Le bouddhisme theravada, la violence et l'état. Principes et réalités( Télécharger le fichier original )par Jacques Huynen Université de Liège - DEA Histoire des religions 2007 |
BilanMalgré ce que ZIMMERMANN appelle (p. 236) « l'éthique fondamentaliste de la non-violence » qui caractérise les écrits canoniques pâli, l'histoire des rapports entre états theravada est marquée par de nombreux conflits dont certains sont encore en cours ou latents. A la différence du mahayana qui s'est surtout implanté dans des pays--la Chine, le Japon, la Corée, le Vietnam, le Tibet--où l'état s'appuyait déjà sur une des traditions religieuses et politiques anciennes et structurées, le bouddhisme theravada s'est à partir du XIe siècle imposé dans des régions se trouvant dans la sphère d'influence de l'Inde mais où la religiosité dominante restait en fait un animisme ne dépassant guère le niveau de l'animisme de village ou de clan. Le bouddhisme theravada y a donc tout naturellement fourni au pouvoir politique son cadre et ses outils de légitimation. Cela devait aboutir à cette confusion entre identités religieuse et nationale que l'on observe dans tous les pays theravada222(*), confusion complètement absente de pays tels que la Chine, le Japon, la Corée et le Vietnam où domine le mahayana mais où confucianisme, taoïsme et/ou shintoïsme constituent encore des traditions distinctes vivantes. Ces pays par ailleurs restent relativement ouverts aux religions occidentales. Comme le christianisme en Europe223(*)--l'organisation transnationale de l'Église catholique en moins--cet outil de légitimation et d'intégration devait aussi être utilisé comme arme défensive ou agressive contre les voisins et Stevens COLLINS (p. 414) citant Mabbett et Chandler (The Khmers, 1995,158-60) nous rappelle que jusqu'à récemment, et certainement jusqu'au début des diverses colonisations, dans ces régions la guerre était l'état normal des choses : Only a few generations of people living in modern western countries have ever been able to regard peace as a natural condition [...[. Throughout Cambodia recorded history, the Khmers have had to regard war as a normal state of society [...] In South-East Asia, war was a fact of political life [...] Ennemies were not only to be found beyond a country's borders. They lurked within each kingdom, within the capital, even within the court [... ] He who kills the king becomes king. This principle is grounded in the politics of succession of so many kingdoms [...]. Le bouddhisme dans ce contexte, comme le christianisme en Europe, n'a jamais fait que jouer un rôle relativement modérateur. S'il n'a pas empêché les différentes nations de se livrer des guerres sanglantes malgré des principes également non-violents (présenter l'autre joue...) quand ce ne fut pas en son nom, il a progressivement « encadré » la guerre pour la rendre sinon plus humaine, en tous cas moins brutale et destructrice (trêves, Droit de la guerre, traitement des prisonniers). Jusqu'à récemment les frontières entre les états de l'Indochine n'étaient pas stabilisées, et ne le sont toujours pas vraiment. Les diverses colonisations n'ont fait que geler un processus qui peut-être se poursuit encore de nos jours dans la mesures entre autres où les marges de plusieurs de ces états, les zones tribales, ne sont pas encore intégrées à l'ethnie centrale dominante. Dans le contexte du bouddhisme theravada où nationalité et appartenance religieuse ont tendance à s'amalgamer, TAMBIAH pouvait encore en 1976 (World Renouncer[...], p. 445-446), parlant des moines « missionaires » thaï (thammathud/thammacarik) envoyés dans les zones tribales frontalières peu ou pas bouddhisées/thaïsées, décrire leur absence totale de considération pour les cultures et les valeurs de ces ethnies, comparable à celle des missionaires chrétiens du XIXe EC : Buddhist nationalism in its political and cultural dimension dictates the policies whereby minorities--especially those considered politically and culturally inferior--are sought to be nationalized and domesticated or, if they resist, simply eliminated. * Le véritable enjeu des conflits entre états bouddhistes theravada en Indochine lorsqu'ils se sont disputé, éventuellement par la guerre, les emblèmes du cakkavatti--éléphants blancs ou « Bouddha d'émeraude »--est sans doute le leadership du monde theravada, le rôle de « défenseur de la foi », sur la base d'une prétention à plus de « pureté » réelle ou supposée de leurs nikâya, de leur plus grande énergie dans la défense et la promotion du bouddhisme, un peu comme dans l'Europe médiévale certains Etats n'ont pas hésité à se parer des ornements de la religion pour se faire la guerre : Saint Empire Romain-germanique, France, fille aînée de l'Église, Rois Très Catholiques etc. Ainsi que l'écrit Louis Gabaude224(*) « L'une des caractéristiques du monarque universel, c'est que, par définition, il ne peut être qu'unique. Il n'est pas étonnant que le terme cakravartin ait produit des dérivés thaïs qui signifient « empereur », « impérialisme » et « impérialiste ». Qu'advient-il lorsque le roi d'un pays donné [...] se prend pour un cakravartin ? Il a naturellement l'ambition de régner, sinon sur l'univers entier, sur son univers immédiat [...]. L'idéologie bouddhique du monarque universel a permis aux rois de rationaliser et de justifier les guerres chroniques qui ont occupé et ravagé les deux « pays frères » que sont la Birmanie et la Thaïlande pendant près de trois siècle [...]. C'est également la même idéologie qui fut mise en avant par le roi Tak Sin (1767-1782) pour justifier et étendre ses conquêtes militaires.[...] les royaumes bouddhistes de la péninsule, malgré - ou à cause de - leurs rois bouddhistes ne se sont pas moins déchirés que les autres au cours des siècles. » La différence entre l'Europe et le monde theravada contemporains réside dans le fait qu'en Europe cette période semble définitivement révolue alors qu'en Indochine elle est encore toute proche et se perçoit encore dans l'attitude réciproque des différents sangha nationaux. * 222 On peut les comparer à cet égard à la Grèce et autres pays orthodoxes d'Europe de l'Est. * 223 Rappelons que « rois très chrétiens » en France, « saints empereurs romano-germaniques », « très catholiques » en Espagne, et « défenseurs de la foi » en Angleterre se sont aussi longtemps disputé le terrain sur notre sous-continent. * 224 « Religion et politique en Thaïlande : dépendance et responsabilité » dans Revue d'études comparatives Est-Ouest, Vol. 32, n°1 (mars 2001), pp. 146 et 149. |
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