bien difficile
de distinguer le fait de son interprétation. Tournons-nous donc vers
l'anthropologie pour mieux comprendre les ressorts métaphysiques des
diverses opinions concernant les conséquences du savoir biologique
occidental, mais surtout pour dégager le socle ontologique commun de
toutes ces opinions.
Dans son ouvrage, Par delà nature et culture,
Philippe Descola propose une analyse structurale de l'ensemble des
sociétés humaines qui a vocation à intégrer les
modalités de pensée de l'occident moderne. Non pas comme certains
travaux qui tentent de transposer des pratiques ''primitives'' de
sociétés tout aussi ''primitives'' à nos
sociétés ''modernes'' pour abolir cette distinction tout en la
supposant, ni, dans le même ordre d'idée, en cherchant dans
d'exotiques cultures extra-européennes des moeurs qui satisfassent
à nos critères de progrès et d'utilité, mais en
proposant une cartographie des ontologies observables au sein de
l'humanité et de ne considérer les certitudes occidentales que
comme l'un des archétypes envisageables dans cette typologie. Il
tâchera également de ne pas céder à la tentation
normative de comparer ''l'efficacité'' ou la
''légitimité'' de telle ou telle ontologie car cela n'est pas le
propos d'un travail anthropologique.
Descola s'attache, pour accéder au type de vision
globale auquel il aspire, à fournir un colossal travail de recoupement
et de synthèse à partir d'un champ aussi vaste que possible de
travaux ethnographiques. Ainsi son livre foisonne d'exemples ethnologiques et
d'analyses détaillées de moeurs et de modèles de
pensée particuliers mais nous ferons l'économie de leur
résumé ici car il sera bien plus commode pour cela de se
rapporter directement au travail de l'auteur. Conscient de la difficulté
conceptuelle de l'entreprise, Descola ne manque pas de rappeler comment son
travail doit inévitablement prendre racine dans une ontologie
particulière. Ainsi nous ne tenterons pas d'établir dans quelle
mesure il peut être parvenu à s'en défaire et à
mettre en question, avec l'objectivité désirée, les
paradigmes, habituellement traités par l'ethnologie, et le sien propre,
que cette dernière oublie généralement de questionner. Il
nous suffira de prendre cette simple tentative pour une vision, plus prudente
et donc plus valable, de nos propres axiomes ontologiques, que la certitude
ethnocentrique, paternaliste et condescendante dont fait
généralement preuve l'épistémologie occidentale qui
reste, finalement, ignorante des ontologies concurrentes.
Partant de la dualité entre nature et culture qui nous
semble si familière et qui peut assez aisément être
assimilée à la distinction entre humain et non-humain, Descola
montre dans un premier temps comment cette discontinuité entre
sociétés humaines et environnement extérieur n'est
présente que dans un modèle de pensée occidentale. Ainsi
la grande majorité des cosmologies étudiées pose
d'emblée une continuité entre nature et culture, de sorte que
c'est souvent l'ethnographie qui cherche à retrouver cette
séparation entre deux domaines d'existants qui sont pourtant
indissociés dans le langage et les moeurs du peuple
étudié.
Descola poursuit en traitant la distinction entre sauvage et
domestique, qui est liée à la première et que l'occidental
a tendance à généraliser tout aussi précipitamment
et abusivement aux autres modes de considération du réel qu'il
peut avoir l'occasion de rencontrer. Cette dualité a une histoire, que
l'auteur fait remonter, pour l'occident, à l'empire romain, qui opposera
clairement une nature sauvage et hostile à la sécurité et
l'ordre des domaines anthropisés. Après s'être quelque peu
atténuée au moyen-âge, cette antinomie sera
renforcée au dix-neuvième siècle par le courant romantique
pour devenir une évidence invisible au vingtième siècle.
Que l'on honore la loi et l'ordre qui transpire d'une campagne bien
travaillée comme nos ancêtres romains ou que l'on attribue la
corruption de l'homme aux méfaits de la civilisation sur notre nature
sauvage comme Rousseau, c'est sur le fond de cette distinction que s'articule
le débat. Pourtant cette histoire n'est que celle de quelques
sociétés, il s'agit d'un phénomène local qui
correspond à un modèle particulier de néolithisation qui
n'est pas celui de tous les autres peuples qui ont conçu
différemment les rapports entre humains et non-humains.
Le concept de nature tel que nous l'utilisons a donc bien une
histoire. S'il vient du terme grec physis, il a changé de
signification lors de l'épisode chrétien où la nature est
devenue Création et où l'homme possède alors un statut
particulier. Une rupture se formera donc entre nature et nature humaine,
rupture dont hériteront les sciences positives et l'humanisme des
Lumières. Lorsque la nature humaine deviendra culture, ce dualisme
opposera désormais un monisme naturaliste et un relativisme culturel ;
ce qui fondera la croyance en un positivisme humaniste et scientifique qui veut
que toutes les cultures aient des fantaisies symboliques propres mais partagent
un terreau de connaissances positives qui aspirent à égaler la
connaissance moderne prise comme prototype culturel. L'anthropologie
épousera ce dualisme en se fixant comme objet d'observer comment
chaque culture interagit avec la nature, bien que l'on soit
en droit de penser qu'il est abusif et source d'erreur de supposer
d'emblée une telle dualité chez tous les peuples
observés.
En prenant en compte l'immense diversité des
environnements dans lequel l'homme a pu évoluéer, Descola part du
principe que rechercher une structure sociale n'a de sens que si elle porte sur
des relations et non sur des objets. Cette structure n'est pas celle dont les
acteurs sociaux étudiés ont conscience car, bien qu'elle ne soit
pas reconnue intelligiblement, elle tire sa légitimité de son
efficience. Il s'agit donc d'un principe psychologique analogue au savoir-faire
ou à l'expérience non-formelle, non-linguistique et non-explicite
que peuvent partager les membres d'une communauté. Ce sont des concepts
classificatoires pratiques qui fonctionnent sans un raisonnement logique actif
de la part de l'individu, ils regroupent aussi bien d'éventuelles
''connaissances'' innées, des raccourcis pratiques individuels que des
notions collectives et générales. Les « schèmes
de la pratique », pour reprendre le terme de Descola, vont
au-delà des modèles structuraux, ils ne se limitent pas à
l'organisation sociale telle que les acteurs en ont conscience. S'ils doivent
avoir leur substance dans les propriétés sensibles et mentales
des individus, ces schèmes sont plus que la somme consensuelle
d'individualités. Ils ne sont pas pour autant immuables mais sont soumis
à des modifications historiques, puisque les schèmes de la
pratique sont renforcés par des évènements
générant de fortes émotions mais doivent muter face
à des situations trop inédites qui montrent les limites du
schème en question.
Dans la schématisation des pratiques, jouent deux types
principaux de modes, les modes de la relation et les modes d'identification. On
pourrait ajouter à cela au moins cinq autres modes, relativement
classiques en anthropologie : la temporalité, la spatialisation, la
figuration, la médiation et la catégorisation. Mais, selon
Descola, les figures de l'identification et de la relation suffisent en
général à son entreprise typologique de questionnement des
ontologies et cosmologies humaines. Les modes d'identification jouent sur les
deux classes de phénomènes que constituent
l'intériorité et la physicalité. Cette dualité, si
on la soustrait à la forme particulière qu'elle prend dans le
paradigme occidental, peut être constater dans toutes les langues et dans
toutes les ontologies connues. Par exemple la physicalité ne se limite
pas toujours au corps de la dualité occidentale car elle recouvre
également le comportement des êtres, tandis que
l'intériorité est souvent conçue comme multiple et peut
même parfois constituer le moteur des changements du monde
extérieur à la conscience. Cette dualité, combinée
aux deux modes d'identification que sont la différence et la
ressemblance, conduit à quatre conceptions différentes de
l'altérité.
L'animisme correspond à une ressemblance des
intériorités et à une différence des
physicalités. Le naturalisme correspond à une
différence des intériorités et à une ressemblance
des physicalités. Le totémisme correspond à
une ressemblance des intériorités et des
physicalités. Enfin l'analogisme correspond à une
différence des intériorités et des physicalités.
Descola se propose alors d'aborder successivement chacune de
ces quatre ontologies afin d'en montrer des exemples, de confirmer par
l'ethnographie la validité des modèles d'identification qui
fondent ces classes typologiques ainsi que d'approfondir la singularité
et l'autonomie de leurs schèmes respectifs. Aussi, il sera
nécessaire de redéfinir les termes utilisés pour
désigner chaque ontologie car ils ont tous connu des usages
variés dans l'histoire de l'anthropologie. Le naturalisme, parce qu'il
s'agit de notre ontologie, connaîtra un traitement
différent, moins ethnologique mais plus philosophique, car il s'agira de
dégager le socle ontologique sur lequel la pensée occidentale
moderne se déploie.
Dans l'animisme, tous les êtres, en tout cas tous les
êtres vivants, sont supposés posséder une âme et donc
une subjectivité et une intentionnalité. Les espèces
diffèrent par leur physicalité, c'est-à-dire par leur
forme physique mais aussi par leur outillage biologique, leurs moeurs et leurs
pratiques sociales ; bref la ''culture'' qui caractérise chacune d'elle.
Si le perspectivisme, qui veut que chaque espèce se
perçoit comme humaine et les autres comme non-humaines, est
répandu parmi les sociétés animistes, on ne peut le
généraliser. Par contre, tous les animismes voient le non-humain
comme humain pour ce qui est de son intériorité alors qu'ils
maintiennent une complète discontinuité pour ce qui est de la
physicalité. L'ontogenèse animiste attribue à tous les
êtres une origine commune qui fonde la communauté de leurs
intériorités et explique par une séparation mythique qui
aurait découpé les êtres selon différentes formes,
les différences de physicalité qui fondent la
variété des espèces.
Alors que l'animisme est répandu dans des
régions très éloignées les unes des autres, le
totémisme, tel que Descola le définit, peut être
trouvé comme ontologie dominante surtout parmi les
sociétés aborigènes d'Australie ; quoiqu'il soit possible
d'y trouver nombre de classifications totémiques différentes.
Premièrement, Descola remet quelque peu en cause Levi-Strauss en
affirmant que ces classifications n'ont pas seulement un rôle pratique et
social mais véhicule bien un sens ontologique. Deuxièmement, si
les critères cosmologiques et ontologiques qui gouvernent l'attribution
totémique semblent varier selon les sociétés, il demeure
possible de trouver une unité ontologique au totémisme
australien, notamment sur la constance d'un principe d'individuation commun aux
humains et non-humains. Linguistiquement les noms désignant les totems
sont avant tout des attributs, des propriétés et des
qualités. C'est a posteriori que ce nom est étendu
à l'espèce (animal, végétal ou autre) qui sert de
prototype au totem, puis à tous les membres humains et non-humains de la
classe totémique. Ce n'est pas une continuité
d'intériorité illustrée par une continuité de
physicalité mais une forme sémantique faisant état d'une
continuité d'intériorité et de physicalité que la
forme prototypique exprime et symbolise sur les deux plans. Un totem commun,
bien qu'il y corresponde souvent, n'induit pas une relation sociale
privilégiée, mais seulement une communauté ontologique.
Descola souligne, cependant, que ce totémisme ontologique de
communauté n'existe qu'en Australie, bien que des totémismes
individuels se retrouvent ailleurs.
Concernant le naturalisme, Descola note que la philosophie
occidentale, à quelques exceptions près, a continuellement
tenté de démarquer l'humanité du reste du règne
animal. Et c'est toujours sur le plan de l'intériorité que
s'opère cette distinction ; l'homme se distingue par son âme, sa
raison, sa qualité de sujet moral, etc. Selon Descola, l'apogée
de cette tendance est atteinte lors de la révolution mécaniste,
dont Descartes fut la figure de proue, puisque, comme nous l'avons vu, dans ce
paradigme, tous les êtres ici-bas participent de l'étendue mais
seule l'humanité superpose à sa corporéité un
intellect immatériel. Modèle archétypal de l'ontologie
naturaliste, ce critère de distinction des humains et des non-humains
reste encore fort dans nos sociétés modernes. S'il peut sembler
être remis en cause par certaines études éthologiques plus
ou moins récentes observant des ''cultures'' ou ''protocultures'' chez
des chimpanzés, et de véritables langages chez certains oiseaux
chanteurs, l'ontologique retombe sur ses pieds en attribuant ces
facultés, non pas à une intériorité commune aux
humains, mais à des prédispositions génétiques et
biologiques, bref à leur nature physique. On peut trouver des
théories psychologiques qui étendent le privilège de
l'intériorité, non plus aux seuls humains, mais à tous les
animaux supérieurs, à tous les mammifères ou parfois
à tous les animaux capables de motricité ; mais cela n'est
envisagé qu'à partir de la ressemblance observée des
comportements, et donc de la physicalité, de ces espèces avec le
genre humain, on est loin du principe ontologique animiste qui attribue
d'emblée une âme à tous les êtres. Fleurissent
également des hypothèses de neuropsychologie qui tendent à
réduire les phénomènes de la conscience à leur
pendant matériel, faisant de l'intériorité un
épiphénomène de la physicalité. Cependant, la
continuité des physicalités que suppose le naturalisme n'en est
que renforcée tandis que l'exclusivité de
l'intériorité humaine n'est pas du tout remise en cause. En
philosophie éthique et morale, Descola observe la volonté de
certains courants à étendre la qualité de sujet moral
à d'autres animaux mais là encore sur le critère,
basé sur la physicalité, de leur ressemblance ou de leur
proximité phylogénétique avec l'humain. D'autres supposent
une responsabilité humaine sur les non-humains, mais sur le fond de
l'ontologie naturaliste puisque l'humain écope de cette
responsabilité en raison de son intériorité originale.
Dans le dernier type d'ontologie qu'est l'analogisme, les
existants ne sont originellement pas classés, ils sont a priori
dans un état confus
d'hétérogénéité totale. C'est aux humains
d'y déceler des liens, des relations et de l'ordre. De manière
récurrente apparaît un système de classification dualiste
et graduel, comme le chaud et le froid ou l'humide et le sec de la
médecine des humeurs et des esprits animaux de la Renaissance.
L'occident analogique connaîtra également la ''chaîne des
êtres'' qui classe les existants selon leurs degrés de perfection.
Tous les êtres ont, dans l'analogisme, une intériorité et
une physicalité propres ; mais une connaissance précise des
analogies, des correspondances, des ressemblances, etc, permet de trouver des
''raccourcis'' et de tisser des réseaux causaux d'influence permettant
d'envisager une action pratique efficace au sein d'un monde aussi
hétérogène.
Une fois les quatre ontologies ainsi traitées, Descola
s'attache alors à préciser leur articulation logique et leurs
modalités structurales de rapport au monde. L'animisme et le naturalisme
proposent tous deux de grands écarts dichotomiques et des rapports
d'englobement au sein desquels une continuité universelle est
assurée, pour l'animisme, par l'intériorité et, pour le
naturalisme, par la physicalité. Le totémisme et l'analogisme,
pour leur part, classent selon de petits écarts les existants et
supposent, concernant leur intériorité et leur
physicalité, une symétrie ontologique des ressemblances pour le
totémisme et des différences pour l'analogisme. Concernant les
termes et relations, l'animisme fait prévaloir les seconds sur les
premiers, ce qui correspond à la métonymie, c'est-à-dire
un rapport de similitude externe entre relations ; tandis que le naturalisme
préfère la métaphore, où des rapport de similitude
interne entre termes font prévaloir ces derniers sur les relations. Le
totémisme et l'analogisme identifient, quant à eux, termes et
relations, le premier au sein de chaque groupe et le second à
l'échelle du monde. En ce qui concerne la classification, l'animisme et
le totémisme ont plutôt tendance à privilégier des
modèles prototypiques tandis que l'analogisme et le naturalisme se
fondent davantage sur les attributs des choses.
A la lumière de l'étude des différentes
ontologies dans leurs rapports au non-humain, Descola estime avoir
montré que, si la distinction entre naturel et social n'a lieu
d'être que dans les modalités d'identification propre au
naturalisme, dans toute société apparaît cependant toujours
l'idée de collectif. Le collectif dont parle Descola ne correspond pas
tout à fait à ce que la sociologie appelle système social
mais, puisque la distinction précédemment évoquée
ne peut être universalisée, « il faut envisager les
divers modes d'organisation sociale et cosmique comme une question de
distribution des existants dans les collectifs. » Il est alors tout
naturel que les modes d'identification de chaque ontologie définissent
une notion du collectif différente. L'animisme, parce qu'il place chaque
espèce, humaine ou non-humaine, dans un collectif différent mais
indexe toujours leurs propriétés et leur structure sur celles des
humains, est caractérisé par son anthropogénisme. Quant au
totémisme et à son cosmogénisme, ils mélangent
humains et non-humains dans plusieurs collectifs, dont la structure est
indexée sur du non-humain et les propriétés sur une
identité d'attributs. Le naturalisme, pour sa part, ne regroupe que les
humains dans plusieurs collectif (les cultures) et les non-humains dans aucun
(la nature), les collectifs d'humains sont donc indexés, par
anthropocentrisme, sur la dualité entre humain et non-humain. Enfin, de
l'analogisme résulte un cosmocentrisme puisque humains comme non-humains
sont placés dans un seul et même collectif (le monde), dont la
structure et les propriétés sont indexées sur des
différences ontologiques regroupées en ensembles
complémentaires sur la base de l'analogie.
Sous le titre de chapitre évocateur et quelque peu
iconoclaste de Métaphysique des moeurs, l'auteur nous montre
comment chaque mode d'identification pose ses propres problèmes
métaphysiques et épistémologiques, ou du moins comment ces
problèmes se posent dans une forme tellement propre à chaque mode
que leur résolution ne peut être pensée dans les même
termes. En conséquence de ces problématiques chaque schème
construit une notion de l'altérité différente.
Dans l'animisme chaque existant est sujet mais voit le monde
en fonction de sa position et de son corps, ce relativisme naturel
combiné à un universalisme culturel pose la question de savoir
comment s'assurer de la nature non-humaine des non-humains humanisés ?
Cela est bien évidemment à mettre en relation avec la pratique de
la métamorphose, commune à tous les chamanismes.
L'altérité dans l'animisme est alors constituée des
humains et non-humains à la physicalité différente.
Pour le totémisme, les sujets ontologiques sont les
groupes totémiques, chaque existant est un corps sans
intériorité mais doublé d'une essence totémique, il
s'agit d'un relativisme culturel et naturel où l'on se demande : comment
singulariser au sein du groupe totémique ? Les non-humains de la
même classe totémique qu'un humain en consisteront tout de
même une sorte d'altérité par leur individualité
corporelle particulière.
Le naturalisme attribue la même
matérialité objective à tous les existants mais
l'intériorité d'un sujet aux seuls humains ; ce relativisme
culturel ajouté à un universalisme naturel pose alors la
question, dont la réponse doit alors osciller entre un monisme
naturaliste et un relativisme absolu : quelle place donner aux cultures dans
l'universalité de la nature ? L'altérité est
constituée des humains à l'intériorité
différente ou tout simplement des objets sans intériorité.
L'analogisme accorde pour sa part une qualité de sujet
et une matérialité objective à toute chose puisque tout
est dans tout et réciproquement ; dans cet universalisme culturel et
naturel : comment authentifier un point de vue rassembleur ou hypostasier le
monde, une singularité ou un segment de collectif ? Ainsi ceux qui n'ont
pas le même point de vue rassembleur constituent alors
l'altérité.
Entre plusieurs collectifs partageant le même
schème d'identification, la discontinuité s'opère
grâce à des modes de relation regroupés selon six grands
schèmes de relations. Lorsqu'il y a relations de similitude entre termes
équivalents, on constate soit une symétrie (échange), soit
une asymétrie négative (prédation), soit une
asymétrie positive (don). Lors de relations de connexité entre
termes non équivalents, on trouve une connexité
génétique (production), une connexité spatiale
(protection) et une connexité temporelle (transmission). Si toute
société tend à privilégier l'un de ces types de
relation, les cinq autres demeurent plus ou moins présents à un
niveau ou à un autre.
Pour exemple Descola passe en revue trois types d'animisme
amazonien, où l'un a pour relation dominante la prédation, le
second l'échange et le dernier le don ; il montre alors que ces
schèmes de relation sont dominants mais pas exclusifs, les autres
pouvant cohabiter de manière périphérique. Cela lui permet
de montrer comment les schèmes, que sont les modes de relation et
d'identification, fondent une notion de collectif par delà les
sphères linguistiques ou les impératifs géographiques qui
sont avant tout des contraintes d'analyse. Cette nouvelle notion de collectif
à la prétention de se fonder davantage sur une réelle
communauté de visions et d'expériences des sociétés
étudiées que sur la vision et l'expérience de
l'anthropologue qui les étudie.
Enfin Descola fait un détour par l'histoire pour
expliquer comment, au sein d'une société, seuls certains
changements contingents de mode de relation, incompatibles avec l'ontologie en
vigueur, peuvent provoquer, par une certaine nécessité, un
glissement vers un autre mode d'identification.
Finalement, en guise d'épilogue, il précise les
objectifs de son ouvrage : favoriser une étude structurale des
schèmes pratiques d'un peuple, à des conjectures sur
d'hypothétiques genèses ''naturelles'', pour expliquer la
disparité de rapports au monde dont font preuve les humains, et,
à partir de la classification des modes d'identification et des modes de
relation, mieux comprendre l'absence de certaines pratiques, associées
à des modes précis de relations, par leur incompatibilité
avec certaines ontologies. Par exemple les modes de relation basés sur
une potentielle transitivité (échange, prédation, don)
sont les seuls admissibles dans un modèle animiste car tout y est sujet,
tandis que les autres ne peuvent intervenir que de manière très
marginale ou nécessiter un glissement ontologique. Au contraire le
naturalisme résiste semble-t-il à toute tentative de
dégager un mode de relation dominant car l'échange ne peut
caractériser les rapports aux non-humains tandis que les rapports de
production peinent à s'étendre aux relations entre humains.
Aussi, c'est une fin heuristique que Descola fixe à son livre car,
compte tenu de la masse des documents ethnographiques avec laquelle
l'anthropologie doit composer, il s'assigne la tâche, non pas de
systématiser tout ce contenu, mais de proposer une démarche
anthropologique nouvelle qui éjecte la distinction entre nature et
culture (et les autres tenants du mode d'identification naturaliste) de ses
axiomes pour en faire un objet d'étude comme les autres.
Bien qu'il ne nous ait guère été
donné de prouver en aucune manière la théorie de Descola
(nous laissons au lecteur le loisir de confronter ses critiques directement au
travail de l'auteur), celui-ci a le mérite de mettre à notre
disposition différentes ontologies qui traitent le non-humain, et
notamment le vivant, en des termes radicalement différents du dualisme
et de l'anthropocentrisme qui caractérisent l'occident moderne. Aussi
nous estimons que Descola apporte assez de données, ainsi qu'un
raisonnement assez bien mené, pour montrer que la majorité des
arguments ''philosophiques'' apportés en faveur de cette ontologie
dualiste et humaniste peuvent davantage en être considérés
comme des émanations.
Même si la définition de l'animisme donnée
par Descolla ne peut être considérée comme universelle, car
il s'agit là d'un terme équivoque, on doit tout de même lui
accorder une certaine valeur anthropologique. Il paraît alors clair que
l'idée que se fait Monod de l'animisme en est très
éloignée. Il conçoit comme animismes de multiples courants
philosophiques, pour ne pas dire tous, qui ont eu un certain impact dans
l'histoire de la pensée occidentale. Monod place également dans
cette catégorie toutes les religions et tous les cultes qu'a pu
développer l'humanité. Il va sans dire comment, à la
lumière de la classification fournie par Descolla, ce regroupement
à perdu toute légitimité. Monod semble avoir
sous-estimé les profondes différences ontologiques qui
caractérisent les diverses descriptions du monde qu'il place toutes en
opposition avec une science qui serait totalement dénuée de
préjugés métaphysiques. Pourtant la science a bien,
elle-aussi, un contexte historique et culturel et maintient les postulats
ontologiques du schème de pensée qui l'a amenée.
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