Chapitre 3 : Une enquête réflexive
La partie suivante s'attachera à exposer en quoi la
réflexivité a été au coeur de ce travail. Mais au
préalable, il s'agit de s'accorder sur le sens que recouvre cette
notion. Ce concept, comme le précise Mormont (2007) est plastique
puisqu'il répond à la fois à une conception localement et
historiquement située. Selon Thoreau et Despret (2014), pour que la
définition de la réflexivité soit lisible, le mieux que
l'on puisse faire est d'étudier les manifestations d'accusation de son
absence. Quand les auteurs parlent d'« accusations », ils se
réfèrent à des critiques formulées par des
chercheurs en sciences sociales envers les scientifiques des sciences dites
« dures ». Par exemple, pour Rui (2012), compte tenu de son objet, la
sociologie est une discipline réflexive puisqu'elle joint ce que les
sciences positives séparent : l'acteur et l'observateur, le savoir et la
situation sociale, le contexte d'enquête et son champ d'inscription
sociale, les conceptions du sens commun et la théorie savante. A
contrario des sciences « dures », pour lesquelles une posture
réflexive renvoie essentiellement à s'interroger sur la dimension
politique et collective de tout travail scientifique (Thoreau et Despret, 2014)
les sciences sociales quant à elles, considèrent la
réflexivité comme une démarche où le chercheur se
prend lui-même pour objet d'analyse et de connaissance. Plus
précisément, la réflexivité consiste à
soumettre à une analyse critique non seulement sa propre pratique
scientifique (opérations, outils et postulats) mais également les
conditions sociales de toutes productions intellectuelles. Travail qu'il
convient de mener lorsque l'on cherche à étudier un monde dans
lequel on est pris.
1. Un monde dans lequel on est pris
On doit à l'ouvrage Homo Academicus (1984) de
Pierre Bourdieu l'ouverture du champ de la sociologie de la sociologie. Dans
son premier chapitre, l'auteur évoque un certain nombre de
problèmes qui se présentent au chercheur lorsqu'il étudie
un monde dans lequel il est pris. D'une part, des difficultés d'ordre
épistémologique qui ont trait à la différence entre
la connaissance pratique et la connaissance savante et notamment «
à la difficulté particulière de la rupture avec
l'expérience indigène et de la restitution de la connaissance
obtenue au prix de cette rupture » (Bourdieu, 1984 : 11). Cette
question fait écho à l'éternel débat sociologique
sur la juste distance à adopter vis à vis de son objet : «
On sait l'obstacle à la connaissance scientifique que
représente tant l'excès de proximité que l'excès de
distance » (Bourdieu, 1984 :
43
11). Comme le note Houdeville (2007) un rapport trop distant
avec son objet expose le chercheur au risque de tenir un discours qui ne soit
rien d'autre qu'une projection d'un rapport inconscient à l'objet et, un
lien trop étroit nous confronte au « piège de
l'évidence ».
A côté de cela, dans un compte rendu de l'ouvrage
de Pierre Bourdieu23, Michel Arliaud parle d'un « livre
défi » pour caractériser l'acte d'objectiver un univers
auquel on appartient. L'auteur évoque le risque qu'une telle
démarche suscite la polémique. Conduite qui, dans ce
mémoire, est sensiblement la même.
Dans le premier chapitre d'Homo academicus, Pierre
Bourdieu fourni des pistes de réflexions pour accuser les
difficultés qui se rattachent à l'étude d'un monde auquel
on est lié. Dans un premier temps, il convient d'établir une
démarche scientifique : éprouver des « intuitions »
(c'est à dire une forme de connaissance préscientifique de
l'objet) à un dispositif de recherche empirique d'analyse et de
contrôle, engendrant une validation des intuitions ou l'émergence
d'autres hypothèses. Dans un second temps, il faut analyser le produit
de l'enquête : « objectiver l'objectivation ». Cela
consiste à réinvestir les résultats de l'enquête
empirique à travers une analyse réflexive des conditions et des
limites sociales de ce travail, gage d'une vigilance
épistémologique. Démarche que l'auteur qualifie «
d'objectivation participante ».
Pour Bourdieu, il faut dissocier « l'objectivation
participante » de « l'observation participante »
qu'il considère comme une sorte d'impossibilité conceptuelle
mettant le chercheur dans une situation où il est à la fois sujet
et objet. Mais, il estime que cela ne condamne pas à l'objectivisme du
« regard éloigné » si l'observateur reste
aussi distant de lui-même que de son objet. En cela, l'objectivation
participante consiste à objectiver le chercheur lui-même. Elle se
donne pour objet « d'explorer non l'expérience vécue du
sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilité (donc les
effets et les limites) de cette expérience et, plus
précisément, de l'acte d'objectivation. Elle vise à une
objectivation du rapport subjectif à l'objet qui, loin d'aboutir
à un subjectivisme relativiste et plus ou moins antiscientifique, est
une des conditions de l'objectivité scientifique ». Dans cette
perspective, Bouveresse (2003) explique que cette démarche consiste
à analyser les structures sociales intériorisées que le
chercheur engage, consciemment ou inconsciemment dans sa pratique de sociologue
(son milieu d'origine, sa position et sa trajectoire dans l'espace social, son
appartenance et ses adhésions sociales et religieuses, son âge,
son sexe, sa nationalité, etc.). En effet, c'est une chose
23Michel ARLIAUD, « Compte rendu de l'ouvrage de
Pierre Bourdieu Homo academicus », Revue française de
Sociologie, vol. XXVI (4), octobre-décembre 1985, p. 713-719.
44
bien connue, que certains choix scientifiques les plus
fondamentaux (concernant le sujet de la recherche, la méthode, la
théorie) dépendent de la position sociale du chercheur. Autant de
points qu'il convient de soulever pour un étudiant qui cherche à
objectiver son propre milieu : la sociologie.
2. Penser la sociologie d'une position d'apprenti sociologue
Il convient de signaler un aspect qui n'était pas
présent dans l'entreprise menée par l'auteur d'Homo
academicus et qui a constitué une dimension supplémentaire
dans la conduite de notre travail, le fait que ce soit un étudiant qui
le réalise. Position subalterne dans la hiérarchie universitaire
qui cependant, ne doit pas nous exonérer d'un travail d'objectivation
participante. Une restitution exhaustive des conditions sociales de productions
de ce travail étant irréalisable, il ne s'agit pas dans cette
partie de livrer un travail de socio-analyse mais de centrer la
réflexivité sur la position occupée dans le champ de la
sociologie.
Pour Bourdieu (1976), le champ scientifique qui se
présente comme un univers en apparence pur et
désintéressé est un champ social comme un autre avec ses
rapports de forces, ses monopoles, ses luttes et ses stratégies, ses
intérêts et ses profits. L'auteur stipule que la lutte
politique24 est inhérente au champ et que ce dernier assigne
à chaque chercheur, en fonction de la position qu'il occupe, ses
problèmes, ses méthodes et ses stratégies. En cela, il
convient d'être réflexif sur notre condition pour objectiver notre
rapport à l'objet.
Être étudiant de master 2 est une position
particulière au sein du champ, une année transitoire où la
question de la poursuite d'étude en thèse - c'est à dire
l'insertion professionnelle objective dans le monde de la recherche - est
centrale. A ce titre, la poursuite en thèse représente notre
projet professionnel. A ce sujet, nous avons éprouvé au cours de
notre trajectoire universitaire quelques déconvenues qui, après
un travail réflexif nous semble importantes à prendre en compte
pour penser notre rapport à l'objet. Les déceptions que nous
évoquons concernent l'injonction structurelle à effectuer un
complément de formation afin de pouvoir prétendre entrer en
thèse. En effet, la formation actuelle de sociologie que nous suivons
représente pour nous une deuxième année de master 2.
L'année précédente, nous poursuivions une formation
pluridisciplinaire de sciences humaines pour l'éducation (SHE) qui,
à l'issue de la formation nous dispense d'un titre universitaire de
« niveau I », degré d'étude qui dans les
24 Terme qu'il faut comprendre comme le rapport avec l'ordre
établi.
45
formes, nous permet de prétendre à mener une
thèse. Cependant, dans les faits, la politique du département
d'étude exige pour les étudiants qui veulent entrer dans un
troisième cycle de sociologie d'effectuer en complément le master
de sociologie. Cette configuration a été vécu de notre
part comme une situation d'injustice par le sentiment que notre formation
pluridisciplinaire (et tous les efforts fournis pour son obtention) ait moins
de « valeur » qu'une formation unidisciplinaire. Par ailleurs, nous
avons toujours attaché énormément d'importance à la
pluridisciplinarité. Par exemple, l'objet de notre mémoire SHE a
été traité sous un angle psychosociologique. Or, nous
avons eu l'« intuition »25 que la
pluridisciplinarité est promue par une infinité de personne et
que le fonctionnement du champ scientifique tend à une hypersegmentation
des disciplines. Par ailleurs, l'injonction à faire un master 2
supplémentaire se justifiait par le fait de ne pas avoir un cursus
complet de sociologie, ce qui ne nous permettait pas d'avoir les
pré-requis nécessaires pour poursuivre nos études en
thèse. Effectivement, le master SHE regroupe des personnes qui sont en
reprise d'études, en formation continue et qui ne sont pas pour la
plupart, diplômées d'un premier cycle de sociologie. Or nous
croyons que cela n'entrave pas leurs motivations et leurs capacités
à analyser les faits sociaux. Dans notre conception, les qualités
sociologiques ne dépendent pas uniquement de la longévité
d'un cursus et sur ce point, l'expérience professionnelle (dont sont
dotés les étudiants en formation continue) lorsqu'elle rentre en
contact avec la sociologie, peut susciter une appétence à la
recherche et des intérêts heuristiques qu'il ne faut pas
sous-estimer.
En somme, ce travail tire son origine de l'expérience
d'une double domination et d'un rejet institutionnel : être un subalterne
dans la hiérarchie, louant une pluridisciplinarité que le champ
scientifique disqualifie et rejette sous prétexte d'un parcours
universitaire ne permettant pas d'avoir les pré requis
nécessaires pour la conduite d'une thèse. Tous ces
éléments évoqués permettent de comprendre le
caractère critique et subversif que prend ce travail. Subversif, car
comme le prétend Bourdieu (1976), le champ assigne à chaque agent
ses stratégies selon la position occupée, il est alors tout
naturel qu'une place telle que la mienne conduise à une stratégie
que l'auteur qualifie de « subversive » : démarche
risquée où les enjeux du champ recherché ne peuvent
s'obtenir qu'au prix d'une redéfinition complète des principes de
légitimation de la domination et ce, en respectant scrupuleusement les
règles du jeu mises en
25 Ce questionnement n'a jamais fait l'objet d'un travail
scientifique de notre part.
46
place par les dominants. Critique, car ce travail s'inscrit
dans une culture du dévoilement, de la résistance et d'un travail
de recherche adopté à partir du point de vue du
dominé26.
Si nous évoquons tous ces aspects, ce n'est pas pour
susciter un sentiment de parti-pris mais bien pour exposer que tout au long de
ce travail, cette « animosité » a été
conscientisée, prise en compte et contrôlée dans notre
manière de construire et d'analyser les matériaux. C'est à
travers cette connaissance de soi et des effets induits par notre position que
notre expérience première s'est vue transformée et
sublimée par la pratique scientifique en une forme d'objectivation. Le
rapport d'enquête que nous proposons ici représente donc une
tentative d'éclairer le monde des sociologues dans le cadre d'une
recherche qui, limitée à notre position d'étudiant, est
dénuée de toute logique polémique. Et nous laissons
à l'espace de validation « inter-subjectif » du
cercle des sociologues le soin d'en juger.
Le travail réflexif de ce rapport ne s'arrête pas
à l'acte d'objectiver l'objectivation. L'objet de notre recherche
consiste aussi à prendre du recul sur la manière dont notre
enquête a été reçue par les sociologues. Pour cela,
nous avons voulu éviter de procéder au partage entre deux formes
de réceptions exclusives : les récalcitrants et les
adhérents. Il est tout à fait possible qu'une même personne
puisse être partagée entre ces deux attitudes. Ambivalence qui se
cristallise bien dans la dénomination qu'a pu prendre notre recherche
dans les propos des enquêtés.
3. Un sujet « Courageux »
Tout au long de l'année universitaire, à travers
différentes situations pédagogiques, il nous était
demandé de présenter l'état de notre recherche. C'est
ainsi qu'au cours d'une séance où j'étais conduit à
présenter mon travail et à expliciter mon raisonnement,
l'enseignant qui animait le cours fit ce commentaire : « c'est
courageux ! » [Cadre de l'équipe pédagogique].
L'utilisation du terme « courageux » peut transcrire
une certaine ambiguïté dans son utilisation. D'une part, il peut
recouvrir une dimension très positive et valoriser une conduite
risquée nécessitant de la bravoure. D'autre part, il peut
être connoté négativement et peut relever de ce qui tient
de l'inconvenance et de l'effronterie.
26Dans le cas présent, les
diplômés hautement qualifiés en sociologie qui, par le
fonctionnement du monde universitaire, ne seront jamais
considérés comme sociologues.
47
Cette remarque provenant directement de la bouche de l'un de
mes enseignants me confortait dans l'idée que mon travail pouvait
susciter de l'intérêt aux yeux du corps professionnel qui serait
amené à le juger. Cela s'accordait bien à certaines
valeurs que j'avais cru entrapercevoir dans le milieu scientifique, celle
notamment où l'esprit sociologique n'a de limites qu'à travers
les dimensions éthiques et morales, que la critique scientifique peut
s'appliquer jusqu'à la critique elle-même. Qualifier mon travail
de « courageux » c'était d'une certaine façon un
plébiscite, une manière de m'encourager à proposer des
questions jamais formulées et d'essayer de révéler les
impensés des pratiques de notre milieu mutuel.
D'un autre côté, on peut attribuer au terme
« courageux » une signification différente, connotée
négativement, soulignant que ma démarche soulevait quelque chose
d'inconvenant. Je pense par exemple, au moment d'une pause cigarette où
je me suis fait accuser de relativiste par un collègue de promotion
[Homme, 25 ans, étudiant DIS]. Une telle remarque m'a tout de suite
conduit à m'interroger sur comment les sociologues peuvent
considérer ma démarche. Me taxer de relativiste dénotait
que certains me percevaient moi et mon action comme une menace pour la
discipline, un traître susceptible d'utiliser les armes de la sociologie
pour les retourner contre elle. Par ailleurs, je me suis souvent
retrouvé dans une situation où l'on me demandait ce que je
voulais faire plus tard : « Après tu veux faire une
thèse ? » ; « Tu voudrais devenir maître de
conférences ? ». Certains propos similaires étaient
formulés sous forme d'insinuation : « Toi tu veux devenir
maître de conférences, c'est obligé » [Femme, 26
ans, diplômée ACESS]. Autant de remarques qui après
réflexion, m'ont conduit à penser que ma démarche
était perçue comme l'oeuvre d'un cerveau de «
carriériste ». Car c'est reconnu ; « Il y a deux types de
sociologues. Ceux qui s'intéressent aux postes et ceux qui
s'intéressent au social » [Cadre de l'équipe
pédagogique]. Des remarques bienveillantes formulées à
l'égard de notre travail peuvent aussi nous renseigner sur la
manière dont notre démarche pouvait être perçue par
les sociologues : « Interrogez-vous sur la manière dont vos
enquêtés perçoivent votre démarche. Comment ils
jugent votre prétention à... Prétention à faire ce
travail ». [Cadre de l'équipe pédagogique].
Derrière cette réflexion, il faut sans doute entendre que pour
beaucoup de sociologues, la conduite d'une enquête sur les pairs est une
opération périlleuse, dont seul un chercheur confirmé peut
s'encourir d'une telle démarche. De ce fait, il était probable
que je passe auprès de la communauté pour un prétentieux,
un carriériste pédant qui s'alloue une thématique de
« cador » et qui ne reste pas à sa place d'étudiant.
Statut de novice qui, comme nous allons le voir, a eu de nombreuses fois une
incidence au cours de nos entretiens. Être réflexif sur la
manière dont s'est déroulée l'enquête est
aujourd'hui une démarche
48
incontournable en anthropologie notamment parce qu'elle
débouche sur des perspectives heuristiques.
4. La relation ethnographique comme relation sociale
Dans son ouvrage la misère du monde, Pierre
Bourdieu (1993) stipule que « même si la relation
d'enquête se distingue des échanges de l'existence ordinaire en ce
qu'elle se donne des fins de pure connaissance elle reste quoi que l'on fasse,
une relation sociale ». Ce que l'auteur veut dire par là,
c'est que la relation d'enquête n'est pas en apesanteur sociale ou
hors-sol. Elle débouche sur une relation dissymétrique de
pouvoir, susceptible d'entraîner son lot de violence symbolique et
d'effets corrélatifs (distorsions, intimation, intimidation,
résistance, censure...). C'est à travers ces configurations que
tout matériau d'enquête est construit. Les données
ethnographiques élaborées ne sont pas transcendantes à la
recherche qui les viserait comme un en-dehors, un fruit que l'on cueillerait.
Elles sont toujours produites à travers des configurations sociales
singulières. Face à ce paradoxe, beaucoup de chercheurs
considèrent les distorsions suscitées par la relation
d'enquête comme des entraves à la connaissance.
Dans un ouvrage consacré à
l'épistémologie de la relation d'enquête, Christian Papinot
(2014) expose une série de recherches symptomatiques
(Pinçon-Charlot, 2002 ; Cartron, 2000 ; Bizeuil, 2003 ; Naepels, 1998)
qui entrevoient la présence du chercheur comme un obstacle à la
connaissance. Toutes ces recherches élaborent des stratégies pour
réduire les perturbations suscitées par le chercheur au
détriment d'une réflexion épistémologique sur la
relation d'enquête. Face à cela, Papinot (2014) relate un «
impensé paradoxal en sciences sociales » : la persistance d'un
mythe de la neutralité du chercheur au détriment d'une
réflexion sur les difficultés du terrain
considérées par tout un pan de la sociologie comme un moyen
d'accéder à la connaissance.
On doit cette manière d'envisager les
difficultés au renversement épistémologique de Georges
Deveureux (1980) qui postule que la présence d'un observateur
entraîne inéluctablement une reconfiguration du milieu
étudié. Pour l'auteur, ce phénomène n'est pas un
obstacle à la connaissance. Il faut aborder cette difficulté de
manière constructive en considérant l'enquêteur et son
statut comme un révélateur, un catalyseur de réactions.
Les effets induits par sa présence, si on est réflexif à
leur émergence peuvent être des voies d'accès aux logiques
sociales du groupe étudié.
49
Dans la filiation de Devereux, Oliver Schwartz (1993)
prétend qu'il est possible de travailler sur les effets de notre
présence, de réduire la perturbation. Par exemple, il est
communément admis en sciences humaines que plus le temps de
l'enquête dure, plus il garantit au chercheur d'occuper une position
flottante, de devenir un « étranger intime » (Papinot, 2014).
Il y a donc tout intérêt à assumer son statut, de chercher
à moduler les effets qu'il induit, d'y être réflexif pour
objectiver les logiques sociales du groupe étudié.
En accord avec les travaux épistémologiques
évoqués, des auteurs qui ont recours à une approche dite
« dispositionnaliste » mettent un point d'honneur à la prise
en compte du contexte. Les pratiques sont toujours engendrées à
partir des dispositions des personnes enquêtées dans le contexte
toujours singulier où elles sont actualisées ou
énoncées (Lahire, 2004). Si les propos/pratiques varient c'est en
raison de la variation des contextes dans lesquels, ils trouvent à
s'actualiser. Les dispositions sociales ne sont jamais directement observables
mais tel un axiome, on postule qu'elles sont au principe des pratiques
observées. En définitif, le chercheur doit les reconstruire sur
la base de la description des pratiques et des situations en se
référant à des éléments biographiques
jugés importants (Lahire, 1998).
Tous ces travaux ont été présentés
afin de clarifier à la fois le positionnement
épistémologique et théorique que nous avons adopté
pour aborder l'enquête. Les lignes qui suivent ont été
écrites pour exposer les difficultés que nous avons
rencontrées tout en les considérant comme un moyen
d'accéder à la connaissance en étant réflexif
à notre statut et aux réactions qu'il pouvait catalyser.
L'étude des pairs, une démarche impossible ?
Pour Jennifer Platt (1981), un travail d'enquête
ethnographique « orthodoxe » suppose, pour des raisons pratiques, que
les protagonistes ne se connaissent pas, n'appartiennent pas au même
groupe social et qu'ils ne se rencontrent plus ou peu une fois l'enquête
terminée. C'est une relation sociale sans passé ni avenir
où les rôles définis par la recherche devraient être
séparés de tout autre rôle. Un schéma «
classique » d'enquête suppose une conjoncture où le
sociologue domine statutairement la situation. Cela permet à
l'enquêteur d'engager le jeu et d'en instituer les règles, il
assigne à l'entretien, de manière unilatérale et sans
négociation préalable des objectifs et des usages
d'enquêtes que l'interviewé, étranger à la culture
sociologique aura du mal à percevoir (Bourdieu, 1993). Or, ce
schéma d'enquête standard risque d'être complètement
ébranlé lorsqu'il s'agit d'étudier des populations qui ont
une grande
50
proximité avec la culture savante. C'est le cas dans
notre enquête où nous sommes confrontés à
étudier nos pairs. Dans un sens diffus, ce sont nos égaux dans la
mesure où ils partagent les mêmes connaissances culturelles par
leur appartenance au même milieu que nous : la sociologie. Il convient
dès lors d'interroger les problèmes liés aux
spécificités d'une population qui connaît les visées
d'une enquête ethnographique.
Lorsque nous nous entretenions avec des sociologues, avec
lesquels nous partagions une profonde familiarité, c'est à dire
la plupart des attributs, au premier abord leur objectivation ne semblait pas
faire surgir des résistances. La relation d'entretien ne semblait pas
toujours menaçante pour ces enquêtés du fait que nous
partagions avec eux la plupart des faits livrés. Il s'est
avéré que cette familiarité était avant tout
désagréable pour nous même. Il nous est arrivé
parfois d'éprouver une certaine gêne au cours d'entretiens lorsque
les expériences rapportées par notre corpus faisaient écho
à notre propre trajectoire. Ces relations d'enquête tendaient
naturellement à devenir une socio-analyse à deux dans laquelle
nous nous trouvions pris par l'objectivation autant que la personne soumise
à l'interrogation, sentiment désagréable d'être
dépossédé de notre singularité. Après
réflexion sur ce fait, il nous a semblé que, l'excès de
familiarité avec la population d'enquête traditionnellement
présentée comme un piège de « l'évidence
», ne nous condamne pas nécessairement à un flou
épistémologique mais peut être une source de connaissance
si le chercheur est réflexif quant à sa propre expérience
et la croise avec celles de ses pairs. Par exemple, cela prenait forme dans les
entretiens lorsque nous nous corrigions dans notre manière d'introduire
certaines questions passant du « tu » objectivant au «
on », référence à un collectif impersonnel,
puis au « nous » où l'on admettait implicitement
être nous-même concerné par l'objectivation. Cependant il
serait erroné de penser que nos situations d'entretiens n'ont jamais
fait place à des formes de résistance. Certaines conjonctures
nous ont conduits à penser que la gêne d'être
objectivé a fait émerger des mécanismes de
défense.
Il est communément admis en sociologie que l'exercice
d'objectivation peut être vécu violemment par les personnes qui en
font l'objet. En ce sens, il faut convenir que les sociologues, même
s'ils peuvent adhérer par leur esprit sociologique à
notre démarche, forment une catégorie de personnes connaissant
les visées d'une enquête et de ce fait, peuvent être
disposés à parer toutes tentatives d'objectivation de leur
vécu. Nombreuses ont été les manifestations de
résistance au cours des entretiens. Ceux avec qui je me suis entretenu
ne se sont pas toujours laissé aller au rôle de l'acteur qui
dévoile son expérience au sociologue, cas de figure que l'on
retrouve la plupart du temps dans les enquêtes « ordinaires ».
Ainsi, pour
51
beaucoup, face aux questions que je leur posais, ils
manifestaient l'inconfort d'être objectivés par la
velléité d'échapper à l'emprise qui prenait forme
la plupart du temps avec ce que les Pinçon-Charlot (2002) appellent la
stratégie de l'arroseur arrosé. Je me souviens
particulièrement d'un entretien avec une thésarde (la trentaine)
dans un café étudiant qui, à aucun moment de l'entretien
n'a été prompte à se laisser aller au jeu des associations
libres. Dès que l'occasion se présentait, elle se
détachait de mes questions pour parler de
généralités. De telle sorte qu'une bonne partie de
l'entretien s'est déroulée sur un registre de conversation de
comptoir. Il y a fort à parier, pour une chercheuse avancée dans
sa thèse que la recherche d'une conversation banale dans le cadre d'une
étude n'était pas neutre. De plus, comme beaucoup
d'enquêteur après un certain temps d'entretien, en espérant
que la confiance se soit installée, j'ai été plus directif
dans ma manière de poser mes questions pour les recentrer sur ma
thématique. A partir de ce moment-là, chacune de ses
réponses était suivie de questions formulées à mon
encontre, sur mon travail, ma recherche, mon questionnement, mes projets etc.
De tel sorte que progressivement je devenais autant le questionné que le
questionneur. Ce, sans doute afin d'entrevoir mes hypothèses de
recherche pour estimer si, en fonction de celles-ci, elle serait encline
à y répondre. Ce qui pour information, n'a pas été
le cas. Par ailleurs, il était impossible pour moi de changer le
schéma d'entretien étant donné qu'il aurait
été mal venu d'exiger explicitement de sa part de rester à
sa place d'enquêté et d'accepter gentiment d'être
dépossédée de sa vocation habituelle d'analyste. Entretien
qui au premier abord peut sembler n'avoir aucune valeur heuristique mais qui,
après en effort réflexif, exemplifie bien comment les formes de
résistance à l'objectivation peuvent prendre forme pour des
personnes qui connaissent bien l'exercice de l'entretien ethnographique.
Comme nous venons de l'évoquer, le fait que notre
population d'étude ait conscience d'être objectivée peut
conduire à des mécanismes de résistance. Cependant, pour
rétifs que furent parfois les enquêtés au cours des
entretiens, il n'en demeure pas moins que la plupart acceptèrent de se
dévoiler. Il m'est même arrivé que certains
enquêtés me demandent en fin d'entretien s'ils ne s'étaient
pas trop censurés : « Ça va pour l'entretien ? J'ai pas
été trop résistant ? Je me doute que ça ne doit pas
être simple avec des sociologues, on peut avoir tendance à se
censurer un peu... » [Homme, 30 ans, ancien étudiant ACCESS].
Par ailleurs, l'enquête a été accueillie positivement la
plupart du temps si l'on se fie au nombre de fois où l'on salua mon
sujet. Je songe par exemple à une diplômée avec qui j'ai
échangé par courriel et qui concluait un de ses messages par :
« ton enquête est super intéressante et c'est un sujet
qui mérite d'être approfondi. Félicitation ! »
[Femme, 27 ans, diplômée DIS]. L'enquête a
52
finalement pu se dérouler grâce à une
contribution active et volontaire des enquêtés bien
disposés à l'égard de l'objectivation. A ce titre, ils
peuvent faire l'objet comme des agents sociaux « ordinaires » d'une
analyse.
Même si l'étude a pu être menée
grâce à la bonne volonté des enquêtés, cela
n'empêche pas que nous ayons été confrontés à
des résistances fondées sur des différences statutaires.
En effet, au cours du déroulement de l'enquête, nous avons eu le
sentiment que plus l'asymétrie augmentait plus les résistances
étaient marquées. Il nous semblait important d'en rendre compte
car elles peuvent nous en apprendre plus sur notre objet.
La sociologie, un monde hiérarchisé
Au cours de notre recherche, nous avons été
amenés à rencontrer des agents dominants, académiquement
et professionnellement : des enseignants-chercheurs, des docteurs, des
directeurs et des cadres supérieurs. Cette domination ne peut être
objectivée qu'à travers nos propres attributs : le statut
d'apprenti sociologue. C'est un attribut qui a une forte connotation pour le
public rencontré. Néanmoins, pour Chamboredon, Pavis, Surdez,
Willemez (1994), il faut considérer que les dispositions de
l'enquêteur et sa position dépendent au moins autant de
l'accumulation de capitaux économiques, sociaux et culturels que de sa
place dans le système universitaire. Dès lors, il faut concevoir
que la domination inhérente à nos situations d'entretiens pouvait
être à géométrie variable par rapport à la
singularité des situations et des attributs des enquêtés.
Ainsi, des difficultés ont émergé avec des agents qui
possédaient l'attribut d'avoir dépassé le stade de
l'apprentissage et qui occupent un statut social important. Ces agents
dominants, par leur position élevée dans leur milieu
professionnel, dotés d'un capital culturel et scientifique
conséquent étaient disposés à ressentir à
notre contact un sentiment de supériorité et à s'imposer
dans la situation d'enquête. Domination qui leur permettait de dicter
l'échange et de mettre en place ce que Yves Winkin (1984) appelle une
« tentative de maintien du contrôle du dévoilement ».
Une situation d'entretien m'a particulièrement
interpellé. Elle a eu lieu avec un homme d'une trentaine d'années
qui est docteur de sociologie que j'ai nommé le « professeur
». Comme pour chacun des diplômés du corpus
étudié, je l'avais contacté par mail pour lui proposer de
participer à l'enquête. Dès sa première
réponse il s'est montré enclin à l'idée de retracer
avec moi son parcours. Par conséquent, nous sommes tombés
d'accord pour nous rencontrer un après-midi dans un café. Le jour
J, à mon grand dam, le café où nous devions
échanger et qui
53
faisait aussi office de restaurant était noir de monde.
Étant en avance, j'ai fait un tour des environs pour voir s'il y avait
un autre café avec moins de monde permettant d'effectuer l'entretien
dans des conditions convenables. Il s'est avéré qu'à
quelques pas du lieu de rendezvous se trouvait un petit bistrot presque vide
avec en fond, une ambiance musicale détente très sobre. Une fois
ma reconnaissance effectuée je suis retourné sur mes pas pour
attendre le « professeur » au rendez-vous convenu. Il est
arrivé pile à l'heure et je l'ai informé que le
café prévu était bondé et que l'on pouvait se
rabattre sur un autre à quelques pas d'ici. Ce que nous avons fait.
Arrivés sur les lieux, nous sommes rentrés et un serveur est venu
nous accueillir. Je lui ai alors demandé : « ça te
conviens ? ». Ce sur quoi il m'a répondu : « pour toi
avec la retranscription ça va être galère... ».
Sans me consulter, il congédia poliment le serveur et nous
sortîmes pour aller voir si l'on pouvait trouver un bar plus calme. Nous
avons marché ensuite pendant quelques minutes pour rejoindre une autre
place avec d'autres établissements susceptibles de lui convenir plus que
le précédent. En essayant, en situation d'enquête d'adopter
autant que faire se peut une « réflexivité réflexe
», quelque chose dans l'hexis du « professeur » nous a
interpellé. Il marchait très rapidement de telle manière
qu'il fallut pour nous augmenter conséquemment la foulée pour
rester à son contact. Sur le chemin, il m'a posé quelques
questions sur ma recherche et m'a glissé qu'il connaissait d'anciens
diplômés qui ne prendraient pas le temps de répondre
à mon mail. J'ai tout de suite cherché à savoir pourquoi,
à évoquer des pistes d'explications pour comprendre ces refus. Il
a esquivé la question par un : « je sais pas ».
L'espace du trajet, j'ai rapidement pris conscience que le « professeur
» ne chercherait aucunement à mettre en place une ambiance
chaleureuse pour travailler à réduire la « distance sociale
» (Bonnet, 2008) entre nous deux. Au contraire, son hexis et son attitude
m'ont conduit à penser qu'il cherchait justement à assurer son
statut par un travail de conservation de la distance. En m'exhortant à
le suivre sans me consulter, en étant pas très loquace et en
marchant de bon train (m'imposant à suivre le mouvement), j'assistais en
direct à un putsch où il prenait objectivement le pouvoir de la
relation. Cela s'est confirmé d'autant plus lorsque nous sommes
arrivés à destination de l'endroit où nous
espérions trouver des bars plus calmes. Sans prendre le temps de rentrer
dans les cafés pour voir s'il y avait des conditions sonores
appropriées, il a proposé l'idée que l'on se rabatte sur
une médiathèque, visiblement pas très emballé
à l'idée de converser autour d'un verre. En fin de compte,
l'entretien s'est déroulé dans une salle calme de la
médiathèque, lieu symboliquement très scolastique.
Le début de l'interaction a confirmé nos
intuitions. Après notre installation, sa première prise de parole
consista à me questionner sur mon parcours : « tu as fait une
licence de
54
sociologie ? ». Ce à quoi j'ai
répondu non, que j'avais fait de la psychologie. Sans plus attendre, il
précisa qu'il avait donné des cours en licence. Il nous semble
que consciemment ou non, cette manière d'entamer l'entretien consistait
pour le « professeur » à se réassurer dans son statut
en précisant qu'il avait donné des cours, marquant symboliquement
le fait qu'il avait dépassé le stade de l'apprentissage. A
côté de cela, quelque chose nous a marqué dans nos premiers
échanges, il ne prenait pas réellement compte des questions que
nous essayions de lui poser, ce que des psychosociologues identifient comme un
indice de la détention du pouvoir dans une relation duale. Par exemple
Hall, Coats et Lebeau (2005) dans une méta-analyse montrent que les
détenteurs du pouvoir hésitent moins à interrompre ou
à ne pas écouter leur interlocuteur en maintenant une fluence
verbale importante. Tout au long de l'entretien, nous avons essayé de
rebondir sur ses propos et nous avons noté qu'il ne tenait pas compte de
nos remarques et qu'il cherchait avant tout à maintenir son discours. De
telle sorte que, la majeure partie de l'entretien a donné lieu à
une exposition de sa socio-analyse, travail qu'il avait effectué au
cours de son parcours universitaire. Tout au long de l'interview, sans prendre
en compte nécessairement mes questions, il a cadré uniquement son
discours sur sa trajectoire et ne s'est jamais écarter de ce
schéma. Il donnait le sentiment d'avoir préparé
l'entretien à l'avance et d'être là uniquement pour
restituer ce qu'il avait prévu de me dire, ni plus ni moins. Cette
manière d'agir fait écho au travail de Chris Arguris (1952) qui
met en avant différents « mécanismes de défense
» utilisés par l'informateur pour se protéger des questions
du sociologue. Dans la relation avec le « professeur », le fait
d'évoquer uniquement sa socio-analyse sans prendre en compte mes
remarques, lui permettait de partager (ou non) telle information sur lui, ses
collègues, son institution, sa communauté, etc. De la livrer
partiellement ou totalement, de la tronquer ou de la fournir au mieux de ces
connaissances. Il se dévoilait, mais contrôlait son
dévoilement, maîtrisait jusqu'où il allait. D'où la
possibilité d'une critique « en règle » de
l'institution.
Cette tentative pour conserver le contrôle du sens de
ses propos contre l'objectivation conduisait mon interlocuteur à se
comporter comme s'il ne cessait jamais de faire attention à ne pas
épouser complètement le rôle de l'enquêté.
Béatrix Le Wita (1988) stipule qu'il est difficile pour les agents
habitués aux pratiques d'enquêtes de se laisser aller à une
situation d'inversion sociale et culturelle où ils se retrouvent dans
une posture de « sujet ». Face à cela, ils mettent en place
des parades pour « fuir l'objet ». Ce fut le cas dans la relation
d'entretien avec le « professeur » où par moment, la situation
d'entretien se transforma en une relation d'étudiant à son
directeur de recherche. A de nombreuses reprises, il opérait des
changements de registre qui me plaçaient en face de quelqu'un qui, de sa
position statutaire, formulait à mon
55
intention quelques conseils où quelques indications de
recherche et d'enquête. Cela prenait forme à la fois à
travers des pistes de lectures, des références d'articles, des
réflexions pour comprendre les trajectoires sociales etc. Mais aussi par
des conseils destinés à m'indiquer les démarches à
suivre pour faire une thèse, les questions de financement, pour devenir
enseignant-chercheur, les qualifications à obtenir... C'est à
travers la figure du « sociologue confirmé » (docteur et
enseignant) que prenaient forme les stratégies de défense. Celle
d'un supérieur hiérarchique qui nous renvoyait tout au long de
l'entretien à notre infériorité statutaire : choix du lieu
d'entretien sans consultation, imposition des thèmes abordés dans
l'entretien et mise en place d'un « cours particulier ». Pour
anecdote, il est même arrivé à un moment de l'entretien, ne
sachant plus trop quoi dire, qu'il me fasse une réflexion sur le fait
que je n'ai pas de grille d'entretien, tel un enseignant grondant son
élève. Tout bien considéré, il faut concevoir cette
interaction comme une situation de domination qui s'explique par les
propriétés sociales de l'enquêté : un sociologue
légitime au sein du champ, qui cherche à s'imposer face à
un subalterne dans un contexte favorisant la réactualisation de ses
dispositions professorales. Face à ce rapport de force nous avons
convenu de faire preuve d'humilité et de réflexivité. Nous
avons considéré que toutes les manifestations de la domination
fonctionnent comme des dispositions qui s'activent directement pour
l'interlocuteur sans même passer par sa conscience, que le dominant est
lui-même dominé par sa domination (Marx, 1867).
Pour Gérard Mauger (1991), l'entretien fait toujours
place à une lutte symbolique, en général implicite, des
protagonistes qui prennent part à l'interaction. Il faut alors
être réflexif sur ce rapport de force, c'est une condition
nécessaire pour une compréhension de ce que le chercheur voit et
entend car elle permet de repérer les propriétés
significatives, les caractéristiques sociales pertinentes des
enquêtés, d'accéder à leurs catégories de
perception, à leur système de classification «
indigène » par l'apprentissage lié à notre position
occupée dans le groupe étudié. En ce sens, cette situation
d'entretien et la lutte symbolique qui en résulte peuvent être
très instructives pour entrevoir les logiques sociales de «
l'élite des sociologues »27.
Les travaux de Norbert Elias (1973) et Pierre Bourdieu (1979),
ouvrent de nouvelles perspectives sur l'analyse du fonctionnement des
élites. Leurs analyses dépassent les dimensions
économiques et politiques et se focalisent sur la dimension symbolique.
Bourdieu montre que dans le champ scientifique (où les enjeux premiers
recherchés ne sont pas d'ordre économique) c'est à travers
le registre symbolique et des stratégies de distinctions que
l'élite se
27 Catégorie sociale d'individus ayant le plus haut rang
dans leur branche d'activité (Pareto, 1916).
56
donne à voir comme un groupe distinct du reste de la
société. C'est donc un des éléments par lequel elle
se définit elle-même comme une élite. La sociologie
n'étant pas en apesanteur sociale, il est probable que les sociologues
légitimes à se sentir appartenir à l'élite soient
disposés à se distinguer vis à vis de ceux qu'ils
considèrent comme illégitimes. Dans cette perspective, les
résistances du « professeur » sont une manifestation de ce
phénomène. L'intention de me renvoyer à mon statut de
subalterne et la violence symbolique derrière ce « recadrage »
délimitent une frontière nette entre le néophyte et le
professionnel, l'apprenti-sociologue et le sociologue. Ces frontières
que je ne percevais pas avant l'entretien surgissaient dans l'interaction. On
pourrait faire une analogie avec une enquête menée par Bazin
(2005) au sein d'une entreprise ivoirienne où il formulait : «
ce n'est pas tant l'apprentissage par l'ethnologue d'un idiome culturel qui
lui est initialement inconnu qui constitue la clé méthodologique,
mais la manière dont son insertion dans un champ social devient
elle-même un enjeu des rapports sociaux qu'il chercher à
élucider ». Comme pour Bazin, il est possible que ma figure
(et tout ce qu'elle représente) ait cristallisé certains enjeux,
les partitions du pouvoir qui structurent les rapports hiérarchiques et
plus spécifiquement, les logiques sociales et symboliques sous-jacentes
à l'univers des sociologues.
Prendre en compte la dimension symbolique semble être
extrêmement prolifique lorsqu'il s'agit d'étudier des
propriétés et des logiques de groupe qui n'apparaissent pas
forcément en surface. Comme nous le disions au préalable, notre
enquête nous a conduites à nous entretenir avec des
diplômés de sociologie qui ont un statut élevé dans
le monde de l'entreprise. Ce sont des cadres supérieurs, des directeurs
ou encore des chefs de services qui, à notre contact, ont eu des
réactions intéressantes non pas uniquement parce que nous
étions un étudiant, mais aussi parce qu'à leurs yeux, nous
représentions l'institution universitaire.
Les intellectuels et les technocrates
Au cours de notre enquête, nous avons rencontré
des agents sociaux « imposants », de par leur position
hiérarchique élevée dans leur organisation. Parfois, ces
personnes avaient peu d'intérêt et peu d'estime pour le monde
intellectuel. J'ai en tête une situation marquante où je
m'entretenais avec une dame de 40 ans, diplômée de la voie DIS,
cheffe de service dans une structure du travail social qui, durant l'entretien
dévalorisa l'activité intellectuelle :
Enquêteur : Tu as été
satisfaite de la formation de sociologie ?
Enquêtée : Globalement oui. [...]
Mais quand j'y repense, c'était quand même un peu perché.
Je l'avais dit d'ailleurs, je me souviens, que c'était
décalé de la vraie vie quoi. C'est pour ça que je dis
« perché » volontairement. [...]. Enquêteur :
Trop décalé ?
57
Enquêtée : Ba c'est
intéressant mais trop décalé de la vraie vie quoi ! Je
suis un peu provoc mais...
Enquêteur : Non mais je comprends, c'est
souvent une critique que l'on fait au monde universitaire...
Enquêtée : Ba oui ! Il y a
tellement de liens à faire en plus... Par exemple, quand je suis
arrivée en Franche Comté. Au bout d'un an et demi j'ai
proposé à la fac de prendre des stagiaires de master. Pour les
rattacher justement à la vraie vie. J'en ai pris deux. Il y en a un qui
a fait son mémoire là-dessus. Là c'était super
riche parce qu'on a fait du vrai boulot concret.
Enquêteur : Tu peux m'en parler ?
Enquêtée : Je l'ai
présenté comme ça à la première stagiaire en
lui disant : « En quoi tout ce que tu peux voir en formation, tu peux le
rattacher à ce qu'on te montre aujourd'hui ». Donc volontairement
au début de son stage, la première stagiaire, celle qui est
resté 4 mois, je lui ai fait faire deux semaines d'immersion.
C'est-à-dire qu'elle m'a suivie partout dans tout. Et je lui ai fait
faire, pas qu'avec moi d'ailleurs, je l'ai fait intégrer des
équipes, aller chez les gens, etc... En lui disant, voilà, moi je
pose des questions sur nos pratiques, sur la vie, sur les moyens, j'aimerais
que l'on monte des actions, qu'on mutualise les moyens, que l'on
décloisonne les pratiques, qu'on regarde le monde un peu autrement. Je
trouve que l'on est trop cloisonné dans le social. Moi voilà, je
suis quelqu'un qui suit toujours en train de mener des trucs.... Voilà
maintenant. Avec ton bagage de sociologue, en quoi tu peux me proposer des
outils, des analyses qui font que je vais regarder mon système actuel
autrement ? Et ça a été passionnant. On applique la
connaissance quoi.
Enquêteur : Tu dirais que c'était
de la sociologie appliquée ?
Enquêtée : Bien sûr !
Enquêteur : Certains sociologues
prétendent que l'action, l'application, ce n'est pas le rôle du
sociologue... Enquêtée : Rire. Pourquoi
ne peut-elle pas être appliquée ? Parce que c'est un perchoir
où on ne peut pas aller et que... Elle s'entretient elle-même.
Elle s'entretient avec quoi la sociologie ? Si ce n'est pas avec le monde
réel. Ça me fait rire moi.
Peu de temps après ce passage de l'entretien elle a
coupé court à la conversation prétextant qu'elle n'avait
plus de temps à m'accorder. Je lui ai donc demandé si elle avait
une autre plage horaire à m'accorder pour que je reprenne contact avec
elle. On s'est donc accordé pour se rééchanger la semaine
suivante à des horaires de déjeuner. Chose surprenante, alors que
je l'avais appelée sur son téléphone personnel, elle
concluait l'entretien en me demandant de la joindre sur son fixe professionnel.
La semaine suivante je me suis exécuté et je l'ai donc
appelée sur le numéro qu'elle m'avait donné. Je suis donc
tombé sur un premier standard téléphonique qui m'a
redirigé vers un second, puis vers un troisième où se
trouvait au bout du fil la secrétaire de la « cheffe » qui m'a
demandé qui j'étais. Je me suis donc présenté et je
lui ai expliqué que je devais m'entretenir avec la cheffe de service, ce
à quoi elle exprimé un étonnement, visiblement pas au
courant de ce que je lui disais. Elle me répondit par une question :
« vous lui voulez quoi à Madame XXXXXX ? ». Ce
à quoi je répondis : « je suis étudiant en
sociologie, je m'intéresse aux trajectoires professionnelles des
diplômés passés par le master de xxxxx». Elle
enchaîna avec cette réflexion étonnante : « ah
c'est sûr qu'elle a un beau parcours Madame XXXXX ». En fin de
compte, après être passé par trois standards
téléphoniques différents j'apprenais qu'elle était
malheureusement indisponible à cause d'une réunion qui
s'éternisait. A la fin de la journée je reçois un sms de
la « cheffe » pour s'excuser et me proposer un autre créneau
cette fois-ci en passant par ses coordonnées personnelles. Tout cela
indiquait que son injonction à passer par tout le personnel qui
l'entoure par sa ligne professionnelle n'était pas neutre. Elle voulait
sans doute me montrer l'importance de son poste au sein de son organisation
à travers les employés qui l'entourent qui sont une marque de sa
place hiérarchique élevée.
58
Mais pourquoi tout ce simulacre pour se réassurer dans
son statut face à simple étudiant tel que moi ? Question qui
n'aura de réponse qu'avec un travail réflexif puisqu'elle nous
posa à chaque fois un lapin quand nous avons tenté de la
rappeler. Nous nous sommes donc interrogés sur la représentation
que cette cheffe de service pouvait se faire de nous. Après
retranscription de l'entretien, nous avons pris conscience qu'au début
de l'interaction, telle une recruteuse, elle avait pris le soin de nous
demander quelle voie du master nous avions intégrée. Face
à notre réponse, elle marqua un signe d'étonnement :
« Ah oui recherche, du coup ce n'est pas... Je pensais que
c'était la même que moi mais ok. Ouais mais je n'avais pas compris
ça ».
Au cours de l'entretien, cette cheffe de service, qui aimait
s'auto-qualifier de « seule productive » et à
dévaloriser l'activité savante, l'étudiant que
j'étais et qui devait représenter pour elle un intellectuel en
gestation, se retrouvait dans une situation de dominé, fondée
cette fois sur le mépris et l'illégitimité
proclamée de ma position. Néanmoins, il était
intéressant de constater que les critiques formulées par «
la cheffe » ne m'étaient jamais adressées personnellement.
Everett Hughes (1956) stipule en évoquant une « convention
d'égalité », que les interactions où
l'enquêté se retrouve dans une position dominante par rapport
à l'enquêteur, peut conduire l'interviewé à
s'adresser d'égal à égal, par-dessus la tête de
l'enquêteur en quelque sorte, à un « destinataire
fantôme » plus digne de ses propos (ici les sociologues
universitaires). Ainsi, comme le précise Muriel Darmont (2005), l'usage
subjectif de ces destinataires implicites doit faire l'objet d'une étude
plus approfondie car dans la relation de l'enquêté à
l'enquêteur se joue également la façon dont le segment
professionnel de l'enquêté aborde la sociologie ou définit
ses relations avec la sociologie.
Pour Van Zanten (2010), on peut dissocier les classes
intermédiaires en deux franges : les technocrates et les intellectuels.
Ces deux fractions ont en commun d'investir intensément l'institution
scolaire leur permettant l'obtention d'un statut élevé dans la
société. Les intellectuels investissent majoritairement la
fonction publique et l'enseignement et, les technocrates le secteur
privé. De telle sorte que l'on peut entrevoir entre ces deux segments
des divergences de valeurs, d'aspirations et de modes de vie.
Grossièrement, les technocrates sont imprégnés d'une
culture managériale, ils attachent énormément d'importance
à la dimension économique et politique, au pragmatisme et
à la technicité. Les intellectuels quant à eux, sont plus
distants des enjeux pécuniers et politique ; ils attachent plus
d'importance au savoir, aux connaissances, à la raison, à la
réflexion critique, etc. Autant de disparités culturelles et
spatiales (ex : éducation vs entreprise) qui peuvent aboutir à
des clivages. Il faut d'ailleurs considérer ces deux franges comme en
lutte, les technocrates dominant la plupart des sphères de la
société (économie, politique, médias) et tentant
d'imposer leurs logiques sur le monde intellectuel :
59
exigence de professionnalité, de pragmatisme,
répondre aux exigences du marché, etc. Il est probable que ma
relation avec cette dame rende compte des tensions qui existent entre ces deux
univers. Pour paraphraser Gérard Mauger, il est possible qu'à
travers cette relation singulière avec la cheffe de service j'eus
assisté à une manifestation d'un « anti-intellectualisme
d'entreprise ». Cette distinction entre culture intellectuelle et
technocratique nous sera utile dans notre mémoire notamment pour rendre
intelligible les choix de bifurcations (voie professionnelle vs voie recherche)
de notre cohorte de diplômés.
La cohorte, groupes stratégiques et effet d'encliquage
Au début de l'enquête nous avions reçu peu
de réponses des diplômés (une dizaine). Vis à vis de
cela, il convient d'être réflexif sur la manière dont on a
promu notre enquête auprès des diplômés. Selon nous,
la faible participation initiale peut s'expliquer par le fait que notre
démarche puisse se présenter comme un protocole d'enquête
institutionnel (Cf. mail d'accroche en annexe). Par exemple, nous
insistions particulièrement dans ce courriel sur la question de
l'insertion professionnelle et des bénéfices qu'une telle
enquête pourrait représenter pour le département de
sociologie et les étudiants qui le traverseront. Démarche
stratégique puisqu'elle faisait transparaître seulement une partie
de nos questionnements mais il est possible que ce genre de
présentation, suscitant un ancrage institutionnel, rebute tout un pan
des diplômés, comme par exemple les « déçus
». Cependant, durant nos premières entrevues où nous
explorions encore notre objet, certaines discussions que nous avons eues avec
nos enquêtés dérivaient largement du cadre de
présentation de notre mail d'accroche sur des thèmes plutôt
« épineux » (les financements de thèse, la relation
avec les enseignants, etc.). Nous avons remarqué que plus nous
effectuions nos entretiens, plus nous recevions des mails tardifs de
diplômés acceptant de participer à l'enquête,
s'excusant de répondre en retard. Très souvent, il
s'avérait que ces « retardataires » connaissaient des
diplômés que nous avions rencontrés au préalable.
Notre entrée dans le terrain se faisait en cascade via des
intermédiaires faisant office « d'éclaireurs ». Comme
le précise Jennifer Platt (1981) dans une étude qu'elle avait
menée auprès de ses pairs sociologues, dans la mesure où
les personnes interrogées sont des membres de la même
communauté restreinte, l'enquêteur n'est pas anonyme. Des rumeurs
sur ses caractéristiques, ses visées de recherche, ses
questionnements et ses hypothèses circulent au sein de la
communauté. A ceci près que, nous appartenons à ce
collectif depuis peu étant donné que le master 2
représente notre première année officielle de sociologie.
Au préalable nous étions inscrits dans un cursus
pluridisciplinaire de sciences humaines. Donc il nous a semblé
60
essentiel de prendre en compte le fait que la manière
de nous comporter et de nous présenter auprès des sociologues
pouvait avoir un impact sur la participation des diplômés à
l'enquête. Étant conscient de cela très tôt, nous
avons énormément joué là-dessus.
Le fait de « débarquer de nulle part » avec
comme ambition d'étudier un groupe que nous venions tout juste
d'intégrer était susceptible de susciter un caractère
d'étrangeté auprès de mes collègues de formation,
des enseignants et des diplômés toujours en lien avec le
département : les doctorants. Pour ces derniers, n'étant pas
à leur contact direct, le caractère étrange de ma
démarche ne pouvait pas être réduit par une
intégration dans le groupe sur une longue durée. Très
rapidement, nous nous sommes aperçu qu'une collègue de promotion
était proche de plusieurs doctorants. Au tout début de notre
enquête, après avoir envoyé une première batterie de
mail, elle est venue à notre contact pour nous questionner sur les
visées de notre recherche à l'occasion d'une pause clope. Au
cours de l'échange il s'est avéré qu'elle me questionnait
sur ma démarche car elle suscitait des interrogations et des
appréhensions auprès de ses amis doctorants : « ton
enquête elle parle des financements ? Parce que j'ai des potes qui
peuvent participer mais bon la question des financements pose
problème... » [étudiante, 29 ans, voie ACCESS].
Après l'avoir rassuré sur ses craintes, plusieurs doctorants me
répondirent par mail et acceptèrent de me rencontrer. Il est
intéressant de constater que dans la cohorte, l'accès au terrain
ne pouvait se faire qu'à travers ce qu'Olivier de Sardan (1995) appelle
des « passeurs », des « médiateurs » qui rendent la
démarche possible. Au cours de l'enquête nous avons
été au contact de ce genre d'acteurs-clés qui nous
ouvraient la porte de « groupes stratégiques ».
Olivier de Sardan (2005) définit cette notion comme une
agrégation d'individus qui ont globalement, face à un même
« problème » une même attitude, déterminée
largement par un rapport social similaire à ce problème.
Contrairement aux définitions sociologiques classiques des groupes
sociaux, les « groupes stratégiques » ne sont pas
constitués une fois pour toutes, leur constitution dépend des
problèmes qui les concernent. Parfois, ils renvoient à des
caractéristiques statutaires ou socioprofessionnelles, parfois à
des parcours biographiques. Ces groupes supposent simplement que, dans une
collectivité donnée, tous les acteurs n'ont, ni les mêmes
intérêts, ni les mêmes représentations et que, selon
les difficultés qui les caractérisent, leurs
intérêts et leurs représentations s'agrègent
différemment mais pas de manière aléatoire. Au cours de
notre enquête nous avons identifié deux groupes
stratégiques qui, à chaque fois se sont ouverts à nous via
un « médiateur ». Le premier nous l'avons qualifié le
groupe des « désenchantés ». C'est un collectif de
diplômés qui ont tous en commun « le problème »
d'être déçus par la formation de sociologie, qui n'a pas
répondu à leurs espérances. Pour la plupart,
61
ils n'ont pas réussi à percer dans le milieu
professionnel en lien avec leurs qualifications et tentent de se reconvertir.
Ces personnes à travers mon statut d'enquêteur adressaient leurs
doléances à l'institution pour laquelle j'étais
mandaté. Le second groupe, que nous qualifions « les
thésards », ont en commun « le problème » de
chercher à se faire une place dans le monde de la recherche. De ce fait,
ils sont beaucoup moins critiques vis à vis de l'institution car leur
position ne le permet pas. Leur manière de me considérer et les
réticences qu'ils pouvaient avoir à participer à
l'enquête étaient beaucoup plus opaques. L'identification de ces
groupes est précieuse pour nous car nous tenterons au cours de ce
mémoire d'objectiver les caractéristiques communes des agents
sociaux qui composent ces collectifs et d'étudier les marqueurs sociaux
de l'entrée en thèse. Le concept de « groupe
stratégique » semble être prolifique pour la
compréhension de l'objet néanmoins il risque de restreindre le
chercheur et son analyse à un phénomène qu'Olivier de
Sardan (2005) nomme « l'encliquage ».
L'insertion du chercheur dans une société ne se
fait jamais avec la société dans son ensemble mais à
travers des groupes particuliers. Il s'insère dans des réseaux
mais pas dans d'autres. Le chercheur peut toujours être assimilé,
souvent malgré lui, mais parfois avec sa complicité, à une
« clique » ou une « faction » locale, ce qui cause un
double inconvénient. D'un côté il risque de se faire trop
l`écho de la « clique » choisie et d'en reprendre les points
de vue. De l'autre, il risque de se voir fermer les portes des autres «
cliques » de la population. C'est pourquoi, nous avons essayé de ne
pas nous restreindre à un seul réseau de diplômés
mais cela ne nous protège pas complètement de l'encliquage. Par
exemple et plus largement, il faut concevoir que notre enquête s'est
déroulée dans une université de province. Dans sa
thèse, Houdeville (2007) expose une série de données qui
portent à croire que les attributs des sociologues des
périphéries sont différents de ceux de la région
parisienne. Dès lors, il convient d'être prudent sur la
portée généralisatrice des données
élaborées durant cette enquête. Pour changer quelque peu de
sujet, la partie suivante sera consacrée à interroger les raisons
conscientes ou non-conscientes qui peuvent rendre intelligible la participation
des diplômés à l'enquête.
Un partenaire confirmatif d'une « communauté de
destin »
Au cours de ce rapport nous avons mis essentiellement la
focale sur des éléments qui nous avaient posés
problème afin d'y être réflexif pour mieux
appréhender notre objet. Cependant, il convient de souligner aussi les
aspects qui n'ont pas fait surgir d'entraves dans le
62
développement de l'enquête. Ils peuvent eux
aussi, si on y est sensible, rendre compte des logiques sociales flottantes des
sociologues. Plus précisément, la présente partie sera
consacrée à une réflexion sur l'absence de
difficultés pour constituer notre corpus de participants. En effet, que
ce soit au niveau des démarches institutionnelles ou de l'organisation
de la passation des entrevues, jamais nous n'avons eu d'obstacles qui se sont
dressés face à nous. Par exemple, nous nous attendions à
éprouver des difficultés pour la récupération des
coordonnés des diplômés auprès des
secrétaires. Dans des recherches passées il avait toujours fallu
pour nous passer par des agents administratifs pour recueillir des contacts
afin de mener une enquête. De par leur charge de travail et qui plus est,
face à un étudiant, il fallait se montrer très patient,
être diplomate et effectuer de nombreuses relances pour obtenir gain de
cause. Or, pour la présente enquête, il a suffi d'une seule
réclamation pour que l'on obtienne la semaine suivante une liste de plus
de 100 mails de diplômés. Pour rendre compte de cela, il serait
tentant de dire que nous sommes « tombés » sur la plus
gentille secrétaire de l'académie28. Mais à
côté de cela, il s'est avéré qu'à son
contact, nous nous sommes présentés comme un
délégué du responsable de formation, que nous venions
« au nom de... ». En l'occurrence dans la situation présente,
au nom d'un professeur de sociologie. Il est possible donc que je me sois
retrouvé dans une situation analogue à celle que décrit
Murielle Darmon lorsqu'elle parle des hiérarchies à
l'hôpital. Qu'une négociation réussie avec l'un des
dirigeants du département m'ait ouvert la possibilité
d'accéder aux anciens diplômés, que le professeur en
question possède assez de pouvoir vis à vis du personnel
administratif pour que j'obtienne de leur part ce que j'étais venu
chercher. Même cas de figure pour ce qui concerne l'obtention des
données statistiques du CEREQ. Nous avons fait part de notre
démarche à un professeur en lien avec le CEREQ qui nous a
présenté son satisfecit et nous a mis en relation avec le
responsable des enquêtes générations. Tout cela
nous a permis d'obtenir la batterie de données statistiques que nous
recherchions. Ces petites anecdotes d'entrée sur le terrain, qu'il
serait facile d'éluder parce qu'elles ne relèvent pas de
difficultés, sont des pistes pour entrevoir la hiérarchie des
sociologues. Stratification qui conduit au fait que la charge symbolique
derrière un statut comme celui de professeur peut être
considérée dans le champ étudié, comme une
ressource, un prestige que l'on nous avait délégué et qui
nous a permis d'élargir nos horizons d'études. Cependant cet
aspect-là ne rend pas compte de la participation importante des
diplômés à l'enquête.
28Ce que nous pensons. Nous profitons de cette note
pour la remercier de son aide précieuse sans laquelle l'enquête
n'aurait pu être possible.
63
Pour ce qui concerne l'enquête par entretien, elle s'est
déroulée en deux temps. La première période
correspond aux entrevues qui ont suivi la première batterie de
courriels, environ 120 messages auxquels nous avons eu une vingtaine de
réponses. L'enquête prenait alors la forme d'une démarche
institutionnelle (cf. Lettre en annexe 1). Après discussion
avec nos enseignants, nous avons suivi leurs conseils qui nous invitaient
à la jouer « finement » et à moduler notre
présentation de recherche, de mettre en avant notre situation
d'étudiant en cours d'année éprouvant des
difficultés à réunir un corpus conséquent
d'enquêtés. Roublardise qui s'est avérée payante
puisque nous avons pu rentrer en contact avec 20 nouveaux
diplômés. C'est au cours de cette seconde période de
l'enquête que la solidarité et l'empathie d'aider un «
confrère » comme raisons à participer à
l'enquête se sont retrouvées le plus dans les propos des
diplômés. J'ai en tête la réaction d'un enseignant
« prag »29 (cinquantaine, diplômé ACCESS)
qui, dans les 10 min qui suivirent la deuxième batterie de mails,
m'appela au téléphone pour convenir d'un rendez-vous dès
le lendemain où il se montra très soucieux de savoir si j'aurais
la matière pour aller au bout de l'enquête. Nombreuses
étaient les situations où les diplômés se montraient
empathiques de ma personne et qui, ayant eux-mêmes éprouver la
conduite d'une recherche, se rendirent disponibles et enclins à faire
avancer l'enquête pour qu'elle puisse être menée à
bien. A travers ma démarche et ce qu'elle suscitait, la participation
prenait la forme d'un élan de solidarité d'une « une
communauté de destins » :
Bonjour,
Je vous en prie, il est bien "naturel" de venir en aide
à un étudiant de sociologie au cours de son travail de recherche.
Par ailleurs, si cela peut aider à définir les contours d'une
sorte de "communauté de destins" des sociologues, je ne saurais y
être indifférent !
Je suis tout disposé à échanger avec vous
par téléphone. Auriez-vous une ou des préférences
?
Bien cordialement (mail d'un homme, trentenaire,
diplômé DIS)
Il convient ici d'exprimer notre gratitude à leur
égard et de les remercier de leurs disponibilités sans lesquelles
le déroulement de l'enquête aurait été impossible.
Cependant, il serait tout de même hasardeux de réduire ces
situations d'enquêtes à des formes de solidarités
altruistes où les diplômés seraient venus à ma
rencontre uniquement pour faire don d'eux-mêmes et de leur
expérience. Pour Mauger (1991), les informations données, le mode
de présentation de soi adopté par l'enquêté («
le matériel qu'il fournit ») mais aussi les rétributions
qu'il peut retirer d'un entretien dépendent encore une fois, de la
représentation qu'il se fait de l'enquêteur. Toujours dans une
dimension symbolique, il faut concevoir que la lutte qui se
29On a ici gardé une expression indigène
qui fait référence à un statut d'enseignant
agrégé qui dispense des cours au sein du département.
64
déroule dans l'interaction produit pour les
protagonistes, soit une perte ou un profit symbolique. L'auteur stipule que la
situation d'enquête doit être analysée comme une situation
d'examen, une sorte de procès où les enquêtés sont
et se savent toujours mesurés par une norme. Dans cette «
évaluation », les enquêtés sont disposés
à adopter les pratiques les plus légitimes aux yeux de ce que
représente pour eux le chercheur. Ainsi, il est possible, que ma
démarche de recherche aboutisse à ce genre de contexte de «
quasi-procès » où les enquêtés cherchaient
à se conformer au mieux aux normes de la discipline. A chaque entretien,
un moment était consacré aux sujets de recherche des
enquêtés. Il était évoqué les questions de
méthodes, des auteurs, d'épistémologie... En somme, des
sujets très scolastiques où ils pouvaient rapidement se sentir
dans une situation où ils étaient jugés sur leur
capacité à restituer des connaissances ou à donner leur
point de vue. Ces périodes d'entretien étaient très
chargées symboliquement car, c'est à ce moment précis
où la discussion tourne exclusivement autour des représentations
et des pratiques de recherche, que l'enquêté devait solennellement
me décrire à moi, un étudiant sociologue, sa sociologie.
Ce passage a laissé place à des manières de réagir
très disparates. Elles mériteraient une analyse approfondie tel
que le langage (ton, mimique plaisanterie, etc) les expressions, les ressources
mise en avant, l'angle adopté dans la présentation de soi. Tout
ce qui est appelé objectivement par la situation et devrait être
croisé avec les positions occupées par les protagonistes
(habitus, sexe, âge...). Pour certains enquêtés, ce moment
leur a permis de « briller ». J'ai en tête un entretien avec un
cadre supérieur (homme, trentaine, diplômé DIS) qui tout au
long de l'échange adopta un registre lexical et syntaxique des plus
soutenu, le tout dans des tirades magistrales qui me laissèrent parfois
sans voix, employant des mots qui échappaient à ma connaissance :
« monolithique », « pléthorique », « diatribe
» (on pourrait encore joindre bons nombres d'exemples). La fascination que
j'éprouvais traduit sans doute ce qui se jouait dans la relation duale ;
elle traduisait la violence symbolique que je ressentais vis à vis du
pouvoir que détenait cette personne. A tel point que la fin de
l'échange prit la forme d'un entretien d'embauche par lequel il
m'invitait à reprendre contact avec lui dans l'éventualité
où je chercherais un poste. Il se proposa même de m'aider sur mes
statistiques mais cette fois-ci « d'égal à égal
»30. Il y a peu de doute que l'entretien représenta pour
« le supérieur » l'occasion de retirer un profit symbolique
conséquent. Cependant, il est intéressant de préciser que
ce même entretien fût des plus instructif pour notre recherche. Par
exemple, à aucun moment le « supérieur » ne nous donna
le sentiment qu'il refusait « l'offre de parole » que nous lui
tendions. Nous avons énormément appris sur sa pratique, de ces
activités professionnelles,
30 Le guillemet retranscrit les mots formulés par
l'enquêté
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de l'aménagement de la sociologie dans son
métier. A tel point qu'il est possible, nous semble-t-il de concevoir
les échanges non pas exclusivement dans une dimension de lutte mais
aussi dans un rapport de don-contre-don. Il est possible que les interactions
de l'enquête aient laissé place à ce que Goffman (1973)
appelle des « échanges confirmatifs ».
Pour cette notion, Goffman revisite le concept de rituel
positif de Durkheim (1912) qui consiste à rendre hommage, de
diverses façons, par des offrandes impliquant une situation où
l'offrant est proche du récipiendaire. Ces rituels confirment la
relation sociale qui unit les deux « partis ». Les échanges
confirmatifs visent à montrer à un partenaire de jeu que
l'échange est bien en cours et que les deux acteurs respectent
mutuellement le rôle qu'ils sont en train de jouer. Il était
fréquent dans les entretiens que les diplômés s'ouvrent
à moi ; il m'incombait alors de montrer que le message avait
été reçu et apprécié, qu'à travers
l'entretien je reconnaissais la valeur de leurs propos et de leurs personnes,
et que de cette reconnaissance il pouvait en retirer un profit symbolique. De
la prestation s'en suivait une contre-prestation où je confirmais
à mon interlocuteur que nous appartenions à la même «
communauté de destins ». Si l'on est réflexif à cela,
tous les entretiens se sont opérés sur ce modèle-là
auquel il faut ajouter les enjeux symboliques évoqués tout le
long de ce chapitre. Beaucoup d'enquêtés n'avaient plus beaucoup
de relation avec la faculté depuis plusieurs années et le fait
qu'ils acceptent tout de même de participer transcrit une forme
d'attachement à la tradition sociologique. Si pour certains cet
attachement s'opère dans leur activité professionnelle pour
d'autres, qui n'ont pas percé dans le milieu, il est une manière
d'être, une « grille de lecture alternative sur le monde »
(Homme, 27 ans, étudiant ACCESS), « une éthique du social
» (homme, la trentaine, diplômé DIS). Mais aussi une passion
pour l'activité qui est la recherche. Plusieurs fois au cours des
entretiens on m'a fait la critique d'utiliser le terme « passion »
dans mes questions, jugé trop psychologisant. Effectivement, il y a dans
ce terme une connotation émotionnelle mais pourquoi l'affect serait-il
l'apanage de la psychologie ? Serait-il erroné de prétendre que
par leur engagement, les diplômés aient investi leur discipline au
point de l'aimer ? La passion peut elle aussi, nous semble-t-il, faire l'objet
d'un travail de déconstruction. Après tout, sur un plan
sémantique, des auteurs comparent l'activité de recherche
à un jeu (Bourdieu, 1976) d'autres font l'analogie avec un métier
d'art individuel (Houdeville, 2007), un « métier d'oeuvre »
(Friedson, 1986), autant d'activités qui se vivent avec « les
tripes ». Cet engouement à parler d'une expérience de
recherche s'est manifesté dans la quasi-majorité des entretiens.
D'autres enquêtés s'attachaient à nous livrer les
nombreuses embûches qu'ils ont rencontré dans leur parcours. Pour
beaucoup, la sociologie s'est présentée à eux comme une
révélation, une vision
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du monde en adéquation avec leur expérience.
Notamment les diplômés qui s'identifient à une
catégorie chère aux sciences sociales : les classes populaires.
Il était fréquent qu'une discussion passe à un versant
émotionnel lorsqu'un enquêté nous décrivait le
plaisir qu'il avait eu à faire de la sociologie et contre toute attente,
d'y arriver ! « La sociologie je jouais tant que je gagnais.
C'était chaud mais j'ai été jusqu'au master. »
(Femme, 25 ans, DIS). A ce titre, j'étais un « partenaire
confirmatif », je confirmais à mes enquêtés leur
appartenance à notre communauté mutuelle. En ma personne
d'étudiant sociologue, je catalysais chez ces diplômés des
réactions démonstratives d'un ancrage profond dans la tradition
sociologique à travers lequel d'une manière consciente et
non-consciente ils se définissent et agissent.
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