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L'humanisation des soins en réanimation


par Laurane Gros
Institut interhospitalier Théodore Simon, Paris 13 - Infirmier  2024
  

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GROS Laurane

UE 5.6 S6 - Analyse de la qualité et traitement des données scientifiques et professionnelles

L'HUMANISATION DES SOINS INFIRMIERS EN RÉANIMATION

Nom du directeur de mémoire : Bruno Solenn Nom du référent pédagogique : Vicente Annabel

Date de restitution : 14 Mai 2024

Promotion : 2021 - 2024 Session : N°1

Note aux lecteurs

« Il s'agit d'un travail personnel et il ne peut faire l'objet d'une publication en tout ou partie sans l'accord de son auteur »

Remerciements

À mes amies, qui m'ont joyeusement accompagnées durant ces trois années de formations.

Aux infirmières, qui ont jalonnées mon parcours d'apprentissage et qui m'ont permises
d'enrichir ma réflexion.

Aux formatrices, pour tous leurs précieux conseils.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction 3

I. Description des situations d'appel 4

II. Questionnement 10

Question de départ 11

III. Cadre de référence 11

1. Réanimation adulte ..11

1.1 Législation 11

1.2 Les patients en réanimation .12

1.3 Différentes trajectoires de soins : curative et palliative ..12

1.4 L'humain dans le soin intensif .13

2. La posture du soignant et du soigné 15

2.1 Déontologie du rôle infirmier ..15

2.2 Rencontre entre le soignant et le soigné ..15

2.3 Enjeux relationnels ..16

2.4 Accompagnement thérapeutique : l'écoute et le toucher 17

3. Humanisation des soins infirmiers ..18

3.1 Définition et historique 18

3.1.2 Humanisation des soins infirmiers en réanimation adulte 20

3.2 Empathie, le concept 21

3.2.1 L'empathie des soignants .22

3.3 La résilience, le concept ..23

3.3.1 La résilience des patients .24

IV. Enquête .25

Méthodologie de l'enquête ..25

Restitution des résultats ..26

1. Expérience en réanimation polyvalente 26

2. Humanisation des soins ..26

3. Empathie des soignants ..29

4. Résilience des patients 32

V. Analyse des résultats 35

1. L'humanisation des soins ..36

1.1 Une relation de soin investie 36

1.2 L'alliance thérapeutique .36

1.3 La proximité dans l'accompagnement thérapeutique .37

1.4 Le soignant émotionnel 37

2. L'empathie des soignants ..39

2

2.1 La juste mesure de l'empathie .39

2.2 Aisance professionnelle et capacité empathique : l'éthique dans le soin 40

2.3 L'empathie, plus qu'une qualité ou une valeur, une façon d'être ? 41

3. La résilience des patients ...41

3.1 Mieux connaître son patient .41

3.2 La personnalisation des soins ..42

3.3 La relation miroir 43

VI. Problématique ..44

Conclusion 45

Bibliographie 46

ANNEXES 48

Annexe A ..48

Annexe B ..49

Annexe C ..55

Annexe D ..62

Annexe E ..70

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INTRODUCTION :

Lorsque j'étudiais les sciences humaines à l'université, je passais la majeure partie de mon temps derrière un ordinateur. Au bout de trois ans, ma curiosité était pour un temps assouvie. J'avais eu accès à un savoir très théorique et je voulais maintenant du concret, du vrai contact humain. Le métier de soignant m'est apparu alors, et outre la curiosité de rencontrer l'humain et de m'enrichir de ces expériences, j'étais persuadée que la profession d'infirmière m'apporterait le sens que je cherchais dans ma vie professionnelle.

Ainsi, durant ma formation aux soins infirmiers, et notamment lors des nombreuses expériences vécues en stage, je me suis heurtée à la vulnérabilité des patients, et à mes propres réactions émotionnelles. Cela m'a conduite à observer, mesurer et adapter encore et encore ma posture face aux patients que je rencontrais, tous plus différents les uns que les autres. Jusqu'à mon cinquième stage, je nourrissais un préjugé qui me portait à croire que j'allais peu à peu m'endurcir, devenir moins sensible au contact des patients. Cependant, à force d'aller à la rencontre de l'autre pour mieux le comprendre, et d'ajuster ma prise en charge en conséquence, je me suis aperçue que c'était l'effet inverse qui se produisait : mes émotions devenaient plus intenses. Peu après, j'ai découvert le concept d'humanisation des soins en service de réanimation adulte. Un concept qui s'est réactualisé dès le début des années 2020 avec la crise du covid 19. Le défi étant de proposer une prise en soin adaptée avec des moyens et des priorités qui ne sont pas toujours tournés vers le patient. En l'expérimentant, il m'a semblé que cette humanisation était double, en touchant autant les patients que les soignants. Pour ma part en tous cas, j'ai eu le sentiment que ma capacité empathique se développait. Le patient avait lui de son côté plus de ressources pour faire face à son hospitalisation puisque malgré les bruyantes machines, les tubulures envahissantes et l'environnement froid et impersonnel, des efforts étaient réalisés afin qu'il retrouve certaines de ses habitudes et s'approprie davantage son expérience à l'hôpital.

Je vais ainsi d'abord vous décrire des situations vécues en stage qui m'ont interpellées, et qui ont permises de faire émerger par la suite mon cheminement. Après avoir énoncé ma question de départ, je détaillerai mon cadre de référence et présenterai la méthode d'enquête utilisée. Suivra ensuite la restitution des résultats et leur analyse par la confrontation avec le cadre référent. Enfin, je m'attarderai sur la problématique produite et conclurai ce projet.

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I. DESCRIPTION DES SITUATIONS D'APPEL :

Le 6 mars 2023, je suis en stage dans un service d'oncologie. J'y étais depuis quelques semaines et j'avais eu le temps de me familiariser avec les soins et le fonctionnement du service. Je n'avais pas de tuteur attitré, et je pouvais prendre le temps de discuter ou simplement d'écouter mes patients au décours d'un soin. Et j'aimais prendre ce temps. C'était comme mettre les deux pieds dans la sphère personnelle du patient pour découvrir un peu plus sa personnalité, plutôt que de mettre un pied ici et là et de repartir.

Ce matin-là, je prends en soin une patiente dont la maladie me touche particulièrement. Mme N. venait de subir une laparotomie destinée à éradiquer les lésions d'endométrioses. Celles-ci avaient proliféré dans son abdomen et avaient pris la forme d'un cancer.

Je toque et entre dans la chambre double de Mme N. Les roues du chariot grincent, je pousse le matériel nécessaire pour un changement de pansement, jusqu'au lit côté fenêtre. Mme N. a 47 ans. Je la retrouve recroquevillée en position foetale dans son lit. Doucement, je l'informe que je viens changer son pansement. Elle se redresse en grimaçant. Son ventre, recouvert d'un grand pansement, est rempli d'ascite. Je commence le soin et lui demande comment elle se sent. Mme N. est découragée et démoralisée par la lourde intervention subit. Elle a quinze agrafes qui lui rayent le ventre à la verticale. Elle m'explique qu'elle ne sait comment faire face à la maladie même si elle a envie de guérir. Celle-ci lui parait insurmontable. Je slalome entre les agrafes avec mes compresses. Elle a peur de cette « maladie qui la bouffe de l'intérieur », me dit-elle. Je termine le soin, en m'interrompant pour recevoir son regard fatigué. Il me semblait comprendre l'émotion qui la rongeait, et ne sachant que répondre, j'ai décidé d'écouter et de considérer pleinement son ressenti. Le soin terminé, je me suis assise près d'elle. Mme N. s'est mise à sangloter :

-"Je ne comprends pas ce que j'ai fait pour mériter ça...Vous savez, je me dis que même si je vais mieux, je ne saurais pas comment continuer à vivre normalement... Rien n'est plus pareil."... Il me semble ressentir la peur de la patiente. Elle n'arrivait plus à manger à cause d'une nausée permanente. Elle ne reconnaissait plus son corps. Son ventre, cet étranger, arborait quelque chose de monstrueux. C'était du moins ce que me faisait penser sa façon de se regarder. Ses propres cellules se retournaient contre elle et la détruisaient à petit feu. C'est l'inconnu à l'intérieur de soi, pensais-je. Un combat contre soi-même.

J'ai peur moi aussi, et je lui serre la main. Je ne dis rien, mais ressent sa détresse. J'ai commencé à paniquer et j'ai senti les larmes montées. Je me trouvais complètement démunie face à la souffrance qu'elle exprimait. Est-ce que je lui conseille de voir la psychologue, comme

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j'ai entendu les autres infirmiers le faire pour d'autres patients, chaque fois que ces derniers exprimaient une souffrance psychique ? La psychologue est là tous les lundi et jeudi et voit ses patients durant une quinzaine de minutes. Est-ce suffisant comme accompagnement ? Est-ce qu'il n'y a que la psychologue qui puisse accompagner cette souffrance, sommes toute, humaine ? Je voyais bien que c'était aussi une manière d'esquiver l'émotion que lançait le patient au soignant. La psy, c'était comme le joker qu'on sortait à toutes les manches.

Un silence s'installe. Mme N. sanglote sans un bruit. Un instant, il m'a semblé laisser tomber mon uniforme d'infirmière pour considérer Mme N. au-delà de sa blouse de patiente. D'humain à humain. Comment accompagner ce type de souffrance psychique, ou bien spirituelle ? Ou peut-être simplement humaine ?

- "Je suis sûre que ça ira mieux, ne perdez pas espoir. C'est normal d'avoir peur, vous avez subi une lourde intervention et votre corps vous le fait sentir. Mais cela ne veut pas dire que ça n'ira pas mieux", bredouillais-je. Je lançais un sourire chaleureux et compatissant, faute de mieux.

En sortant de la chambre de la patiente, je me demandais quelles ressources nous avons en tant que soignant, pour soulager cette souffrance, aider les patients à remettre du sens, à trouver en eux la force de résilience. Il me semblait avoir été vidée de mon énergie en donnant cet espace d'écoute, en accueillant la souffrance brumeuse qui planait dans la chambre, et qui rendait l'ambiance si pesante. Je commençais à comprendre cet évitement que j'observais chez les autres infirmiers, lorsque le patient évoquait une douleur que les médicaments ne peuvent soulager. J'étais moi aussi soulagée de passer la porte de la chambre, de laisser cette souffrance derrière moi. Durant les heures qui suivirent, je me suis surprise à éviter d'entrer dans la chambre et de me confronter de nouveau à cette souffrance palpable. Qu'est-ce qui en moi provoquait ce rejet ? J'ai pu identifier de la peur, un sentiment d'impuissance et d'étouffement par la souffrance de l'autre. Je me rappelle avoir pensé que proposer un espace d'écoute, d'intimité aux patients, rendait plus difficile la prise de distance. Pourtant, c'est humain ; et c'est justement pour être auprès de l'humain que j'ai choisi de devenir infirmière. Je ne voulais pas me retrouver à éviter l'humain derrière le patient et ainsi tomber dans cette prise de distance qui tend parfois à les réifier.

J'appris quelques jours plus tard que Mme N. avait été transférée en réanimation, en raison d'un choc septique.

C'est dans ce service que je réalisai un stage quelques mois plus tard.

Lors de mon premier jour en réanimation adulte, le 28 août 2023, j'ai été surprise de découvrir comment les soignants s'adressaient aux patients comateux ou sédatés. Ils les prévenaient des soins effectués, comme s'ils étaient parfaitement conscients. Ils procèdent ainsi

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car ils ne savent pas avec certitude le degré de conscience d'un patient à première vue, inconscient. Cette attitude leur permettait également de ne pas oublier qu'ils prennent en soin des humains, et non simplement des corps. La considération du patient allait au-delà du visible, jusqu'au ressenti impalpable. Cette relation à l'invisible, à cette incertitude, à l'humain tout simplement, ancrée dans le soin, m'a touché. J'ai trouvé que cela était plein de bon sens. Les soignants me présentèrent leur service comme l'antichambre de la mort, ce qui me fit réfléchir...Les patients sont dans une étape de leur vie ambigüe. Ils sont vivants, mais ils ne pourront plus vivre comme avant. S'ils ressortent de l'hôpital, alors leur vie aura changée à tout jamais. S'ils décèdent, alors ce service aura été le lieu de passage. L'humain, dans cette phase en sursis, est très vulnérable et vit un moment critique de sa vie. Et bien que ce service soit très technique, c'est la vulnérabilité humaine qui est au coeur du soin.

Un jour, en discutant avec les collègues infirmiers dans la salle de repos, j'appris que le service alimentait depuis quelques années le projet d'humanisation des soins. Ils s'intéressaient également au syndrome de stress post-traumatique provoqué par une hospitalisation en réanimation et organisait des « cafés de la réa », lors desquels un ancien patient était invité à partager les bonnes comme les mauvaises expériences qu'il a vécu avec les soignants. Ils ont adapté le règlement et les méthodes de travail afin de privilégier le confort et le bien-être des patients. Ils oeuvraient à remettre l'humain au coeur du soin. Semble-t-il qu'ils étaient les pionniers dans la région. Je trouvais que j'étais drôlement bien tombée.

J'ai repensé à la situation de Mme N., est-ce que cette considération de l'humaine au-delà de la patiente aurait accrue sa force de résilience ? Rapidement, je m'interrogeais également sur le réajustement de la posture soignante qu'implique l'humanisation des soins. Car au fil des jours passés dans ce service, je voyais ma posture changer. Il me semblait me désarmer peu à peu. Et puis en réanimation, il y a cette particularité par rapport au service de salle des autres unités, de ne prendre en charge pas plus de trois patients. Parfois deux, parfois un seulement. La relation entre le soignant et le soigné a alors plus d'espace pour se développer. J'ai vécu une autre situation qui a accentué mes interrogations à ce propos.

Nous sommes le 24 octobre, mon stage en réanimation adulte touche bientôt à sa fin. C'est le deuxième jour de ma prise en charge de Mme D., et c'est le jour de l'arrêt des soins. J'ai appris à observer que même si le patient est plus ou moins inconscient, il y a quand même une relation qui se crée avec le soignant. Enfin, il me semble, car toute prise en soin est différente. Mme D. est intubée depuis 5 jours, elle est restée inconsciente malgré l'arrêt des sédations. Hier, nous l'avons emmené au scanner. Les résultats ont permis à l'interne de diagnostiquer une mort encéphalique, bien que des doutes subsistaient concernant la

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persistance d'une ventilation spontanée. En entretien familial, l'extubation terminale fut donc prévue pour le lendemain, ce qui laissait également aux grands frères de la patiente le temps d'arriver. C'était également le dernier jour, pour que Mme D. une fois rapatriée dans son pays, puisse être enterrée dans le même cercueil que son bébé mort-né. Les frères sont arrivés le matin, pendant que nous faisions la toilette avec S. l'aide-soignante. Alors que je fermais les stores de la chambre et notait les constantes cardiaques et respiratoires, S. mettait de la musique avec son portable. J'espérais que Mme D. aime ce genre de musique. Nous regardions Mme D., silencieuses, solennelles. Nous faisions une toilette au lit avec son savon, sa crème, hydratante, son déodorant, son parfum... Sa chambre est bientôt parfumée avec les mêmes odeurs de sa salle de bain.

- «Elle était coquette» dit S.

J'acquiesçais avec un sourire, en regardant sa belle manucure. Mme D. avait les cheveux très longs, tressés depuis son arrivée à l'hôpital. S. eu l'idée de la recoiffer, pour la venue de sa famille. Je l'aidais. Nous avons pris notre temps, peigné et crémé ses cheveux afin d'en faire deux nattes reposant sur ses épaules. À la fin du soin, Mme D. tachycardait à 200, alors que jusque-là sa fréquence cardiaque était stabilisée à 130 battements par minute. J'ai eu peur que Mme D. s'en aille seule dans sa chambre, avant que ses frères ne la voient. Je les ai menés rapidement jusqu'à la chambre de leur petite soeur. Les frères ne parlaient pas français, mais les regards que nous échangions étaient lourd de sens. J'ai toqué à la porte, sachant pourtant que Mme D. était seule dans sa chambre, et nous sommes entrés. Les frères sont tombés à genoux. J'ai furtivement installé deux chaises et disparue. Il me semble qu'aucun mot ne peut convenir dans cette situation. Je me suis sentie de trop, écrasée par le poids émotionnel qui s'est abattu d'un coup sur la chambre... En attendant que la famille donne son accord pour l'arrêt des soins, j'ai relu plusieurs fois le dossier de Mme D, afin de clarifier les évènements qui ont précédés. Elle a 22 ans et est à 36 semaines d'aménorrhées quand seule à son domicile, elle fait une thrombose veineuse cérébrale. Dans les éléments qui ont été reconstitués au vu de son état, il semble qu'elle ait fait une violente chute provoquant un hématome rétro-placentaire et la mort foetale. Après la césarienne, elle fera un premier arrêt cardiaque qui nécessitera une hystérectomie d'hémostase. Mme D. recevra en tout une trentaine de transfusions, globules rouges, plasma et plaquettes confondus. Elle fera un second arrêt cardiaque alors qu'elle était opérée pour une résection d'un colon nécrosé... Le sort s'est acharné sur elle, pensais-je. Les autres éléments que je connaissais sur sa vie grâce aux entretiens familiaux accentuaient mon sentiment d'injustice. Comment prendre de la distance, face à une situation qui frappe si fort ?

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Dans l'après-midi, le mari et les deux frères de Mme D. viennent finalement vers nous aux alentours de 16h pour procéder à l'arrêt des machines. Mais je ne comprends pas, je les vois partir. Avec S., l'aide-soignante qui prend en charge Mme D. avec moi, nous allons vérifier que quelqu'un est resté avec elle dans la chambre. Il n'y a personne. Je ne comprends pas et éprouve de la tristesse et de la colère. Même si je ne dis rien, S. doit le voir dans mes yeux car elle me dit que nous, nous serons avec elle. Durant le reste de la journée, les autres soignants de l'équipe vont me demander à plusieurs reprises si je vais bien. Pourtant je ne montre pas mes émotions, je me refugie plutôt dans mon sourire. Nous entrons dans la chambre de Mme D. Il y a S. l'aide-soignante, J. l'infirmière, S. l'interne et moi-même. L'infirmière me demande de noter les constantes alors que l'interne éteint les machines. Là peut-être ai-je ressenti l'émotion qui m'a le plus interpellée. Car j'avais l'impression que la situation dépassait le cadre de mon travail dans lequel je me devais d'être professionnelle. Ainsi, je me délaisse vite de mon rôle de «soignant à la pancarte» en portant toute mon attention à Mme D. Ma posture n'était plus professionnelle, j'étais juste moi, pas l'étudiante infirmière. Toute la journée, j'ai voulu prendre un instant de recueillement auprès d'elle, mais j'étais toujours rattrapée par mes fonctions. Et puis, ça ne me semblait pas approprié. Maintenant, l'infirmière et l'aide-soignante lui tenait les mains. Moi aussi, j'aurais voulu lui tenir une main. Là, maintenant, je ne voulais pas de ma posture professionnelle, j'avais besoin de ma posture émotionnelle. J'exprime que je ne comprends pas comment ses proches ont pu décider de la laisser seule. Mais selon l'interne, ça peut se comprendre. Je vois dans sa posture qu'elle arrive à prendre beaucoup de distance et qu'elle semble prendre presque ça à la légère. Cela me soulage car pour ma part, je me sens si lourde. Je me dis que je dois manquer d'ouverture d'esprit et apaise mon jugement. L'extubation terminale est réalisée. Mme D. tachycarde toujours à 130 mais elle désature progressivement. Et puis l'aide-soignante pousse un cri. Mme D. a les deux bras en l'air, son corps est parcouru de spasmes, elle se tortille et reste un moment en torsion de l'épaule droite. C'est la première fois que je la vois bouger, il semble qu'elle soit de nouveau animée de vie, qu'elle lutte contre la mort. J'ai l'impression qu'elle est en colère, qu'elle ne veut pas mourir, comme si elle réalisait maintenant que c'était la fin. Mais apparemment, c'est la moelle épinière qui est en souffrance. Nous nous regardons avec l'aide-soignante, choquées et tristes. Mme D. les mains en l'air, le dos tordu, je me dis qu'heureusement que sa famille n'est pas là pour voir ça. Il semblait qu'elle se débattait contre la mort. Pire, peut-être auraient-ils cru que c'était la preuve qu'elle était encore en vie. Alors, comment aurions-nous pu gérer cela ? J'avais sans doute pris les choses trop à coeur. Enfin, le tracé de sa fréquence cardiaque devient complètement plat. Ses mouvements cessent lentement. L'interne me demande l'heure du décès

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: il est 16h33. Lors de la toilette mortuaire, l'infirmière me redemandera encore si ça va. Je souris et répond que oui, ça va.

- «Tu as le droit de dire non», me dit-elle.

Oui je sais, me dis-je à moi-même. Mais si je dis non, j'ai la sensation que je vais éclater en sanglot, alors je garde le sac de mes émotions fermé avec un sourire pincé, car je ne veux pas fondre en larme devant mes collègues. Je me suis surprise à souffler fort lorsque je me retrouvai seule, comme pour évacuer d'une manière ou d'une autre les émotions qui s'accumulaient. Au fond je crois, je ne me sentais pas légitime à ressentir de la tristesse.

Le dimanche 29 octobre, toujours en service de réanimation, je prends en charge avec l'aide-soignante N. Mme B. Mme B. a 19 ans, elle est hospitalisée dans le service depuis plus d'un mois pour un arrêt cardiaque. Elle a souffert de nombreuses infections, ce qui a prolongé les sédations et l'intubation. Mais elle est apyrétique depuis deux jours et les sédations ont été arrêtées. Ce matin, c'est la première fois que je la prends en soin alors qu'elle est éveillée. Je toque et entre dans sa chambre. Mme B. est recroquevillée en position foetale, bien amaigrie depuis la dernière fois que je me suis occupée d'elle, il y a environ quatre semaines. Je l'appelle par son prénom, lui dit doucement que je vais ouvrir les stores. Nous échangeons un long regard. Puis je vois que sa chambre a été décorée. Il y a des photos d'elle et de sa famille. Un tableau qu'elle a peint. Il y a même un carnet de dessin. Je m'approche d'elle. Nous n'avons pas la mesure des atteintes neurologiques, les médecins évaluent encore son degré de conscience. Je lui parle, lui explique les soins que je vais faire, et que nous allons faire un brin de toilette en suite, avec l'aide-soignante qui vient d'entrer. Elle me regarde, me suis du regard. Je lui dis de me serrer la main si elle me comprend. Elle ne me la serre pas. Pourtant son visage est très expressif. Je vois qu'elle comprend quand je lui dis de ne pas toucher au tube qu'il y a dans sa bouche, car je préférais ne pas avoir à la contentionner de nouveau. Elle tente de bouger, dans des mouvements raides et maladroits. Je l'aide à se réinstaller. Je mets de la musique, en espérant que ça la détende. Il y a le livret de la biographie sensorielle. Je le feuillète. Sa mère a écrit qu'elle avait l'habitude de dormir en position foetale. Je souris, c'est positif qu'elle reprenne de vieilles habitudes. Lors de la toilette, je vois son visage se crisper de douleur. Elle s'agite, devient polypnéique, le respirateur sonne, ce qui doit ajouter à son anxiété. Je reprends sa main, lui demande de me la serrer une nouvelle fois si elle me comprend. Ses sourcils sont froncés, ses yeux expriment de la souffrance. Elle me sert fort la main. Nous la questionnons sur ce qui la fait souffrir, en espérant qu'elle fasse un geste qui nous fasse comprendre. Nous ne saurons pas. Alors je tente de l'apaiser. Elle bouge frénétiquement sa jambe droite. Je vois

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que ses muscles sont pris de spasmes. Peut-être a-t-elle des crampes. Je pose mes mains sur sa jambe et la masse doucement jusqu'à ce que les spasmes cessent. Sa fréquence respiratoire finit par se calmer, descend progressivement de 60 à 29 respirations par minutes. Ses traits se radoucissent. Elle s'endort. J'éteins la musique et nous sortons de la chambre.

Depuis ces fortes expériences, j'ai remarqué que j'apprends à considérer le patient d'une autre manière, que j'ose plus de proximité. Mais mes émotions aussi me semblent plus proches, plus grandes. Je pensais que le travail de soignant nous armait peu à peu, nous insensibilisait même, à force. Ce que j'observe plutôt, c'est que je deviens plus sensible, plus empathique. Que mon coeur s'épluche comme un oignon couche par couche. Il me semble maintenant aller vraiment à la rencontre du patient, alors qu'avant je restais dans cette distance qui me protégeait, mais qui limitait aussi la compréhension de la personne que j'avais en face de moi.

L'identification, la posture, l'empathie, la rencontre du soignant avec le soigné, tout cela se bousculait un peu dans ma tête. Je me suis identifiée à ces trois patientes, et cela a réduit, et questionné aussi, la distance que je plaçais naturellement avec les autres patients. Ensuite, je me suis sensibilisée aux cas qui d'ordinaire me touchent moins, m'interrogeant sur un juste milieu, une sorte de considération équilibrée qui laisserait l'espace à l'humain derrière chaque patient de s'exprimer, acceptant que mes émotions s'amplifieraient aussi en conséquence. Car au fond c'est ça qui m'intéresse : de quoi à l'air l'humain dans les couloirs de l'hôpital.

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