III. Les représentations de l'immigré du
XXIème siècle : entre fraude et terrorisme
Dans le dernier développement de ce chapitre, nous
allons étudier deux points spécifiques de ce débat sur
l'immigration dans l'espace public. Il s'agira ainsi d'esquisser une
« trace » d'évolution des représentations au
regard de la temporalité que nous appréhendons ici.
L'immigré fraudeur et clandestin
Le projet de loi « immigration et
intégration » prend pour objet le règlement des
situations de fraude. Il semblerait dès lors que tout immigré
soit soupçonné de venir frauder. Le terme de fraude est
employé pour désigner une modalité
irrégulière dans le rapport à la loi. Ce vocable prend son
étymologie à partir du terme latin fraus, que l'on
pourrait rapprocher de tromperie. Dès lors, l'emploi du mot fraude le
rapporte nécessairement à la parole trompée, ici la loi de
la République. C'est ainsi que le député du Nord Patrick
Delnatte (UMP) impute à la fraude une action négative sur les
valeurs françaises :
« Monsieur le président, monsieur le
ministre, mes chers collègues, pays d'immigration.
En France, trop de familles d'immigrés, voire de
familles françaises d'origine immigrée, ont des conditions de vie
déplorables : pauvreté, exclusion de l'emploi,
précarité du logement, sentiment d'ostracisme avec des risques de
racisme et de xénophobie.
Par ailleurs, laisser la fraude et le détournement de
procédure se développer comme mode opératoire de
l'immigration, c'est conduire au délitement du lien social et à
la perte de valeurs qui fondent la citoyenneté
républicaine ».
Pour mieux comprendre, revenons sur le message
délivré dans le texte. Dès la première phrase de
l'exposé des motifs du projet de loi, Nicolas Sarkozy expose que
« depuis 2002, la maîtrise de l'immigration est redevenue une
priorité essentielle dans l'action conduite par le gouvernement. [...]
La lutte contre l'immigration clandestine est
déterminée ». Le chapitre 3 du projet de loi
réforme le régime de séjour des étrangers. Ainsi,
l'article 8 modifie les conditions d'acquisition de la carte de
« visiteur » afin de s'assurer de l'absence d'installation
sur le territoire de certains étrangers qui contournent ce processus.
L'article 15 impose à un donneur d'ordre de demander à son
cocontractant s'il emploi des étrangers, auquel cas il doit
vérifier qu'ils ne sont pas en situation irrégulière.
L'article 24 supprime une quelconque obtention de la carte de séjour
à l'étranger résidant depuis plus d'une dizaine
d'années en France au titre qu'il ne faut pas
« récompenser une violation prolongée de la loi de la
République ».
Le projet de loi réforme également les
critères d'acquisition de la nationalité au titre du mariage afin
de « lutter contre le détournement du mariage à des
fins migratoires ». Pour s'opposer à un art-de-faire, l'Etat
supprime la délivrance de la carte de résident de pleins droits
après deux ans de mariage et augmente de deux à quatre ans le
délai de communauté de vie nécessaire pour souscrire la
déclaration de nationalité française. De plus le
gouvernement s'accorde une année supplémentaire pour s'opposer
à l'acquisition de la nationalité par le conjoint
étranger.
Concernant le regroupement familial, un nouveau calcul exige
qu'un étranger démontre qu'il peut subvenir aux besoins de sa
famille en excluant « les minima sociaux ». Enfin, un
élément inédit apparaît concernant Mayotte où
la « dation du nom, qui emporte filiation dans le statut civil de
droit local », impose que les deux parents relèvent du statut
civil de droit local, ceci afin de « contribuer à la lutte
contre la fraude des reconnaissances de paternité ».
Cette longue énumération de quelques
nouveautés législatives vient confirmer un message de lutte
contre les fraudeurs potentiels, mais il nous apparaît étonnant
qu'un tel texte relève du ministère de l'Intérieur. En
effet, pour reprendre les mots de Christiane Taubira (PRG) « cette
ardeur à traquer le délinquant et à le sanctionner a
priori » aurait paru mieux fondée en émanant du
ministère de la Justice. De même, le dernier chapitre concernant
Mayotte aurait pu faire l'objet d'une discussion séparée sous
l'égide du ministre de l'outre-mer. Mais le choix stratégique du
gouvernement a consisté à mêler la lutte contre
l'immigration irrégulière à la volonté
d'intégration des étrangers dans l'État français
ainsi qu'au traitement du cas spécifique des territoires d'outre-mer.
Le rôle de la loi est important car elle est
constitutive de l'identité. En effet, la loi ordonne une partie du
réel par des normes, des codes afin de réguler les pratiques
sociales. Elle dit aussi son identité politique, elle donne du sens
à des pratiques. Dans le cas de la loi CESEDA, on voit bien que le
symbolique de celle-ci essaye de recouvrir le réel des situations
irrégulières que nul n'a réussi à contrôler
jusqu'à présent. D'ailleurs, la loi prête à des
oppositions importantes en termes de vérité :
« - M. Patrick Braouezec (PCF). Il n'y pas plus
d'étrangers dans notre pays qu'il y a trente ans.
- M. Jérôme Rivière (UMP). Ce
n'est pas vrai !
- M. Patrick Braouezec. Arrêtez de brandir le
fantasme de l'invasion !
- M. Jérôme Rivière. C'est vous
qui parlez d'invasion ! Mais il est vrai que le nombre de clandestins
augmente ! »
Le message de cette loi, puisqu'elle est collective, s'impose
aussi à chaque sujet d'une manière identique. Elle signale
à l'étranger empli du désir d'émigrer, par la
matérialité des signifiants, que le symbolique du texte de loi
durcissant les conditions de séjour s'inscrit désormais dans le
réel. La loi instaure donc un rapport à l'individu singulier en
lui prescrivant certaines modalités.
Pour poursuivre, nous allons dresser rapidement une analyse
lexicologique de l'entourage textuel du vocable
« immigration » : de l'immigration choisie à
l'immigration jetable, nous avons comptabilisé un certain nombre de
qualificatifs. Grâce à l'outil des segments
répétés, nous avons pu obtenir l'entourage textuel du
vocable immigration. De plus l'outil des spécificités a pu
nous faciliter le repérage de certains suremplois. Dans la mesure
où notre corpus n'est pas équilibré, nous n'allons pas
donner de valeurs numériques car les écarts ne seraient pas
significatifs. En effet, lorsque le PCF dispose de cinq minutes pour son temps
de parole, le PS intervient deux fois plus et la majorité trois fois
plus. Cependant, nous représenterons sur des graphiques des
données en fréquence relative.
Tout d'abord, il existe une concurrence sémantique
entre le vocable « immigration clandestine » et ses
parallèles juridiques « immigration
irrégulière » et « immigration
illégale ». Le terme « clandestin » est
principalement employé par les députés de l'UMP. Il
rappelle d'ailleurs le titre du rapport parlementaire du sénateur Buffet
(2006). A l'inverse des vocables « illégale » ou
« irrégulier » qui procèdent par une
opposition littérale par rapport au respect de la loi, l'emploi du terme
« clandestin » porte tout l'imaginaire de
l'itinéraire d'un l'étranger arrivé avec des passeurs,
vivant dans l'ombre d'une société auprès de laquelle il
sait pertinemment qu'on ne l'autorise pas à être présent.
Il rappelle le sort des dizaines d'africains qui s'échouent chaque
année sur les terres ibériques et qui font le bonheur des
marchands de sommeil dans les grandes agglomérations. Les discours
employant cette formule désignent donc une catégorie
particulière d'immigrés. Le tableau ci-après
représente l'emploi des vocables associés à
« immigration » en fréquences relatives. La valeur
importante de l'emploi de la forme « immigration
clandestine » pour les socialistes et l'UDF relève d'un
sur-emploi destiné à dénoncer les effets que provoquerait
selon eux cette nouvelle législation.
Graphique des fréquences relatives des vocables
« immigration irrégulière » et
« immigration clandestine » par partis politiques.
Il en va de même pour les vocables
« fraude » et « suspicion » qui sont
d'un côté imputés à l'immigré et de l'autre
employés comme des critiques du projet de loi. Le caractère de
suspicion se trouve dans des interventions comme celle que nous avons
déjà cité plus haut :
« - Muguette Jacquaint (PCF). M. le
ministre de l'Intérieur reprend un slogan véhiculé par
l'extrême droite : « La France, aimez-la ou
quittez-la ». Or précisément, ces étrangers
aiment la France.
- M. Jérôme Rivière (UMP). Non,
ils aiment son système social. »
Le vocable « suspicion » fait parti du
vocabulaire employé par le Parti socialiste pour dénoncer les
procédés d'argumentation de l'UMP. L'opposition souhaite ainsi
mettre à jour ce qu'elle définit comme une
« essence », une « idéologie
cachée » derrière la loi, le caractère de
suspicion lui permet également de défendre les populations
discriminées. On retiendra ces quelques interventions de Bernard Roman
(PS) :
« Arrêtez de jeter la suspicion sur
eux ! »
« Le mariage est parfois un moyen de contourner la
réglementation du séjour en France, nous ne le nions pas, mais il
n'existe pas une fraude massive comme vous le sous-entendez. On retrouvait
déjà cette suspicion dans le rapport de
M. Mariani ».
« Deuxième illustration de droits
bafoués : celui au regroupement familial. Les restrictions que vous
introduisez en ce domaine montrent que suspicion et précarisation sont
les piliers de votre projet de loi ».
Graphique des fréquences absolues des vocables
« fraudeur » et « suspicion » par
partis politiques.
Le gouvernement et la majorité se défendent
alors en reprenant les vocables incriminés : « il ne
s'agit pas de suspicion, mais de faits » dit Thierry Mariani,
rapporteur de la commission des lois, ou encore « Il ne s'agit pas
que de suspicion. Je voudrais rappeler à l'ensemble des
députés présents les chiffres... ».
Pour terminer, nous voulons revenir un instant sur le discours
journalistique et le discours associatif pour montrer à quel point la
bataille sémantique intègre le discours écrit. C'est
l'emploi des guillemets autour d'un certain nombre de termes qui nous
interroge. En effet, des vocables tels « immigré »,
« jetable », « choisie »,
« subie », « inutiles », ou encore
« étranger » sont parfois placés entre
guillemets. Ce procédé nous permet de mettre en avant la double
dimension de ce signe typographique de ponctuation. Tout d'abord, les
guillemets permettent d'encadrer l'espace insécable de la citation.
Ainsi lorsque Nathalie Ferré, présidente du GISTI, écrit
dans une tribune de L'Humanité, les guillemets lui permettent
de citer le gouvernement ou plutôt l'idée qu'il
développe :
« Il faut mettre un terme à l'immigration
subie et promouvoir une immigration choisie. » Tel est le nouveau
credo gouvernemental.
Or il existe un second usage des guillemets, moins
équivoque, qui consiste à mettre en avant des mots qui ne nous
appartiennent pas, mais aussi dont on accepte pas l'insertion dans le fil du
discours. Par conséquent, le conseil des Églises
chrétiennes de France affirme dans sa lettre au Premier ministre que
« l'existence des « sans-papiers » est une
réalité incontournable » et émet des
réserves sur la liste des pays dits « d'origine
sûrs ». Le secours catholique écrit aussi le terme
« sans-papiers » entre guillemets. Le signe retrouve dans
cette situation la signification qui lui était attribuée au
Moyen-âge lorsqu'il servait à encadrer un mot d'orthographe ou de
sens douteux pour le signaler au lecteur.
Aujourd'hui, les guillemets participent pleinement à
l'énonciation journalistique. Nous pensons même que leur
rôle est primordial dans l'appréciation d'une information par le
lecteur. D'ailleurs, c'est un outil qui permet au journaliste de
dépasser le cadre informatif pour diffuser une opinion. Dans le cadre du
débat public sur l'immigration, c'est le désaccord avec les
qualificatifs de « choisie » et
« subie » qui feront l'objet d'une mise en avant
interpellant le lecteur sur la valeur du jugement.
Le 4 janvier 2006, les guillemets apparaissent en titre dans
Le Monde : « Nicolas Sarkozy veut
« choisir » les immigrés et durcir le regroupement
familial ». Il s'agit ici d'une décision
délibérée de la rédaction qui souhaite insister sur
la notion de sélection des étrangers. Quelques jours plus tard,
Libération ironise sur les « bons »
immigrés de Sarkozy. Sur l'ensemble de notre corpus d'articles de
presse, ce sort sera réservé presque systématiquement aux
adjectifs « subie » et « choisie ».
Dans le discours associatif, le choix de l'énonciation
est différent, et c'est la notion d'intégration qui est mise
entre guillemets afin de souligner l'arbitraire de cette notion. Uni(e)s contre
une immigration jetable dénonce la « répression
à l'égard d'un étranger - pourtant «
intégré » selon les critères de la loi sur
l'immigration et l'intégration ». Le collectif regrette la
quasi-disparition de cet outil d'« intégration »
qu'était la carte de résident et souligne selon elle
l'absurdité de la procédure qui requiert des étrangers
qu'ils montrent des preuves pour affirmer qu'ils sont « bien
intégrés ». On en déduit que l'accent est mis sur
l'intégration et son incompatibilité avec la nouvelle loi sur
l'immigration. Il permet de saisir l'intention des associations qui
dénoncent le raccourci établi entre immigration et
intégration.
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