Le bouddhisme theravada, la violence et l'état. Principes et réalités( Télécharger le fichier original )par Jacques Huynen Université de Liège - DEA Histoire des religions 2007 |
Les avatars récents et contemporains de l'imaginaire pâli : millénarisme, bouddhisme moderniste et bouddhisme engagéMillénarismeSi nous définissons le millénarisme comme la prévision pour une date précise d'événements liés à une utopie, les mouvements à proprement parler millénaristes sont dans les pays theravada un phénomène récent ayant plus à voir avec les conditions de la colonisation et de la modernisation qu'avec les textes canoniques. Ils sont parfois liés au cycle court de 5 000 ans dont nous avons parlé225(*) qui se surimposant au cycle de 160 000 ans du Cakkavatti Sutta, dessine une courbe descendante pendant 2 500 ans à compter du Nirvâna (1956 EC) avant d'entamer une courbe ascendante qui se terminera par le retour de Metteyya. Pour ces mouvement le nadir de la courbe (2500 EB) devait être marqué soit par l'avénement d'un roi qui restaurera la gloire du Dhamma soit par l'apparition de Metteyya lui-même. Nous avons vu plus haut l'utilisation qui fut faite de ces thèmes, sans fondement canonique, par certains hommes politiques au Sri Lanka et en Birmanie particulièrement, vers 1956, période coïncidant dans ces pays avec la fin de la colonisation. Bouddhisme modernisteDeux courants nés au XIXe siècle, l'un que GOMBRICH et OBEYESEKERE ont appelé le « bouddhisme protestant » né de l'initiative de réformistes singhalais, l'autre de l'intérêt soutenu d'Occidentaux, d'abord chercheurs, historiens, philologues, puis d'un public plus large, aboutit à ce que COLLINS appelle le bouddhisme moderniste. Ce dernier courant, illustré entre autres par le Colonel britannique Olcott, qui jeta les bases d'un réseau d'écoles bouddhistes, et des philologues tels que Oldenberg et Rhys Davids défendant une interprétation rationaliste du bouddhisme, évolue presque simultanément au premier. Un troisième courant, plus près de nous, a été baptisé bouddhisme engagé par ses initiateurs. Ces trois courants sont nés de la rencontre de l'Asie bouddhiste et de l'Occident. Mais le premier, représente de la part de bouddhistes « ethniques » colonisés, un effort d'adaptation du bouddhisme traditionnel pour pouvoir mieux répondre aux défis que lui posèrent non seulement l'Occident et le christianisme mais aussi la science et le rationalisme. Ce premier courant s'inscrit dans le cadre de la lutte anti-coloniale. Le bouddhisme moderniste par contre représente le travail parallèle de ré-interprétation de ces traditions par des Occidentaux convertis au ou intéressés par le bouddhisme ou certaines de ses pratiques, afin d'en dégager ce qui répond à leurs besoins intellectuels ou spirituels. Ces deux courants distincts se rencontrent souvent, « communiquent » et parfois convergent. Rappelons brièvement les données relatives au « bouddhisme protestant ». On peut le faire remonter à l'Anagarika Dharmapâla, qui conscient des handicaps dont souffrait le bouddhisme singhalais face à une nouvelle réalité s'efforça d'en élaborer une version se concentrant sur l'essentiel, dégagée des superstitions, du culte, des rituels, et accordant à la moralité, à la méditation et à l'action une place essentielle. Il encouragea les laïcs à méditer--ce qui avait jusque-là été réservé aux moines--et à jouer un rôle plus actif. Il n'alla cependant pas jusqu'à prôner la disparition de l'institution monastique. Lui-même avait d'ailleurs pris huit préceptes et devint moine à la fin de sa vie. Ce « bouddhisme protestant » eu beaucoup de succès auprès des classes moyennes urbaines et rurales singhalaises, et l'on peut dire que de nos jours la plus grande partie du public singhalais éduqué s'en réclame. Il donna naissance à deux sous-tendances que l'on peut qualifier l'une de fondamentaliste, et nationaliste, se réclamant de l'héritage du Mahâvamsa, l'autre de « gauche » ou réformiste. Nous avons déjà évoqué la première à plusieurs reprises. C'est à la deuxième, la seule qui ait opéré une véritable reformulation de l'utopie que nous voulons nous intéresser brièvement maintenant226(*) en décrivant Sarvodaya, son produit le plus remarquable. Sarvodaya fut fondé en 1958 afin de « ressusciter une tradition, de l'adapter au contexte contemporain et d'activer les laïques ». Pour Ariyaratne, son fondateur, un laïc, il n'y a pas de libération individuelle sans libération sociale. Il cite Dharmapâla (p. 123) « Greater than the bliss of sweet nirvâna is the life of moral activity ». Metta, la pensée bienveillante--même envers ses ennemis--ne doit pas se limiter à émettre des « vibrations positives » mais mener à l'action compassionnée, et l'éveil individuel doit mener à l'éveil social. C'est sur ces principes qu'Ariyaratne lance shramadana (don de travail). Il s'agit de camps de travail afin d'installer ou de restaurer les équipements collectifs de base dans les villages (réservoirs d'eau potable, latrines etc...) à partir des ressources locales, sans doute une des premières applications du concept de développement auto-centré. L'initiative a un succès énorme et l'organisation accède bientôt au statut d'ONG. Plusieurs donateurs internationaux la soutiennent227(*). Elle rivalise d'efficacité avec l'action du gouvernement dans ces domaines. Elle est aussi active dans la région à majorité tamoule. Elle essaie de dépasser les clivages ethniques et compte des Tamouls parmi ses cadres. Ces derniers ne considèrent pas Sarvodaya comme une organisation singhalaise mais srilankaise. Suite aux émeutes de 1983, Sarvodaya ouvre des camps pour les réfugiés, et organise marches et conférences. La marche de décembre 1983 est cependant interdite par le Président Jayawardene, pourtant allié de Sarvodaya, sous prétexte que certains milieux tamouls cherchent à assassiner Ariyaratne. En 1994 il sert d'intermédiaire entre le gouvernement et les Tigres tamouls, et organise des négociations. Mais des problèmes apparaissent bientôt. Avec le gouvernement d'abord, sans doute inquiet de l'ombre projetée sur ses propres initiatives. Le Premier ministre Premadasa le fait interdire d'antenne sous prétexte qu'il vendrait des enfants en vue d'adoptions. Avec les donateurs ensuite qui veulent exercer un contrôle plus strict sur l'utilisation des fonds, et des critères objectifs d'évaluation permettant de juger du moment où un « projet » a atteint ses objectifs, et donc d'en arrêter ou restreindre le financement. Il s'agit en fait de lui imposer un système administratif et financier inspiré de ceux qu'imposent la Banque Mondiale et le FMI. Ariyaratne répond qu'au niveau d'un village le développement n'est jamais terminé. L'aide des donateurs est fortement réduite dans le courant des années suivantes et l'action de Sarvodaya en est affectée. Mais après une crise dans les années quatre-vingt-dix, s'étant entouré de techniciens financiers et comptables, elle aurait ensuite connu un nouveau développement228(*). En Thaïlande c'est l'état lui-même qui, dès le XIXe siècle, a très efficacement modernisé et engagé le bouddhisme thaï, en la personne particulièrement de deux rois, Mongkut et Mahachulalongkorn, qui furent aussi moines à différents moments de leur vie, et de plusieurs princes qui occupèrent le poste de Patriarche du Sangha, plus haute fonction monastique en Thaïlande. Les rituels adventices sont, sinon interdits, du moins critiqués et élagués. La croyance en la ré-incarnation est ré-interprétée. Le rôle actif des moines dans le système national d'enseignement non seulement est encouragé, mais l'institution monastique elle-même comme outil de « promotion sociale » est utilisé au maximum229(*) Le roi Vajiravud (Rama VI) procède à la centralisation du sangha et ajoute aux orientations décrites ci-dessus un contenu nationaliste, qui n'est sans doute pas pour rien dans le premier coup d'état militaire en 1932. Nonobstant l'alternance de phases démocratiques et de coups d'états suivis de régimes sous tutelle militaire qui caractérisent « l'alternance à la thaï » mais font aussi penser à la Turquie, remarquons que c'est dans le seul pays theravada où a persisté, avec la monarchie et ses références au Cakkavatti, le lien organique entre État et Sangha que ce dernier évolue, s'adapte et progresse sans crise majeure. Dans les régimes républicains de Birmanie et du Sri Lanka par contre, ce lien s'est relâché, enlevant à ces états les moyens de fédérer et discipliner le sangha dont ils disposaient dans le passé, tandis qu'on Cambodge le Sangha reste otage des rapports encore instables entre le PC et l'opposition et qu'au Laos il est utilisé aux fins politiques du Parti communiste. En Thaïlande, le XXe siècle verra aussi l'apparition du concept de development monks travaillant sur le terrain au développement villageois des régions tribales marginales. Les critiques prétendent cependant que ces moines y ont souvent joué le rôle d'agents de la propagande centraliste de l'état plutôt que celui de réels techniciens du développement. C'est sur ce fond qu'apparaît au XXe le moine non-conformiste Bouddhadasa, de père chinois, familier du zen. Entre le capitalisme qu'il considère comme immoral, et le marxisme, où le désir de vengeance comme motivation à l'action occupe trop de place, il prêche un socialisme dhammique , voire une dictature dhammique (ce qui lui vaudra de perdre certains de ses amis) et, procède à une laïcisation ou sécularisation du concept de nirvâna « démocratie absolue, liberté, égalité, fraternité absolues »230(*). * 225 Voir la section « Conception indienne du temps » de cet ouvrage dans l'introduction à la traduction du Cakkavatti Sutta. * 226 Les données relatives au Sarvodaya et à Ariyaratne proviennent de George D.BOND « A.T.Ariyaratne and the Sarvodaya Movement in Sri Lanka » dans C.S.QUEEN and Sallie B. KING, Engaged Buddhism: Buddhist Liberation Movements in Asia, N.Y., N.Y. State University Press, 1996. * 227 Par exemple, elle recevra en 1982 le King Baudoin Award for International Development. * 228 Voir article de BOND, in C.S.QUEEN and Sallie B. KING, op. cit. * 229 Concrètement un pourcentage élevé de moines retournent à la vie laïque après avoir terminé une formation utilisable sur le marché du travail ; cette approche, qui n'est pas nouvelle, loin d'être découragée est considérée comme normale autant par les autorités que par le public--ce qui n'est pas le cas au Sri Lanka. Une grande partir de l'administration est composée d'ancien moines. Mais on en trouve aussi dans la police, l'armée et le privé. Voir dans S.J.TAMBIAH, World Conqueror and World Renouncer (1976), le chapitre « Monkhood as an Avenue of Social Mobility ». * 230 C.S.QUEEN, op.cit.., p. 164-168. Voir aussi L.GABAUDE, Une herméneutique bouddhique contemporaine de Thaïlande : Buddhadasa Bhikkhu, EFEO, Paris, 1988. |
|