GROS Laurane
UE 5.6 S6 - Analyse de la qualité et traitement des
données scientifiques et professionnelles
L'HUMANISATION DES SOINS INFIRMIERS EN
RÉANIMATION
Nom du directeur de mémoire : Bruno Solenn Nom du
référent pédagogique : Vicente Annabel
Date de restitution : 14 Mai 2024
Promotion : 2021 - 2024 Session :
N°1
Note aux lecteurs
« Il s'agit d'un travail personnel et il ne peut faire
l'objet d'une publication en tout ou partie sans l'accord de son auteur
»
Remerciements
À mes amies, qui m'ont joyeusement accompagnées
durant ces trois années de formations.
Aux infirmières, qui ont jalonnées mon parcours
d'apprentissage et qui m'ont permises d'enrichir ma réflexion.
Aux formatrices, pour tous leurs précieux conseils.
1
TABLE DES MATIÈRES
Introduction 3
I. Description des situations d'appel 4
II. Questionnement 10
Question de départ 11
III. Cadre de référence 11
1. Réanimation adulte ..11
1.1 Législation 11
1.2 Les patients en réanimation .12
1.3 Différentes trajectoires de soins : curative et
palliative ..12
1.4 L'humain dans le soin intensif .13
2. La posture du soignant et du soigné 15
2.1 Déontologie du rôle infirmier ..15
2.2 Rencontre entre le soignant et le soigné
..15
2.3 Enjeux relationnels ..16
2.4 Accompagnement thérapeutique : l'écoute et
le toucher 17
3. Humanisation des soins infirmiers ..18
3.1 Définition et historique 18
3.1.2 Humanisation des soins infirmiers en réanimation
adulte 20
3.2 Empathie, le concept 21
3.2.1 L'empathie des soignants .22
3.3 La résilience, le concept ..23
3.3.1 La résilience des patients .24
IV. Enquête .25
Méthodologie de l'enquête ..25
Restitution des résultats ..26
1. Expérience en réanimation polyvalente
26
2. Humanisation des soins ..26
3. Empathie des soignants ..29
4. Résilience des patients 32
V. Analyse des résultats 35
1. L'humanisation des soins ..36
1.1 Une relation de soin investie 36
1.2 L'alliance thérapeutique .36
1.3 La proximité dans l'accompagnement
thérapeutique .37
1.4 Le soignant émotionnel 37
2. L'empathie des soignants ..39
2
2.1 La juste mesure de l'empathie .39
2.2 Aisance professionnelle et capacité empathique :
l'éthique dans le soin 40
2.3 L'empathie, plus qu'une qualité ou une valeur, une
façon d'être ? 41
3. La résilience des patients ...41
3.1 Mieux connaître son patient .41
3.2 La personnalisation des soins ..42
3.3 La relation miroir 43
VI. Problématique ..44
Conclusion 45
Bibliographie 46
ANNEXES 48
Annexe A ..48
Annexe B ..49
Annexe C ..55
Annexe D ..62
Annexe E ..70
3
INTRODUCTION :
Lorsque j'étudiais les sciences humaines à
l'université, je passais la majeure partie de mon temps derrière
un ordinateur. Au bout de trois ans, ma curiosité était pour un
temps assouvie. J'avais eu accès à un savoir très
théorique et je voulais maintenant du concret, du vrai contact humain.
Le métier de soignant m'est apparu alors, et outre la curiosité
de rencontrer l'humain et de m'enrichir de ces expériences,
j'étais persuadée que la profession d'infirmière
m'apporterait le sens que je cherchais dans ma vie professionnelle.
Ainsi, durant ma formation aux soins infirmiers, et notamment
lors des nombreuses expériences vécues en stage, je me suis
heurtée à la vulnérabilité des patients, et
à mes propres réactions émotionnelles. Cela m'a conduite
à observer, mesurer et adapter encore et encore ma posture face aux
patients que je rencontrais, tous plus différents les uns que les
autres. Jusqu'à mon cinquième stage, je nourrissais un
préjugé qui me portait à croire que j'allais peu à
peu m'endurcir, devenir moins sensible au contact des patients. Cependant,
à force d'aller à la rencontre de l'autre pour mieux le
comprendre, et d'ajuster ma prise en charge en conséquence, je me suis
aperçue que c'était l'effet inverse qui se produisait : mes
émotions devenaient plus intenses. Peu après, j'ai
découvert le concept d'humanisation des soins en service de
réanimation adulte. Un concept qui s'est réactualisé
dès le début des années 2020 avec la crise du covid 19. Le
défi étant de proposer une prise en soin adaptée avec des
moyens et des priorités qui ne sont pas toujours tournés vers le
patient. En l'expérimentant, il m'a semblé que cette humanisation
était double, en touchant autant les patients que les soignants. Pour ma
part en tous cas, j'ai eu le sentiment que ma capacité empathique se
développait. Le patient avait lui de son côté plus de
ressources pour faire face à son hospitalisation puisque malgré
les bruyantes machines, les tubulures envahissantes et l'environnement froid et
impersonnel, des efforts étaient réalisés afin qu'il
retrouve certaines de ses habitudes et s'approprie davantage son
expérience à l'hôpital.
Je vais ainsi d'abord vous décrire des situations
vécues en stage qui m'ont interpellées, et qui ont permises de
faire émerger par la suite mon cheminement. Après avoir
énoncé ma question de départ, je détaillerai mon
cadre de référence et présenterai la méthode
d'enquête utilisée. Suivra ensuite la restitution des
résultats et leur analyse par la confrontation avec le cadre
référent. Enfin, je m'attarderai sur la problématique
produite et conclurai ce projet.
4
I. DESCRIPTION DES SITUATIONS D'APPEL :
Le 6 mars 2023, je suis en stage dans un service d'oncologie.
J'y étais depuis quelques semaines et j'avais eu le temps de me
familiariser avec les soins et le fonctionnement du service. Je n'avais pas de
tuteur attitré, et je pouvais prendre le temps de discuter ou simplement
d'écouter mes patients au décours d'un soin. Et j'aimais prendre
ce temps. C'était comme mettre les deux pieds dans la sphère
personnelle du patient pour découvrir un peu plus sa
personnalité, plutôt que de mettre un pied ici et là et de
repartir.
Ce matin-là, je prends en soin une patiente dont la
maladie me touche particulièrement. Mme N. venait de subir une
laparotomie destinée à éradiquer les lésions
d'endométrioses. Celles-ci avaient proliféré dans son
abdomen et avaient pris la forme d'un cancer.
Je toque et entre dans la chambre double de Mme N. Les roues
du chariot grincent, je pousse le matériel nécessaire pour un
changement de pansement, jusqu'au lit côté fenêtre. Mme N. a
47 ans. Je la retrouve recroquevillée en position foetale dans son lit.
Doucement, je l'informe que je viens changer son pansement. Elle se redresse en
grimaçant. Son ventre, recouvert d'un grand pansement, est rempli
d'ascite. Je commence le soin et lui demande comment elle se sent. Mme N. est
découragée et démoralisée par la lourde
intervention subit. Elle a quinze agrafes qui lui rayent le ventre à la
verticale. Elle m'explique qu'elle ne sait comment faire face à la
maladie même si elle a envie de guérir. Celle-ci lui parait
insurmontable. Je slalome entre les agrafes avec mes compresses. Elle a peur de
cette « maladie qui la bouffe de l'intérieur », me dit-elle.
Je termine le soin, en m'interrompant pour recevoir son regard fatigué.
Il me semblait comprendre l'émotion qui la rongeait, et ne sachant que
répondre, j'ai décidé d'écouter et de
considérer pleinement son ressenti. Le soin terminé, je me suis
assise près d'elle. Mme N. s'est mise à sangloter :
-"Je ne comprends pas ce que j'ai fait pour mériter
ça...Vous savez, je me dis que même si je vais mieux, je ne
saurais pas comment continuer à vivre normalement... Rien n'est plus
pareil."... Il me semble ressentir la peur de la patiente. Elle n'arrivait plus
à manger à cause d'une nausée permanente. Elle ne
reconnaissait plus son corps. Son ventre, cet étranger, arborait quelque
chose de monstrueux. C'était du moins ce que me faisait penser sa
façon de se regarder. Ses propres cellules se retournaient contre elle
et la détruisaient à petit feu. C'est l'inconnu à
l'intérieur de soi, pensais-je. Un combat contre soi-même.
J'ai peur moi aussi, et je lui serre la main. Je ne dis rien,
mais ressent sa détresse. J'ai commencé à paniquer et j'ai
senti les larmes montées. Je me trouvais complètement
démunie face à la souffrance qu'elle exprimait. Est-ce que je lui
conseille de voir la psychologue, comme
5
j'ai entendu les autres infirmiers le faire pour d'autres
patients, chaque fois que ces derniers exprimaient une souffrance psychique ?
La psychologue est là tous les lundi et jeudi et voit ses patients
durant une quinzaine de minutes. Est-ce suffisant comme accompagnement ? Est-ce
qu'il n'y a que la psychologue qui puisse accompagner cette souffrance, sommes
toute, humaine ? Je voyais bien que c'était aussi une manière
d'esquiver l'émotion que lançait le patient au soignant. La psy,
c'était comme le joker qu'on sortait à toutes les manches.
Un silence s'installe. Mme N. sanglote sans un bruit. Un
instant, il m'a semblé laisser tomber mon uniforme d'infirmière
pour considérer Mme N. au-delà de sa blouse de patiente. D'humain
à humain. Comment accompagner ce type de souffrance psychique, ou bien
spirituelle ? Ou peut-être simplement humaine ?
- "Je suis sûre que ça ira mieux, ne perdez pas
espoir. C'est normal d'avoir peur, vous avez subi une lourde intervention et
votre corps vous le fait sentir. Mais cela ne veut pas dire que ça n'ira
pas mieux", bredouillais-je. Je lançais un sourire chaleureux et
compatissant, faute de mieux.
En sortant de la chambre de la patiente, je me demandais
quelles ressources nous avons en tant que soignant, pour soulager cette
souffrance, aider les patients à remettre du sens, à trouver en
eux la force de résilience. Il me semblait avoir été
vidée de mon énergie en donnant cet espace d'écoute, en
accueillant la souffrance brumeuse qui planait dans la chambre, et qui rendait
l'ambiance si pesante. Je commençais à comprendre cet
évitement que j'observais chez les autres infirmiers, lorsque le patient
évoquait une douleur que les médicaments ne peuvent soulager.
J'étais moi aussi soulagée de passer la porte de la chambre, de
laisser cette souffrance derrière moi. Durant les heures qui suivirent,
je me suis surprise à éviter d'entrer dans la chambre et de me
confronter de nouveau à cette souffrance palpable. Qu'est-ce qui en moi
provoquait ce rejet ? J'ai pu identifier de la peur, un sentiment d'impuissance
et d'étouffement par la souffrance de l'autre. Je me rappelle avoir
pensé que proposer un espace d'écoute, d'intimité aux
patients, rendait plus difficile la prise de distance. Pourtant, c'est humain ;
et c'est justement pour être auprès de l'humain que j'ai choisi de
devenir infirmière. Je ne voulais pas me retrouver à
éviter l'humain derrière le patient et ainsi tomber dans cette
prise de distance qui tend parfois à les réifier.
J'appris quelques jours plus tard que Mme N. avait
été transférée en réanimation, en raison
d'un choc septique.
C'est dans ce service que je réalisai un stage quelques
mois plus tard.
Lors de mon premier jour en réanimation adulte, le 28
août 2023, j'ai été surprise de découvrir comment
les soignants s'adressaient aux patients comateux ou sédatés. Ils
les prévenaient des soins effectués, comme s'ils étaient
parfaitement conscients. Ils procèdent ainsi
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car ils ne savent pas avec certitude le degré de
conscience d'un patient à première vue, inconscient. Cette
attitude leur permettait également de ne pas oublier qu'ils prennent en
soin des humains, et non simplement des corps. La considération du
patient allait au-delà du visible, jusqu'au ressenti impalpable. Cette
relation à l'invisible, à cette incertitude, à l'humain
tout simplement, ancrée dans le soin, m'a touché. J'ai
trouvé que cela était plein de bon sens. Les soignants me
présentèrent leur service comme l'antichambre de la mort, ce qui
me fit réfléchir...Les patients sont dans une étape de
leur vie ambigüe. Ils sont vivants, mais ils ne pourront plus vivre comme
avant. S'ils ressortent de l'hôpital, alors leur vie aura changée
à tout jamais. S'ils décèdent, alors ce service aura
été le lieu de passage. L'humain, dans cette phase en sursis, est
très vulnérable et vit un moment critique de sa vie. Et bien que
ce service soit très technique, c'est la vulnérabilité
humaine qui est au coeur du soin.
Un jour, en discutant avec les collègues infirmiers
dans la salle de repos, j'appris que le service alimentait depuis quelques
années le projet d'humanisation des soins. Ils s'intéressaient
également au syndrome de stress post-traumatique provoqué par une
hospitalisation en réanimation et organisait des « cafés de
la réa », lors desquels un ancien patient était
invité à partager les bonnes comme les mauvaises
expériences qu'il a vécu avec les soignants. Ils ont
adapté le règlement et les méthodes de travail afin de
privilégier le confort et le bien-être des patients. Ils
oeuvraient à remettre l'humain au coeur du soin. Semble-t-il qu'ils
étaient les pionniers dans la région. Je trouvais que
j'étais drôlement bien tombée.
J'ai repensé à la situation de Mme N., est-ce
que cette considération de l'humaine au-delà de la patiente
aurait accrue sa force de résilience ? Rapidement, je m'interrogeais
également sur le réajustement de la posture soignante qu'implique
l'humanisation des soins. Car au fil des jours passés dans ce service,
je voyais ma posture changer. Il me semblait me désarmer peu à
peu. Et puis en réanimation, il y a cette particularité par
rapport au service de salle des autres unités, de ne prendre en charge
pas plus de trois patients. Parfois deux, parfois un seulement. La relation
entre le soignant et le soigné a alors plus d'espace pour se
développer. J'ai vécu une autre situation qui a accentué
mes interrogations à ce propos.
Nous sommes le 24 octobre, mon stage en réanimation
adulte touche bientôt à sa fin. C'est le deuxième jour de
ma prise en charge de Mme D., et c'est le jour de l'arrêt des soins. J'ai
appris à observer que même si le patient est plus ou moins
inconscient, il y a quand même une relation qui se crée avec le
soignant. Enfin, il me semble, car toute prise en soin est différente.
Mme D. est intubée depuis 5 jours, elle est restée inconsciente
malgré l'arrêt des sédations. Hier, nous l'avons
emmené au scanner. Les résultats ont permis à l'interne de
diagnostiquer une mort encéphalique, bien que des doutes subsistaient
concernant la
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persistance d'une ventilation spontanée. En entretien
familial, l'extubation terminale fut donc prévue pour le lendemain, ce
qui laissait également aux grands frères de la patiente le temps
d'arriver. C'était également le dernier jour, pour que Mme D. une
fois rapatriée dans son pays, puisse être enterrée dans le
même cercueil que son bébé mort-né. Les
frères sont arrivés le matin, pendant que nous faisions la
toilette avec S. l'aide-soignante. Alors que je fermais les stores de la
chambre et notait les constantes cardiaques et respiratoires, S. mettait de la
musique avec son portable. J'espérais que Mme D. aime ce genre de
musique. Nous regardions Mme D., silencieuses, solennelles. Nous faisions une
toilette au lit avec son savon, sa crème, hydratante, son
déodorant, son parfum... Sa chambre est bientôt parfumée
avec les mêmes odeurs de sa salle de bain.
- «Elle était coquette» dit S.
J'acquiesçais avec un sourire, en regardant sa belle
manucure. Mme D. avait les cheveux très longs, tressés depuis son
arrivée à l'hôpital. S. eu l'idée de la recoiffer,
pour la venue de sa famille. Je l'aidais. Nous avons pris notre temps,
peigné et crémé ses cheveux afin d'en faire deux nattes
reposant sur ses épaules. À la fin du soin, Mme D. tachycardait
à 200, alors que jusque-là sa fréquence cardiaque
était stabilisée à 130 battements par minute. J'ai eu peur
que Mme D. s'en aille seule dans sa chambre, avant que ses frères ne la
voient. Je les ai menés rapidement jusqu'à la chambre de leur
petite soeur. Les frères ne parlaient pas français, mais les
regards que nous échangions étaient lourd de sens. J'ai
toqué à la porte, sachant pourtant que Mme D. était seule
dans sa chambre, et nous sommes entrés. Les frères sont
tombés à genoux. J'ai furtivement installé deux chaises et
disparue. Il me semble qu'aucun mot ne peut convenir dans cette situation. Je
me suis sentie de trop, écrasée par le poids émotionnel
qui s'est abattu d'un coup sur la chambre... En attendant que la famille donne
son accord pour l'arrêt des soins, j'ai relu plusieurs fois le dossier de
Mme D, afin de clarifier les évènements qui ont
précédés. Elle a 22 ans et est à 36 semaines
d'aménorrhées quand seule à son domicile, elle fait une
thrombose veineuse cérébrale. Dans les éléments qui
ont été reconstitués au vu de son état, il semble
qu'elle ait fait une violente chute provoquant un hématome
rétro-placentaire et la mort foetale. Après la césarienne,
elle fera un premier arrêt cardiaque qui nécessitera une
hystérectomie d'hémostase. Mme D. recevra en tout une trentaine
de transfusions, globules rouges, plasma et plaquettes confondus. Elle fera un
second arrêt cardiaque alors qu'elle était opérée
pour une résection d'un colon nécrosé... Le sort s'est
acharné sur elle, pensais-je. Les autres éléments que je
connaissais sur sa vie grâce aux entretiens familiaux accentuaient mon
sentiment d'injustice. Comment prendre de la distance, face à une
situation qui frappe si fort ?
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Dans l'après-midi, le mari et les deux frères de
Mme D. viennent finalement vers nous aux alentours de 16h pour procéder
à l'arrêt des machines. Mais je ne comprends pas, je les vois
partir. Avec S., l'aide-soignante qui prend en charge Mme D. avec moi, nous
allons vérifier que quelqu'un est resté avec elle dans la
chambre. Il n'y a personne. Je ne comprends pas et éprouve de la
tristesse et de la colère. Même si je ne dis rien, S. doit le voir
dans mes yeux car elle me dit que nous, nous serons avec elle. Durant le reste
de la journée, les autres soignants de l'équipe vont me demander
à plusieurs reprises si je vais bien. Pourtant je ne montre pas mes
émotions, je me refugie plutôt dans mon sourire. Nous entrons dans
la chambre de Mme D. Il y a S. l'aide-soignante, J. l'infirmière, S.
l'interne et moi-même. L'infirmière me demande de noter les
constantes alors que l'interne éteint les machines. Là
peut-être ai-je ressenti l'émotion qui m'a le plus
interpellée. Car j'avais l'impression que la situation dépassait
le cadre de mon travail dans lequel je me devais d'être professionnelle.
Ainsi, je me délaisse vite de mon rôle de «soignant à
la pancarte» en portant toute mon attention à Mme D. Ma posture
n'était plus professionnelle, j'étais juste moi, pas
l'étudiante infirmière. Toute la journée, j'ai voulu
prendre un instant de recueillement auprès d'elle, mais j'étais
toujours rattrapée par mes fonctions. Et puis, ça ne me semblait
pas approprié. Maintenant, l'infirmière et l'aide-soignante lui
tenait les mains. Moi aussi, j'aurais voulu lui tenir une main. Là,
maintenant, je ne voulais pas de ma posture professionnelle, j'avais besoin de
ma posture émotionnelle. J'exprime que je ne comprends pas comment ses
proches ont pu décider de la laisser seule. Mais selon l'interne,
ça peut se comprendre. Je vois dans sa posture qu'elle arrive à
prendre beaucoup de distance et qu'elle semble prendre presque ça
à la légère. Cela me soulage car pour ma part, je me sens
si lourde. Je me dis que je dois manquer d'ouverture d'esprit et apaise mon
jugement. L'extubation terminale est réalisée. Mme D. tachycarde
toujours à 130 mais elle désature progressivement. Et puis
l'aide-soignante pousse un cri. Mme D. a les deux bras en l'air, son corps est
parcouru de spasmes, elle se tortille et reste un moment en torsion de
l'épaule droite. C'est la première fois que je la vois bouger, il
semble qu'elle soit de nouveau animée de vie, qu'elle lutte contre la
mort. J'ai l'impression qu'elle est en colère, qu'elle ne veut pas
mourir, comme si elle réalisait maintenant que c'était la fin.
Mais apparemment, c'est la moelle épinière qui est en souffrance.
Nous nous regardons avec l'aide-soignante, choquées et tristes. Mme D.
les mains en l'air, le dos tordu, je me dis qu'heureusement que sa famille
n'est pas là pour voir ça. Il semblait qu'elle se
débattait contre la mort. Pire, peut-être auraient-ils cru que
c'était la preuve qu'elle était encore en vie. Alors, comment
aurions-nous pu gérer cela ? J'avais sans doute pris les choses trop
à coeur. Enfin, le tracé de sa fréquence cardiaque devient
complètement plat. Ses mouvements cessent lentement. L'interne me
demande l'heure du décès
9
: il est 16h33. Lors de la toilette mortuaire,
l'infirmière me redemandera encore si ça va. Je souris et
répond que oui, ça va.
- «Tu as le droit de dire non», me dit-elle.
Oui je sais, me dis-je à moi-même. Mais si je dis
non, j'ai la sensation que je vais éclater en sanglot, alors je garde le
sac de mes émotions fermé avec un sourire pincé, car je ne
veux pas fondre en larme devant mes collègues. Je me suis surprise
à souffler fort lorsque je me retrouvai seule, comme pour évacuer
d'une manière ou d'une autre les émotions qui s'accumulaient. Au
fond je crois, je ne me sentais pas légitime à ressentir de la
tristesse.
Le dimanche 29 octobre, toujours en service de
réanimation, je prends en charge avec l'aide-soignante N. Mme B. Mme B.
a 19 ans, elle est hospitalisée dans le service depuis plus d'un mois
pour un arrêt cardiaque. Elle a souffert de nombreuses infections, ce qui
a prolongé les sédations et l'intubation. Mais elle est
apyrétique depuis deux jours et les sédations ont
été arrêtées. Ce matin, c'est la première
fois que je la prends en soin alors qu'elle est éveillée. Je
toque et entre dans sa chambre. Mme B. est recroquevillée en position
foetale, bien amaigrie depuis la dernière fois que je me suis
occupée d'elle, il y a environ quatre semaines. Je l'appelle par son
prénom, lui dit doucement que je vais ouvrir les stores. Nous
échangeons un long regard. Puis je vois que sa chambre a
été décorée. Il y a des photos d'elle et de sa
famille. Un tableau qu'elle a peint. Il y a même un carnet de dessin. Je
m'approche d'elle. Nous n'avons pas la mesure des atteintes neurologiques, les
médecins évaluent encore son degré de conscience. Je lui
parle, lui explique les soins que je vais faire, et que nous allons faire un
brin de toilette en suite, avec l'aide-soignante qui vient d'entrer. Elle me
regarde, me suis du regard. Je lui dis de me serrer la main si elle me
comprend. Elle ne me la serre pas. Pourtant son visage est très
expressif. Je vois qu'elle comprend quand je lui dis de ne pas toucher au tube
qu'il y a dans sa bouche, car je préférais ne pas avoir à
la contentionner de nouveau. Elle tente de bouger, dans des mouvements raides
et maladroits. Je l'aide à se réinstaller. Je mets de la musique,
en espérant que ça la détende. Il y a le livret de la
biographie sensorielle. Je le feuillète. Sa mère a écrit
qu'elle avait l'habitude de dormir en position foetale. Je souris, c'est
positif qu'elle reprenne de vieilles habitudes. Lors de la toilette, je vois
son visage se crisper de douleur. Elle s'agite, devient polypnéique, le
respirateur sonne, ce qui doit ajouter à son anxiété. Je
reprends sa main, lui demande de me la serrer une nouvelle fois si elle me
comprend. Ses sourcils sont froncés, ses yeux expriment de la
souffrance. Elle me sert fort la main. Nous la questionnons sur ce qui la fait
souffrir, en espérant qu'elle fasse un geste qui nous fasse comprendre.
Nous ne saurons pas. Alors je tente de l'apaiser. Elle bouge
frénétiquement sa jambe droite. Je vois
10
que ses muscles sont pris de spasmes. Peut-être a-t-elle
des crampes. Je pose mes mains sur sa jambe et la masse doucement
jusqu'à ce que les spasmes cessent. Sa fréquence respiratoire
finit par se calmer, descend progressivement de 60 à 29 respirations par
minutes. Ses traits se radoucissent. Elle s'endort. J'éteins la musique
et nous sortons de la chambre.
Depuis ces fortes expériences, j'ai remarqué que
j'apprends à considérer le patient d'une autre manière,
que j'ose plus de proximité. Mais mes émotions aussi me semblent
plus proches, plus grandes. Je pensais que le travail de soignant nous armait
peu à peu, nous insensibilisait même, à force. Ce que
j'observe plutôt, c'est que je deviens plus sensible, plus empathique.
Que mon coeur s'épluche comme un oignon couche par couche. Il me semble
maintenant aller vraiment à la rencontre du patient, alors qu'avant je
restais dans cette distance qui me protégeait, mais qui limitait aussi
la compréhension de la personne que j'avais en face de moi.
L'identification, la posture, l'empathie, la rencontre du
soignant avec le soigné, tout cela se bousculait un peu dans ma
tête. Je me suis identifiée à ces trois patientes, et cela
a réduit, et questionné aussi, la distance que je plaçais
naturellement avec les autres patients. Ensuite, je me suis sensibilisée
aux cas qui d'ordinaire me touchent moins, m'interrogeant sur un juste milieu,
une sorte de considération équilibrée qui laisserait
l'espace à l'humain derrière chaque patient de s'exprimer,
acceptant que mes émotions s'amplifieraient aussi en conséquence.
Car au fond c'est ça qui m'intéresse : de quoi à l'air
l'humain dans les couloirs de l'hôpital.
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