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Analyse hétérodoxe de la monnaie appliquée à  l'euro : l'originalité et le pari d'une monnaie pionnière en son genre, produit de la rationalité économique


par Grégory Ode
Université de Paris I Panthéon - Sorbonne - Master d'économie 2005
  

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B. La charge libérale de l'euro, monnaie aux assises monétaristes

L'euro est sous la responsabilité de la BCE, institution indépendante en charge de la bonne marche de l'eurosystème. On l'a vu, celle-ci peut être comparée à un « juge impartial », détachée du politique, chargée de faire respecter un principe fondamental ordonné par le traité de Maastricht : le maintien de la stabilité des prix. Ce principe s'avère fort en conséquences dans le sens où il impulse un libéralisme monétaire au sein de la zone euro qui, du coup, organise les autres domaines de la politique économique. L'euro peut alors être assimilé à une « agrégation de principes contraignants », à consistance libérale, dont les répercutions directes et indirectes sur la légitimité de la monnaie seront en grande partie analysées dans le cadre de la prochaine section.

L'objectif suprême de stabilité des prix : la BCE, « juge impartial », chargée de mener une politique monétaire objective

Entériné par le traité de Maastricht, l'objectif final assigné au SEBC se veut être celui de la stabilité des prix à la consommation selon une marge limite de progression annuelle de 2 % (Conseil des gouverneurs d'Octobre 1998). Pour se faire, la BCE prend en compte l'IPCH, indice des prix à la consommation harmonisé. Cet objectif de stabilité des prix constitue juridiquement une finalité pour la politique monétaire conduite par la BCE :

« Les autres fonctions n'ont pas priorité sur l'objectif principal : elles ne peuvent émerger que si elles n'entrent pas en conflit avec lui, ou bien si elles constituent des appuis destinés à faciliter la réalisation de cet objectif »139(*).

En conséquence, les autres finalités de la politique monétaire sont soustraites au principe de stabilité des prix140(*), ce qui constitue, comme nous le verrons, un véritable choix de société, justifié par une doctrine économique : le monétarisme. D'ailleurs, les textes du traité sont très clairs sur ce point. Ainsi, le traité de Maastricht stipule que « sans préjudice de l'objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté » (Art. 105, paragraphe 1), c'est-à-dire à « promouvoir un développement harmonieux et équilibré des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une croissance durable et non inflationniste respectant l'environnement, un haut degré de convergence des performances économiques, un niveau d'emploi et de protection sociale élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de vie, la cohésion économique et sociale et la solidarité entre Etats membres » (Art. 2/2 du traité traité). En somme, la réalisation du bien-être collectif et individuel doit passer par la stabilité des prix, c'est-à-dire par un contrôle strict de l'inflation. Ce principe s'impose juridiquement aux autorités monétaires en ce qu'elles doivent se conformer au traité. Le corollaire en est que nul ne peut s'opposer à ce principe en invoquant les effets négatifs que peut avoir une politique monétaire stricte et intangible sur la croissance et l'emploi.

En outre, ce principe de stabilité des prix peut être interprété comme un acte volontariste, de la part de la BCE, destiné à donner une crédibilité à une monnaie fraîchement créée, l'euro :

« Une difficulté très tôt soulignée tenait à l'absence de passé [...] Il fallait donc à l'eurosystème affirmer tôt et fort son aversion pour l'inflation et, dès ses premiers pas, asseoir sa crédibilité, source de confiance »141(*).

Néanmoins, il convient de rappeler que la crédibilité de la monnaie passe aussi par l'accomplissement d'autres objectifs, tous aussi importants, associés aux finalités de la politique monétaire. En effet, la pertinence et l'efficacité de la politique monétaire, au regard des critères de croissance et de prospérité, forment une autre composante importante qui contribue à assurer la légitimité d'une monnaie. S'inscrivant dans le cadre de la politique économique générale, la politique monétaire a pour objet de procurer à l'économie la quantité de monnaie nécessaire pour la poursuite de la croissance et la réalisation du plein-emploi, tout en préservant la valeur de la monnaie. Or, l'objectif de stabilité des prix, qui s'impose de manière statutaire à la BCE, conditionne et restreint l'ensemble de la politique monétaire de la zone euro. Il s'inscrit en rupture avec la régulation monétaire keynésienne qui a prédominé au cours de la majeure partie du XXème siècle. En effet, avec la crise des années 1970, appelée « stagflation142(*) » et, avec l'avènement de la globalisation financière qui appelait à des environnements monétaires stables, cet objectif final s'est progressivement imposé aux principales banques centrales, mais de manière inégale, comme nous le verrons prochainement. Ce recentrage des stratégies monétaires en faveur de la stabilité des prix, surtout en ce qui concerne la BCE, revêt une dimension monétariste, faisant de la monnaie une « neutralité ».

En effet, alors que pour les keynésiens la monnaie est « active »143(*), c'est-à-dire qu'elle influence les variables réelles de l'économie, selon la doctrine monétariste, la monnaie est neutre. Il existe alors une dichotomie entre la sphère monétaire dans laquelle la quantité de monnaie fixe les prix, et, la sphère réelle au sein de laquelle se réalisent les échanges et où sont déterminées les valeurs. Selon Milton Friedman, principal représentant du courant monétariste, « l'inflation est toujours et partout un phénomène monétaire ». En d'autres termes, l'inflation a pour origine un excès de monnaie en circulation. De la sorte, s'appuyant sur la théorie quantitative de la monnaie, les monétaristes montrent qu'une augmentation de la masse monétaire provoque mécaniquement une hausse des prix. Ces derniers préconisent alors une évolution de la masse monétaire strictement proportionnelle à celle de la production. Plus exactement, selon les monétaristes, une augmentation de l'offre de monnaie peut à court terme engendrer des effets positifs sur la production, en même temps qu'elle va agir sur les prix. Mais, par la suite, les agents s'adapteront à cette hausse progressive des prix, en particulier vis-à-vis de leurs encaisses destinées aux dépenses courantes, de telle manière qu'à terme les agents anticipent l'inflation et la monnaie devient neutre :

« Ainsi, moyennant un raisonnement assez complexe - effet d'encaisse, anticipation rationnelle -, les monétaristes retrouvent les conclusions des partisans de la neutralité de la monnaie : celle-ci est `active' (c'est-à-dire peut agir sur les variables `réelles' de l'économie) à court terme seulement »144(*).

Il en résulte que, selon la doctrine monétariste, la politique monétaire doit être menée de manière intangible. Les autorités monétaires doivent fixer un taux de croissance de la masse monétaire égal au taux de croissance à long terme du PIB. Les monétaristes préconisent ainsi une politique monétaire « passive » ayant pour objectif d'assurer la stabilité des prix à long terme, le but étant de faciliter le calcul économique et d'assurer un environnement monétaire stable. Ce faisant, la politique monétaire doit être non contingente, au sens où elle ne doit pas être déterminée par la situation économique courante :

« Pour la théorie monétariste, la politique monétaire peut exercer à court terme une action sur la conjoncture, mais elle devient inefficace à long terme. Il s'ensuit qu'elle doit être consacrée au maintien de la stabilité des prix à long terme. Seule, cette stabilité permet à la monnaie de jouer un rôle essentiel dans une économie de marché en assurant une correcte information des agents »145(*).

Au final, à la lumière de la théorie, il apparaît assez nettement que la BCE est sous influence monétariste. En effet, cette dernière a pour objectif final la stabilité des prix, objectif qui s'impose aux autres finalités de la politique monétaire. D'ailleurs, les principes d'indépendance et de transparence sont liés logiquement à cet objectif en ce qu'ils conduisent à défaire les autorités monétaires des influences extérieures :

« L'affichage d'une règle monétaire et son respect automatique permettraient d'éliminer le biais inflationniste en mettant les autorités monétaires à l'abri des pressions des hommes politiques ou simplement de l'opinion publique. Cela éviterait des manipulations de la monnaie aux fins d'un objectif d'accroissement du bien-être collectif fallacieux (l'arbitrage inflation-chômage entraînant des coûts à moyen terme sous forme d'une inflation supplémentaire) »146(*).

Historiquement, la stagflation des années 1970-80 permit aux monétaristes d'asseoir leur thèse. En effet, les fortes montées inflationnistes, couplées à la stagnation de la croissance économique, ont conduit à décrédibiliser la doctrine keynésienne. De la sorte, l'objectif de stabilité des prix s'est imposé presque naturellement à une période où les agents économiques tendaient à douter de la valeur de leur monnaie. Mais, aujourd'hui le contexte n'est plus le même et, comme cela a été dit précédemment, le maintien de la valeur de l'unité de compte dans le temps est un principe qui ne peut se suffire à lui-même pour maintenir la confiance des agents envers leur monnaie. Dès lors, le principe de stabilité des prix doit pouvoir coexister avec d'autres finalités afin de rendre la monnaie légitime d'un point de vue éthique. A ce titre, il faut souligner que des trois principales banques centrales mondiales, la BCE est la seule à être astreinte au principe suprême et réducteur de stabilité des prix. Ainsi, comparativement à la BCE, la FED a en charge la réalisation d'un triple objectif final : plein-emploi, stabilité des prix et modération des taux d'intérêt à long terme (loi de 1978). D'ailleurs, contrairement à la BCE, nous verrons par la suite qu'elle mène une politique monétaire pragmatique, relativisant l'un ou l'autre de ses objectifs finaux selon la conjoncture. La stabilité des prix n'est pas pour la FED une fin en soi.

« Cet objectif (le triple objectif de la FED) se rapproche d'un Objectif social, attribué à l'ensemble des citoyens et faisant intervenir, entre autres variables, le plein-emploi, la baisse des impôts, l'absence de déséquilibre des finances publiques et des paiements. L'approche d'un objectif social conduit aujourd'hui l'ensemble des banques centrales à s'interroger sur les variables à insérer dans leurs objectifs »147(*).

De même, les stratégies monétaires de la BOJ (Banque du Japon) sont décidées par un conseil de politique monétaire, indépendant selon la loi mais soumis à de fortes pressions émanant du ministère des finances en pratique. Evoluant depuis le début des années 1990 dans un contexte de crise à la fois bancaire et financière, la BOJ mène une politique monétaire très interventionniste.

Il en ressort que la BCE apparaît comme une institution à essence libérale, « juge impartial », assise sur des principes propres au monétarisme. Ce faisant, elle promeut une vision libérale de l'union monétaire européenne car, comme nous allons le voir, le principe de stabilité des prix oriente les autres domaines de la politique économique. L'euro s'apparente alors à un ensemble de principes contraignants pouvant saper, à terme, la confiance que les agents placent en lui.

* 139 Robert Raymond, L'euro et l'unité de l'Europe (précédemment cité) : p. 58.

* 140 Il en est de même pour la politique de change de l'eurosystème. En effet, officiellement, le traité établit une cogestion de la politique de change entre la BCE et le Conseil. Mais, officieusement, c'est la BCE qui en a la responsabilité. Dès lors, conformément au principe de stabilité des prix, cette dernière a mené une politique de change « passive ».

* 141 Idem, p. 52.

* 142 Le terme « stagflation » a été utilisé pour désigner la crise des années 1970 comme une situation de grande inflation, non accompagnée d'un développement économique notable.

* 143 Pour les keynésiens, la politique monétaire, associée à la politique budgétaire, est perçue comme un moyen de réguler le niveau de l'activité économique, notamment en cas de crise. Une des idées centrales de John Maynard Keynes consiste à préconiser la baise des taux d'intérêt lorsque cela est nécessaire dans l'optique de stimuler l'investissement. De ce fait, Keynes privilégie l'inflation sur la stabilité des prix car c'est, selon lui, le « prix à payer » pour combattre le chômage. En conséquence, selon la doctrine keynésienne, la politique monétaire doit être discrétionnaire ; elle est un outil au service de l'économie et du bien-être de la société.

* 144 Denis Clerc, Inflation et croissance (précédemment cité) : p. 36.

* 145 Denise Flouzat, Les stratégies monétaires (précédemment cité) : p. 37.

* 146 Idem, p. 43.

* 147 Ibid. p. 98.

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