Conclusion générale
Nous pensons avoir montré que la science moderne, en
l'occurrence la biologie, pose un certain nombre de problèmes
épistémologiques mais aussi métaphysiques. La place de la
conscience humaine dans la nature n'a pas fait l'objet de réponses
satisfaisantes de la part des neurosciences, au contraire elle est devenue
presque plus problématique. Pour la génétique comme pour
les diverses théories de l'évolution, force est de constater que
l'homme entretient une continuité homogène avec le reste de la
biosphère. Il est, de plus, maintenant assez clair qu'on ne peut traiter
la subjectivité en admettant encore qu'il ne s'agit que d'une exception
humaine. L'originalité de l'esprit humain ne correspond à aucun
fait scientifique et le positiviste devrait en faire l'économie. Puisque
l'on doit considérer les organismes vivants comme des objets physiques
auxquels il n'est nécessaire de rajouter aucun principe vital, ceux-ci
étant tout de même imprégnés, dans tous leurs
fonctionnements, d'une finalité indéniable, on ne peut plus
considérer l'objet physique comme de la matière
complètement inanimée. La physique semble aller dans ce sens car
elle a de plus en plus de mal à distinguer la construction mentale du
scientifique de l'objet physique qu'il étudie, du moins n'apporte-t-elle
plus vraiment d'argument au naturaliste.
On est alors en droit de penser, comme Descolla et, en un
sens, comme Leibniz également, que ce sont les postulats ontologiques de
notre schème de pensée qui génèrent tous ces
problèmes épistémologiques. Non pas qu'il faille adopter
un point de vue positiviste qui se dispense de toute considération
métaphysique, car nous avons montré comment la science, puisqu'il
lui est toujours nécessaire de définir ses objets, doit
inévitablement prendre pied dans une ontologie particulière. Il
est vain, selon nous, d'envisager une démarche scientifique exempte de
considérations métaphysiques. Autrement dit, tout problème
épistémologique peut être considéré comme
inextricablement lié à des problèmes
métaphysiques.
Pour solutionner les uns comme les autres, il peut donc
être intéressant d'opérer un glissement ontologique vers un
schème de pensée différent. Mais il ne s'agit pas
là de rechercher dans l'histoire de la philosophie ou dans
l'ethnographie une cosmologie qui nous satisfasse, il ne serait en effet pas
très judicieux de chercher une ontologie, que ce soit le système
leibnizien ou un animisme traditionnel, à adopter pour remplacer
purement et simplement notre schème de pensée actuel. Au
contraire, à la manière de Leibniz, la solution se trouve
sûrement davantage dans la reconstruction d'une ontologie nouvelle en
accord avec les données des sciences empiriques et fondée sur la
prise en compte des limites des ontologies précédentes, qu'elles
soient animistes, naturalistes ou autre.
Par exemple on peut estimer que la question de l'union de
l'âme et corps se trouve solutionnée si l'on envisage certains
aménagements ontologiques de type animiste et leibnizien. Le
problème de l'union de l'âme et du corps consiste
traditionnellement à comprendre comment notre conscience, que l'on peut
difficilement reléguer au rang d'illusion, peut prendre place dans un
monde dont la substance est une matière inanimée. Cette question
est donc coexistante au naturalisme et n'a de sens que dans celui-ci. En effet,
si on envisage le monde comme composé de substances spirituelles, notre
âme peut être à la fois l'une d'elles et une structure
organisée de substances, sans que cela ne pose de problème
métaphysique majeur.
Narby, remarque comment les scientifiques japonais, parce
qu'ils appartiennent à une société de souche fortement
animiste, ont beaucoup moins de réticence à parler d'intelligence
lorsqu'ils isolent un comportement particulièrement astucieux chez une
espèce vivante. Cela pourrait nous indiquer comment les attributs que
l'occident n'accorde qu'aux humains pour distinguer ceux-ci du reste de la
nature, relève plus de la sémiotique que de particularités
biologiques réelles. Ainsi l'équivalent du terme
intelligence en japonais, chi-sei, n'est pas teinté du
même anthropocentrisme ancestral et ne présente donc pas la
même ambiguïté que le terme intelligence lorsqu'il
est appliqué à l'ensemble du vivant. On remarquera que cette
ouverture d'esprit concernant l'intelligence animal a permis aux travaux
japonais sur la cognition animale de se placer à la pointe des
recherches sur le sujet.
Étant donné que nous avons entrepris de
critiquer la pensée occidentale, nous avons tenté d'utiliser un
maximum les acquis empiriques de la science plutôt que les arguments des
philosophes qui ont forgé cette pensée occidentale. Montrer les
limites de la science occidentale à partir de celle-ci pourra aussi bien
être considéré par certains comme une erreur majeure, que
comme une preuve magistrale par d'autres. On peut même y voir une
tautologie stérile mais c'est sans compter que si l'on admet une
intériorité essentiellement comparable à la nôtre
à toutes les formes de vie, voire à tous les existants de ce
monde, nos modalités morales d'interaction avec notre environnement
devront être entièrement reconsidérées.
Les problèmes éthiques posés par la
biologie ne se limitent pas au clonage ou à l'avortement. Les
données qu'accumulent les sciences de la vie depuis Darwin tendent
à bousculer un pan entier du socle ontologique de la morale occidentale.
La légitimité de l'humanisme peut être
considérée comme ébranlée. Non pas qu'il doive
être remplacé par un critère d'identification plus
restreint, mais plutôt par un critère plus large.
L'objectif n'est pas de considérer l'animal ou le
végétal comme l'humanisme considère l'homme. Nous pouvons
seulement admettre que nous appartenons à un écosystème
où notre équilibre biologique nécessite que nous
consommions d'autres formes de vie. On peut voir un paradoxe dans le fait
d'accorder un statut moral à des entités vivantes et s'en nourrir
en même temps mais c'est sans compter que des cultures animistes
composent avec cette difficulté depuis des milliers d'années.
Rappelons comment Descolla distingue les modes de relation entre termes
équivalents et ceux entre termes non équivalents. Il estime bien
entendu que l'animisme entretient très majoritairement des relations
entre termes équivalents avec les autres habitants du monde. C'est
pourquoi les animistes ne pratiquent que très rarement l'agriculture ou
l'élevage qui correspondent davantage à des modes de relation
entre termes non équivalents. Lorsque l'on mesure à quel point
notre civilisation est devenue dépendante de ses modes de relation qui
font de toute entité non-humaine, et parfois même de l'homme
lui-même, l'objet d'une industrie plutôt que le sujet d'une
relation sociale, on comprend aisément pourquoi la rationalité
occidentale met en oeuvre tant d'efforts pour maintenir une statut moral
supérieur à l'humanité.
La science peut intervenir dans un certain nombre de
débats métaphysiques, comme le statut de l'âme ou la nature
substantielle du monde, mais la morale elle-même, comme l'a
judicieusement montré Kant, n'est pas un objet de science. Nous
n'estimons pas déterminer ici comment doivent moralement être
traités tel ou tel non-humain. La morale étant
perpétuellement l'objet de débats philosophiques, l'idée
que nous soulevons ici est seulement d'introduire la question des
entités non-humaines dans nos jugements et raisonnements moraux et de
traiter de la légitimité qu'il y a à attribuer une valeur
morale supérieure à une espèce comme le racisme le fait
avec certains peuples.
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