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Esquisse d'une sociologie des sociologues


par Florian Bertrand
Université de Poitiers - Master 2018
  

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Chapitre 3 : Une enquête réflexive

La partie suivante s'attachera à exposer en quoi la réflexivité a été au coeur de ce travail. Mais au préalable, il s'agit de s'accorder sur le sens que recouvre cette notion. Ce concept, comme le précise Mormont (2007) est plastique puisqu'il répond à la fois à une conception localement et historiquement située. Selon Thoreau et Despret (2014), pour que la définition de la réflexivité soit lisible, le mieux que l'on puisse faire est d'étudier les manifestations d'accusation de son absence. Quand les auteurs parlent d'« accusations », ils se réfèrent à des critiques formulées par des chercheurs en sciences sociales envers les scientifiques des sciences dites « dures ». Par exemple, pour Rui (2012), compte tenu de son objet, la sociologie est une discipline réflexive puisqu'elle joint ce que les sciences positives séparent : l'acteur et l'observateur, le savoir et la situation sociale, le contexte d'enquête et son champ d'inscription sociale, les conceptions du sens commun et la théorie savante. A contrario des sciences « dures », pour lesquelles une posture réflexive renvoie essentiellement à s'interroger sur la dimension politique et collective de tout travail scientifique (Thoreau et Despret, 2014) les sciences sociales quant à elles, considèrent la réflexivité comme une démarche où le chercheur se prend lui-même pour objet d'analyse et de connaissance. Plus précisément, la réflexivité consiste à soumettre à une analyse critique non seulement sa propre pratique scientifique (opérations, outils et postulats) mais également les conditions sociales de toutes productions intellectuelles. Travail qu'il convient de mener lorsque l'on cherche à étudier un monde dans lequel on est pris.

1. Un monde dans lequel on est pris

On doit à l'ouvrage Homo Academicus (1984) de Pierre Bourdieu l'ouverture du champ de la sociologie de la sociologie. Dans son premier chapitre, l'auteur évoque un certain nombre de problèmes qui se présentent au chercheur lorsqu'il étudie un monde dans lequel il est pris. D'une part, des difficultés d'ordre épistémologique qui ont trait à la différence entre la connaissance pratique et la connaissance savante et notamment « à la difficulté particulière de la rupture avec l'expérience indigène et de la restitution de la connaissance obtenue au prix de cette rupture » (Bourdieu, 1984 : 11). Cette question fait écho à l'éternel débat sociologique sur la juste distance à adopter vis à vis de son objet : « On sait l'obstacle à la connaissance scientifique que représente tant l'excès de proximité que l'excès de distance » (Bourdieu, 1984 :

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11). Comme le note Houdeville (2007) un rapport trop distant avec son objet expose le chercheur au risque de tenir un discours qui ne soit rien d'autre qu'une projection d'un rapport inconscient à l'objet et, un lien trop étroit nous confronte au « piège de l'évidence ».

A côté de cela, dans un compte rendu de l'ouvrage de Pierre Bourdieu23, Michel Arliaud parle d'un « livre défi » pour caractériser l'acte d'objectiver un univers auquel on appartient. L'auteur évoque le risque qu'une telle démarche suscite la polémique. Conduite qui, dans ce mémoire, est sensiblement la même.

Dans le premier chapitre d'Homo academicus, Pierre Bourdieu fourni des pistes de réflexions pour accuser les difficultés qui se rattachent à l'étude d'un monde auquel on est lié. Dans un premier temps, il convient d'établir une démarche scientifique : éprouver des « intuitions » (c'est à dire une forme de connaissance préscientifique de l'objet) à un dispositif de recherche empirique d'analyse et de contrôle, engendrant une validation des intuitions ou l'émergence d'autres hypothèses. Dans un second temps, il faut analyser le produit de l'enquête : « objectiver l'objectivation ». Cela consiste à réinvestir les résultats de l'enquête empirique à travers une analyse réflexive des conditions et des limites sociales de ce travail, gage d'une vigilance épistémologique. Démarche que l'auteur qualifie « d'objectivation participante ».

Pour Bourdieu, il faut dissocier « l'objectivation participante » de « l'observation participante » qu'il considère comme une sorte d'impossibilité conceptuelle mettant le chercheur dans une situation où il est à la fois sujet et objet. Mais, il estime que cela ne condamne pas à l'objectivisme du « regard éloigné » si l'observateur reste aussi distant de lui-même que de son objet. En cela, l'objectivation participante consiste à objectiver le chercheur lui-même. Elle se donne pour objet « d'explorer non l'expérience vécue du sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilité (donc les effets et les limites) de cette expérience et, plus précisément, de l'acte d'objectivation. Elle vise à une objectivation du rapport subjectif à l'objet qui, loin d'aboutir à un subjectivisme relativiste et plus ou moins antiscientifique, est une des conditions de l'objectivité scientifique ». Dans cette perspective, Bouveresse (2003) explique que cette démarche consiste à analyser les structures sociales intériorisées que le chercheur engage, consciemment ou inconsciemment dans sa pratique de sociologue (son milieu d'origine, sa position et sa trajectoire dans l'espace social, son appartenance et ses adhésions sociales et religieuses, son âge, son sexe, sa nationalité, etc.). En effet, c'est une chose

23Michel ARLIAUD, « Compte rendu de l'ouvrage de Pierre Bourdieu Homo academicus », Revue française de Sociologie, vol. XXVI (4), octobre-décembre 1985, p. 713-719.

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bien connue, que certains choix scientifiques les plus fondamentaux (concernant le sujet de la recherche, la méthode, la théorie) dépendent de la position sociale du chercheur. Autant de points qu'il convient de soulever pour un étudiant qui cherche à objectiver son propre milieu : la sociologie.

2. Penser la sociologie d'une position d'apprenti sociologue

Il convient de signaler un aspect qui n'était pas présent dans l'entreprise menée par l'auteur d'Homo academicus et qui a constitué une dimension supplémentaire dans la conduite de notre travail, le fait que ce soit un étudiant qui le réalise. Position subalterne dans la hiérarchie universitaire qui cependant, ne doit pas nous exonérer d'un travail d'objectivation participante. Une restitution exhaustive des conditions sociales de productions de ce travail étant irréalisable, il ne s'agit pas dans cette partie de livrer un travail de socio-analyse mais de centrer la réflexivité sur la position occupée dans le champ de la sociologie.

Pour Bourdieu (1976), le champ scientifique qui se présente comme un univers en apparence pur et désintéressé est un champ social comme un autre avec ses rapports de forces, ses monopoles, ses luttes et ses stratégies, ses intérêts et ses profits. L'auteur stipule que la lutte politique24 est inhérente au champ et que ce dernier assigne à chaque chercheur, en fonction de la position qu'il occupe, ses problèmes, ses méthodes et ses stratégies. En cela, il convient d'être réflexif sur notre condition pour objectiver notre rapport à l'objet.

Être étudiant de master 2 est une position particulière au sein du champ, une année transitoire où la question de la poursuite d'étude en thèse - c'est à dire l'insertion professionnelle objective dans le monde de la recherche - est centrale. A ce titre, la poursuite en thèse représente notre projet professionnel. A ce sujet, nous avons éprouvé au cours de notre trajectoire universitaire quelques déconvenues qui, après un travail réflexif nous semble importantes à prendre en compte pour penser notre rapport à l'objet. Les déceptions que nous évoquons concernent l'injonction structurelle à effectuer un complément de formation afin de pouvoir prétendre entrer en thèse. En effet, la formation actuelle de sociologie que nous suivons représente pour nous une deuxième année de master 2. L'année précédente, nous poursuivions une formation pluridisciplinaire de sciences humaines pour l'éducation (SHE) qui, à l'issue de la formation nous dispense d'un titre universitaire de « niveau I », degré d'étude qui dans les

24 Terme qu'il faut comprendre comme le rapport avec l'ordre établi.

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formes, nous permet de prétendre à mener une thèse. Cependant, dans les faits, la politique du département d'étude exige pour les étudiants qui veulent entrer dans un troisième cycle de sociologie d'effectuer en complément le master de sociologie. Cette configuration a été vécu de notre part comme une situation d'injustice par le sentiment que notre formation pluridisciplinaire (et tous les efforts fournis pour son obtention) ait moins de « valeur » qu'une formation unidisciplinaire. Par ailleurs, nous avons toujours attaché énormément d'importance à la pluridisciplinarité. Par exemple, l'objet de notre mémoire SHE a été traité sous un angle psychosociologique. Or, nous avons eu l'« intuition »25 que la pluridisciplinarité est promue par une infinité de personne et que le fonctionnement du champ scientifique tend à une hypersegmentation des disciplines. Par ailleurs, l'injonction à faire un master 2 supplémentaire se justifiait par le fait de ne pas avoir un cursus complet de sociologie, ce qui ne nous permettait pas d'avoir les pré-requis nécessaires pour poursuivre nos études en thèse. Effectivement, le master SHE regroupe des personnes qui sont en reprise d'études, en formation continue et qui ne sont pas pour la plupart, diplômées d'un premier cycle de sociologie. Or nous croyons que cela n'entrave pas leurs motivations et leurs capacités à analyser les faits sociaux. Dans notre conception, les qualités sociologiques ne dépendent pas uniquement de la longévité d'un cursus et sur ce point, l'expérience professionnelle (dont sont dotés les étudiants en formation continue) lorsqu'elle rentre en contact avec la sociologie, peut susciter une appétence à la recherche et des intérêts heuristiques qu'il ne faut pas sous-estimer.

En somme, ce travail tire son origine de l'expérience d'une double domination et d'un rejet institutionnel : être un subalterne dans la hiérarchie, louant une pluridisciplinarité que le champ scientifique disqualifie et rejette sous prétexte d'un parcours universitaire ne permettant pas d'avoir les pré requis nécessaires pour la conduite d'une thèse. Tous ces éléments évoqués permettent de comprendre le caractère critique et subversif que prend ce travail. Subversif, car comme le prétend Bourdieu (1976), le champ assigne à chaque agent ses stratégies selon la position occupée, il est alors tout naturel qu'une place telle que la mienne conduise à une stratégie que l'auteur qualifie de « subversive » : démarche risquée où les enjeux du champ recherché ne peuvent s'obtenir qu'au prix d'une redéfinition complète des principes de légitimation de la domination et ce, en respectant scrupuleusement les règles du jeu mises en

25 Ce questionnement n'a jamais fait l'objet d'un travail scientifique de notre part.

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place par les dominants. Critique, car ce travail s'inscrit dans une culture du dévoilement, de la résistance et d'un travail de recherche adopté à partir du point de vue du dominé26.

Si nous évoquons tous ces aspects, ce n'est pas pour susciter un sentiment de parti-pris mais bien pour exposer que tout au long de ce travail, cette « animosité » a été conscientisée, prise en compte et contrôlée dans notre manière de construire et d'analyser les matériaux. C'est à travers cette connaissance de soi et des effets induits par notre position que notre expérience première s'est vue transformée et sublimée par la pratique scientifique en une forme d'objectivation. Le rapport d'enquête que nous proposons ici représente donc une tentative d'éclairer le monde des sociologues dans le cadre d'une recherche qui, limitée à notre position d'étudiant, est dénuée de toute logique polémique. Et nous laissons à l'espace de validation « inter-subjectif » du cercle des sociologues le soin d'en juger.

Le travail réflexif de ce rapport ne s'arrête pas à l'acte d'objectiver l'objectivation. L'objet de notre recherche consiste aussi à prendre du recul sur la manière dont notre enquête a été reçue par les sociologues. Pour cela, nous avons voulu éviter de procéder au partage entre deux formes de réceptions exclusives : les récalcitrants et les adhérents. Il est tout à fait possible qu'une même personne puisse être partagée entre ces deux attitudes. Ambivalence qui se cristallise bien dans la dénomination qu'a pu prendre notre recherche dans les propos des enquêtés.

3. Un sujet « Courageux »

Tout au long de l'année universitaire, à travers différentes situations pédagogiques, il nous était demandé de présenter l'état de notre recherche. C'est ainsi qu'au cours d'une séance où j'étais conduit à présenter mon travail et à expliciter mon raisonnement, l'enseignant qui animait le cours fit ce commentaire : « c'est courageux ! » [Cadre de l'équipe pédagogique].

L'utilisation du terme « courageux » peut transcrire une certaine ambiguïté dans son utilisation. D'une part, il peut recouvrir une dimension très positive et valoriser une conduite risquée nécessitant de la bravoure. D'autre part, il peut être connoté négativement et peut relever de ce qui tient de l'inconvenance et de l'effronterie.

26Dans le cas présent, les diplômés hautement qualifiés en sociologie qui, par le fonctionnement du monde universitaire, ne seront jamais considérés comme sociologues.

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Cette remarque provenant directement de la bouche de l'un de mes enseignants me confortait dans l'idée que mon travail pouvait susciter de l'intérêt aux yeux du corps professionnel qui serait amené à le juger. Cela s'accordait bien à certaines valeurs que j'avais cru entrapercevoir dans le milieu scientifique, celle notamment où l'esprit sociologique n'a de limites qu'à travers les dimensions éthiques et morales, que la critique scientifique peut s'appliquer jusqu'à la critique elle-même. Qualifier mon travail de « courageux » c'était d'une certaine façon un plébiscite, une manière de m'encourager à proposer des questions jamais formulées et d'essayer de révéler les impensés des pratiques de notre milieu mutuel.

D'un autre côté, on peut attribuer au terme « courageux » une signification différente, connotée négativement, soulignant que ma démarche soulevait quelque chose d'inconvenant. Je pense par exemple, au moment d'une pause cigarette où je me suis fait accuser de relativiste par un collègue de promotion [Homme, 25 ans, étudiant DIS]. Une telle remarque m'a tout de suite conduit à m'interroger sur comment les sociologues peuvent considérer ma démarche. Me taxer de relativiste dénotait que certains me percevaient moi et mon action comme une menace pour la discipline, un traître susceptible d'utiliser les armes de la sociologie pour les retourner contre elle. Par ailleurs, je me suis souvent retrouvé dans une situation où l'on me demandait ce que je voulais faire plus tard : « Après tu veux faire une thèse ? » ; « Tu voudrais devenir maître de conférences ? ». Certains propos similaires étaient formulés sous forme d'insinuation : « Toi tu veux devenir maître de conférences, c'est obligé » [Femme, 26 ans, diplômée ACESS]. Autant de remarques qui après réflexion, m'ont conduit à penser que ma démarche était perçue comme l'oeuvre d'un cerveau de « carriériste ». Car c'est reconnu ; « Il y a deux types de sociologues. Ceux qui s'intéressent aux postes et ceux qui s'intéressent au social » [Cadre de l'équipe pédagogique]. Des remarques bienveillantes formulées à l'égard de notre travail peuvent aussi nous renseigner sur la manière dont notre démarche pouvait être perçue par les sociologues : « Interrogez-vous sur la manière dont vos enquêtés perçoivent votre démarche. Comment ils jugent votre prétention à... Prétention à faire ce travail ». [Cadre de l'équipe pédagogique]. Derrière cette réflexion, il faut sans doute entendre que pour beaucoup de sociologues, la conduite d'une enquête sur les pairs est une opération périlleuse, dont seul un chercheur confirmé peut s'encourir d'une telle démarche. De ce fait, il était probable que je passe auprès de la communauté pour un prétentieux, un carriériste pédant qui s'alloue une thématique de « cador » et qui ne reste pas à sa place d'étudiant. Statut de novice qui, comme nous allons le voir, a eu de nombreuses fois une incidence au cours de nos entretiens. Être réflexif sur la manière dont s'est déroulée l'enquête est aujourd'hui une démarche

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incontournable en anthropologie notamment parce qu'elle débouche sur des perspectives heuristiques.

4. La relation ethnographique comme relation sociale

Dans son ouvrage la misère du monde, Pierre Bourdieu (1993) stipule que « même si la relation d'enquête se distingue des échanges de l'existence ordinaire en ce qu'elle se donne des fins de pure connaissance elle reste quoi que l'on fasse, une relation sociale ». Ce que l'auteur veut dire par là, c'est que la relation d'enquête n'est pas en apesanteur sociale ou hors-sol. Elle débouche sur une relation dissymétrique de pouvoir, susceptible d'entraîner son lot de violence symbolique et d'effets corrélatifs (distorsions, intimation, intimidation, résistance, censure...). C'est à travers ces configurations que tout matériau d'enquête est construit. Les données ethnographiques élaborées ne sont pas transcendantes à la recherche qui les viserait comme un en-dehors, un fruit que l'on cueillerait. Elles sont toujours produites à travers des configurations sociales singulières. Face à ce paradoxe, beaucoup de chercheurs considèrent les distorsions suscitées par la relation d'enquête comme des entraves à la connaissance.

Dans un ouvrage consacré à l'épistémologie de la relation d'enquête, Christian Papinot (2014) expose une série de recherches symptomatiques (Pinçon-Charlot, 2002 ; Cartron, 2000 ; Bizeuil, 2003 ; Naepels, 1998) qui entrevoient la présence du chercheur comme un obstacle à la connaissance. Toutes ces recherches élaborent des stratégies pour réduire les perturbations suscitées par le chercheur au détriment d'une réflexion épistémologique sur la relation d'enquête. Face à cela, Papinot (2014) relate un « impensé paradoxal en sciences sociales » : la persistance d'un mythe de la neutralité du chercheur au détriment d'une réflexion sur les difficultés du terrain considérées par tout un pan de la sociologie comme un moyen d'accéder à la connaissance.

On doit cette manière d'envisager les difficultés au renversement épistémologique de Georges Deveureux (1980) qui postule que la présence d'un observateur entraîne inéluctablement une reconfiguration du milieu étudié. Pour l'auteur, ce phénomène n'est pas un obstacle à la connaissance. Il faut aborder cette difficulté de manière constructive en considérant l'enquêteur et son statut comme un révélateur, un catalyseur de réactions. Les effets induits par sa présence, si on est réflexif à leur émergence peuvent être des voies d'accès aux logiques sociales du groupe étudié.

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Dans la filiation de Devereux, Oliver Schwartz (1993) prétend qu'il est possible de travailler sur les effets de notre présence, de réduire la perturbation. Par exemple, il est communément admis en sciences humaines que plus le temps de l'enquête dure, plus il garantit au chercheur d'occuper une position flottante, de devenir un « étranger intime » (Papinot, 2014). Il y a donc tout intérêt à assumer son statut, de chercher à moduler les effets qu'il induit, d'y être réflexif pour objectiver les logiques sociales du groupe étudié.

En accord avec les travaux épistémologiques évoqués, des auteurs qui ont recours à une approche dite « dispositionnaliste » mettent un point d'honneur à la prise en compte du contexte. Les pratiques sont toujours engendrées à partir des dispositions des personnes enquêtées dans le contexte toujours singulier où elles sont actualisées ou énoncées (Lahire, 2004). Si les propos/pratiques varient c'est en raison de la variation des contextes dans lesquels, ils trouvent à s'actualiser. Les dispositions sociales ne sont jamais directement observables mais tel un axiome, on postule qu'elles sont au principe des pratiques observées. En définitif, le chercheur doit les reconstruire sur la base de la description des pratiques et des situations en se référant à des éléments biographiques jugés importants (Lahire, 1998).

Tous ces travaux ont été présentés afin de clarifier à la fois le positionnement épistémologique et théorique que nous avons adopté pour aborder l'enquête. Les lignes qui suivent ont été écrites pour exposer les difficultés que nous avons rencontrées tout en les considérant comme un moyen d'accéder à la connaissance en étant réflexif à notre statut et aux réactions qu'il pouvait catalyser.

L'étude des pairs, une démarche impossible ?

Pour Jennifer Platt (1981), un travail d'enquête ethnographique « orthodoxe » suppose, pour des raisons pratiques, que les protagonistes ne se connaissent pas, n'appartiennent pas au même groupe social et qu'ils ne se rencontrent plus ou peu une fois l'enquête terminée. C'est une relation sociale sans passé ni avenir où les rôles définis par la recherche devraient être séparés de tout autre rôle. Un schéma « classique » d'enquête suppose une conjoncture où le sociologue domine statutairement la situation. Cela permet à l'enquêteur d'engager le jeu et d'en instituer les règles, il assigne à l'entretien, de manière unilatérale et sans négociation préalable des objectifs et des usages d'enquêtes que l'interviewé, étranger à la culture sociologique aura du mal à percevoir (Bourdieu, 1993). Or, ce schéma d'enquête standard risque d'être complètement ébranlé lorsqu'il s'agit d'étudier des populations qui ont une grande

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proximité avec la culture savante. C'est le cas dans notre enquête où nous sommes confrontés à étudier nos pairs. Dans un sens diffus, ce sont nos égaux dans la mesure où ils partagent les mêmes connaissances culturelles par leur appartenance au même milieu que nous : la sociologie. Il convient dès lors d'interroger les problèmes liés aux spécificités d'une population qui connaît les visées d'une enquête ethnographique.

Lorsque nous nous entretenions avec des sociologues, avec lesquels nous partagions une profonde familiarité, c'est à dire la plupart des attributs, au premier abord leur objectivation ne semblait pas faire surgir des résistances. La relation d'entretien ne semblait pas toujours menaçante pour ces enquêtés du fait que nous partagions avec eux la plupart des faits livrés. Il s'est avéré que cette familiarité était avant tout désagréable pour nous même. Il nous est arrivé parfois d'éprouver une certaine gêne au cours d'entretiens lorsque les expériences rapportées par notre corpus faisaient écho à notre propre trajectoire. Ces relations d'enquête tendaient naturellement à devenir une socio-analyse à deux dans laquelle nous nous trouvions pris par l'objectivation autant que la personne soumise à l'interrogation, sentiment désagréable d'être dépossédé de notre singularité. Après réflexion sur ce fait, il nous a semblé que, l'excès de familiarité avec la population d'enquête traditionnellement présentée comme un piège de « l'évidence », ne nous condamne pas nécessairement à un flou épistémologique mais peut être une source de connaissance si le chercheur est réflexif quant à sa propre expérience et la croise avec celles de ses pairs. Par exemple, cela prenait forme dans les entretiens lorsque nous nous corrigions dans notre manière d'introduire certaines questions passant du « tu » objectivant au « on », référence à un collectif impersonnel, puis au « nous » où l'on admettait implicitement être nous-même concerné par l'objectivation. Cependant il serait erroné de penser que nos situations d'entretiens n'ont jamais fait place à des formes de résistance. Certaines conjonctures nous ont conduits à penser que la gêne d'être objectivé a fait émerger des mécanismes de défense.

Il est communément admis en sociologie que l'exercice d'objectivation peut être vécu violemment par les personnes qui en font l'objet. En ce sens, il faut convenir que les sociologues, même s'ils peuvent adhérer par leur esprit sociologique à notre démarche, forment une catégorie de personnes connaissant les visées d'une enquête et de ce fait, peuvent être disposés à parer toutes tentatives d'objectivation de leur vécu. Nombreuses ont été les manifestations de résistance au cours des entretiens. Ceux avec qui je me suis entretenu ne se sont pas toujours laissé aller au rôle de l'acteur qui dévoile son expérience au sociologue, cas de figure que l'on retrouve la plupart du temps dans les enquêtes « ordinaires ». Ainsi, pour

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beaucoup, face aux questions que je leur posais, ils manifestaient l'inconfort d'être objectivés par la velléité d'échapper à l'emprise qui prenait forme la plupart du temps avec ce que les Pinçon-Charlot (2002) appellent la stratégie de l'arroseur arrosé. Je me souviens particulièrement d'un entretien avec une thésarde (la trentaine) dans un café étudiant qui, à aucun moment de l'entretien n'a été prompte à se laisser aller au jeu des associations libres. Dès que l'occasion se présentait, elle se détachait de mes questions pour parler de généralités. De telle sorte qu'une bonne partie de l'entretien s'est déroulée sur un registre de conversation de comptoir. Il y a fort à parier, pour une chercheuse avancée dans sa thèse que la recherche d'une conversation banale dans le cadre d'une étude n'était pas neutre. De plus, comme beaucoup d'enquêteur après un certain temps d'entretien, en espérant que la confiance se soit installée, j'ai été plus directif dans ma manière de poser mes questions pour les recentrer sur ma thématique. A partir de ce moment-là, chacune de ses réponses était suivie de questions formulées à mon encontre, sur mon travail, ma recherche, mon questionnement, mes projets etc. De tel sorte que progressivement je devenais autant le questionné que le questionneur. Ce, sans doute afin d'entrevoir mes hypothèses de recherche pour estimer si, en fonction de celles-ci, elle serait encline à y répondre. Ce qui pour information, n'a pas été le cas. Par ailleurs, il était impossible pour moi de changer le schéma d'entretien étant donné qu'il aurait été mal venu d'exiger explicitement de sa part de rester à sa place d'enquêté et d'accepter gentiment d'être dépossédée de sa vocation habituelle d'analyste. Entretien qui au premier abord peut sembler n'avoir aucune valeur heuristique mais qui, après en effort réflexif, exemplifie bien comment les formes de résistance à l'objectivation peuvent prendre forme pour des personnes qui connaissent bien l'exercice de l'entretien ethnographique.

Comme nous venons de l'évoquer, le fait que notre population d'étude ait conscience d'être objectivée peut conduire à des mécanismes de résistance. Cependant, pour rétifs que furent parfois les enquêtés au cours des entretiens, il n'en demeure pas moins que la plupart acceptèrent de se dévoiler. Il m'est même arrivé que certains enquêtés me demandent en fin d'entretien s'ils ne s'étaient pas trop censurés : « Ça va pour l'entretien ? J'ai pas été trop résistant ? Je me doute que ça ne doit pas être simple avec des sociologues, on peut avoir tendance à se censurer un peu... » [Homme, 30 ans, ancien étudiant ACCESS]. Par ailleurs, l'enquête a été accueillie positivement la plupart du temps si l'on se fie au nombre de fois où l'on salua mon sujet. Je songe par exemple à une diplômée avec qui j'ai échangé par courriel et qui concluait un de ses messages par : « ton enquête est super intéressante et c'est un sujet qui mérite d'être approfondi. Félicitation ! » [Femme, 27 ans, diplômée DIS]. L'enquête a

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finalement pu se dérouler grâce à une contribution active et volontaire des enquêtés bien disposés à l'égard de l'objectivation. A ce titre, ils peuvent faire l'objet comme des agents sociaux « ordinaires » d'une analyse.

Même si l'étude a pu être menée grâce à la bonne volonté des enquêtés, cela n'empêche pas que nous ayons été confrontés à des résistances fondées sur des différences statutaires. En effet, au cours du déroulement de l'enquête, nous avons eu le sentiment que plus l'asymétrie augmentait plus les résistances étaient marquées. Il nous semblait important d'en rendre compte car elles peuvent nous en apprendre plus sur notre objet.

La sociologie, un monde hiérarchisé

Au cours de notre recherche, nous avons été amenés à rencontrer des agents dominants, académiquement et professionnellement : des enseignants-chercheurs, des docteurs, des directeurs et des cadres supérieurs. Cette domination ne peut être objectivée qu'à travers nos propres attributs : le statut d'apprenti sociologue. C'est un attribut qui a une forte connotation pour le public rencontré. Néanmoins, pour Chamboredon, Pavis, Surdez, Willemez (1994), il faut considérer que les dispositions de l'enquêteur et sa position dépendent au moins autant de l'accumulation de capitaux économiques, sociaux et culturels que de sa place dans le système universitaire. Dès lors, il faut concevoir que la domination inhérente à nos situations d'entretiens pouvait être à géométrie variable par rapport à la singularité des situations et des attributs des enquêtés. Ainsi, des difficultés ont émergé avec des agents qui possédaient l'attribut d'avoir dépassé le stade de l'apprentissage et qui occupent un statut social important. Ces agents dominants, par leur position élevée dans leur milieu professionnel, dotés d'un capital culturel et scientifique conséquent étaient disposés à ressentir à notre contact un sentiment de supériorité et à s'imposer dans la situation d'enquête. Domination qui leur permettait de dicter l'échange et de mettre en place ce que Yves Winkin (1984) appelle une « tentative de maintien du contrôle du dévoilement ».

Une situation d'entretien m'a particulièrement interpellé. Elle a eu lieu avec un homme d'une trentaine d'années qui est docteur de sociologie que j'ai nommé le « professeur ». Comme pour chacun des diplômés du corpus étudié, je l'avais contacté par mail pour lui proposer de participer à l'enquête. Dès sa première réponse il s'est montré enclin à l'idée de retracer avec moi son parcours. Par conséquent, nous sommes tombés d'accord pour nous rencontrer un après-midi dans un café. Le jour J, à mon grand dam, le café où nous devions échanger et qui

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faisait aussi office de restaurant était noir de monde. Étant en avance, j'ai fait un tour des environs pour voir s'il y avait un autre café avec moins de monde permettant d'effectuer l'entretien dans des conditions convenables. Il s'est avéré qu'à quelques pas du lieu de rendezvous se trouvait un petit bistrot presque vide avec en fond, une ambiance musicale détente très sobre. Une fois ma reconnaissance effectuée je suis retourné sur mes pas pour attendre le « professeur » au rendez-vous convenu. Il est arrivé pile à l'heure et je l'ai informé que le café prévu était bondé et que l'on pouvait se rabattre sur un autre à quelques pas d'ici. Ce que nous avons fait. Arrivés sur les lieux, nous sommes rentrés et un serveur est venu nous accueillir. Je lui ai alors demandé : « ça te conviens ? ». Ce sur quoi il m'a répondu : « pour toi avec la retranscription ça va être galère... ». Sans me consulter, il congédia poliment le serveur et nous sortîmes pour aller voir si l'on pouvait trouver un bar plus calme. Nous avons marché ensuite pendant quelques minutes pour rejoindre une autre place avec d'autres établissements susceptibles de lui convenir plus que le précédent. En essayant, en situation d'enquête d'adopter autant que faire se peut une « réflexivité réflexe », quelque chose dans l'hexis du « professeur » nous a interpellé. Il marchait très rapidement de telle manière qu'il fallut pour nous augmenter conséquemment la foulée pour rester à son contact. Sur le chemin, il m'a posé quelques questions sur ma recherche et m'a glissé qu'il connaissait d'anciens diplômés qui ne prendraient pas le temps de répondre à mon mail. J'ai tout de suite cherché à savoir pourquoi, à évoquer des pistes d'explications pour comprendre ces refus. Il a esquivé la question par un : « je sais pas ». L'espace du trajet, j'ai rapidement pris conscience que le « professeur » ne chercherait aucunement à mettre en place une ambiance chaleureuse pour travailler à réduire la « distance sociale » (Bonnet, 2008) entre nous deux. Au contraire, son hexis et son attitude m'ont conduit à penser qu'il cherchait justement à assurer son statut par un travail de conservation de la distance. En m'exhortant à le suivre sans me consulter, en étant pas très loquace et en marchant de bon train (m'imposant à suivre le mouvement), j'assistais en direct à un putsch où il prenait objectivement le pouvoir de la relation. Cela s'est confirmé d'autant plus lorsque nous sommes arrivés à destination de l'endroit où nous espérions trouver des bars plus calmes. Sans prendre le temps de rentrer dans les cafés pour voir s'il y avait des conditions sonores appropriées, il a proposé l'idée que l'on se rabatte sur une médiathèque, visiblement pas très emballé à l'idée de converser autour d'un verre. En fin de compte, l'entretien s'est déroulé dans une salle calme de la médiathèque, lieu symboliquement très scolastique.

Le début de l'interaction a confirmé nos intuitions. Après notre installation, sa première prise de parole consista à me questionner sur mon parcours : « tu as fait une licence de

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sociologie ? ». Ce à quoi j'ai répondu non, que j'avais fait de la psychologie. Sans plus attendre, il précisa qu'il avait donné des cours en licence. Il nous semble que consciemment ou non, cette manière d'entamer l'entretien consistait pour le « professeur » à se réassurer dans son statut en précisant qu'il avait donné des cours, marquant symboliquement le fait qu'il avait dépassé le stade de l'apprentissage. A côté de cela, quelque chose nous a marqué dans nos premiers échanges, il ne prenait pas réellement compte des questions que nous essayions de lui poser, ce que des psychosociologues identifient comme un indice de la détention du pouvoir dans une relation duale. Par exemple Hall, Coats et Lebeau (2005) dans une méta-analyse montrent que les détenteurs du pouvoir hésitent moins à interrompre ou à ne pas écouter leur interlocuteur en maintenant une fluence verbale importante. Tout au long de l'entretien, nous avons essayé de rebondir sur ses propos et nous avons noté qu'il ne tenait pas compte de nos remarques et qu'il cherchait avant tout à maintenir son discours. De telle sorte que, la majeure partie de l'entretien a donné lieu à une exposition de sa socio-analyse, travail qu'il avait effectué au cours de son parcours universitaire. Tout au long de l'interview, sans prendre en compte nécessairement mes questions, il a cadré uniquement son discours sur sa trajectoire et ne s'est jamais écarter de ce schéma. Il donnait le sentiment d'avoir préparé l'entretien à l'avance et d'être là uniquement pour restituer ce qu'il avait prévu de me dire, ni plus ni moins. Cette manière d'agir fait écho au travail de Chris Arguris (1952) qui met en avant différents « mécanismes de défense » utilisés par l'informateur pour se protéger des questions du sociologue. Dans la relation avec le « professeur », le fait d'évoquer uniquement sa socio-analyse sans prendre en compte mes remarques, lui permettait de partager (ou non) telle information sur lui, ses collègues, son institution, sa communauté, etc. De la livrer partiellement ou totalement, de la tronquer ou de la fournir au mieux de ces connaissances. Il se dévoilait, mais contrôlait son dévoilement, maîtrisait jusqu'où il allait. D'où la possibilité d'une critique « en règle » de l'institution.

Cette tentative pour conserver le contrôle du sens de ses propos contre l'objectivation conduisait mon interlocuteur à se comporter comme s'il ne cessait jamais de faire attention à ne pas épouser complètement le rôle de l'enquêté. Béatrix Le Wita (1988) stipule qu'il est difficile pour les agents habitués aux pratiques d'enquêtes de se laisser aller à une situation d'inversion sociale et culturelle où ils se retrouvent dans une posture de « sujet ». Face à cela, ils mettent en place des parades pour « fuir l'objet ». Ce fut le cas dans la relation d'entretien avec le « professeur » où par moment, la situation d'entretien se transforma en une relation d'étudiant à son directeur de recherche. A de nombreuses reprises, il opérait des changements de registre qui me plaçaient en face de quelqu'un qui, de sa position statutaire, formulait à mon

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intention quelques conseils où quelques indications de recherche et d'enquête. Cela prenait forme à la fois à travers des pistes de lectures, des références d'articles, des réflexions pour comprendre les trajectoires sociales etc. Mais aussi par des conseils destinés à m'indiquer les démarches à suivre pour faire une thèse, les questions de financement, pour devenir enseignant-chercheur, les qualifications à obtenir... C'est à travers la figure du « sociologue confirmé » (docteur et enseignant) que prenaient forme les stratégies de défense. Celle d'un supérieur hiérarchique qui nous renvoyait tout au long de l'entretien à notre infériorité statutaire : choix du lieu d'entretien sans consultation, imposition des thèmes abordés dans l'entretien et mise en place d'un « cours particulier ». Pour anecdote, il est même arrivé à un moment de l'entretien, ne sachant plus trop quoi dire, qu'il me fasse une réflexion sur le fait que je n'ai pas de grille d'entretien, tel un enseignant grondant son élève. Tout bien considéré, il faut concevoir cette interaction comme une situation de domination qui s'explique par les propriétés sociales de l'enquêté : un sociologue légitime au sein du champ, qui cherche à s'imposer face à un subalterne dans un contexte favorisant la réactualisation de ses dispositions professorales. Face à ce rapport de force nous avons convenu de faire preuve d'humilité et de réflexivité. Nous avons considéré que toutes les manifestations de la domination fonctionnent comme des dispositions qui s'activent directement pour l'interlocuteur sans même passer par sa conscience, que le dominant est lui-même dominé par sa domination (Marx, 1867).

Pour Gérard Mauger (1991), l'entretien fait toujours place à une lutte symbolique, en général implicite, des protagonistes qui prennent part à l'interaction. Il faut alors être réflexif sur ce rapport de force, c'est une condition nécessaire pour une compréhension de ce que le chercheur voit et entend car elle permet de repérer les propriétés significatives, les caractéristiques sociales pertinentes des enquêtés, d'accéder à leurs catégories de perception, à leur système de classification « indigène » par l'apprentissage lié à notre position occupée dans le groupe étudié. En ce sens, cette situation d'entretien et la lutte symbolique qui en résulte peuvent être très instructives pour entrevoir les logiques sociales de « l'élite des sociologues »27.

Les travaux de Norbert Elias (1973) et Pierre Bourdieu (1979), ouvrent de nouvelles perspectives sur l'analyse du fonctionnement des élites. Leurs analyses dépassent les dimensions économiques et politiques et se focalisent sur la dimension symbolique. Bourdieu montre que dans le champ scientifique (où les enjeux premiers recherchés ne sont pas d'ordre économique) c'est à travers le registre symbolique et des stratégies de distinctions que l'élite se

27 Catégorie sociale d'individus ayant le plus haut rang dans leur branche d'activité (Pareto, 1916).

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donne à voir comme un groupe distinct du reste de la société. C'est donc un des éléments par lequel elle se définit elle-même comme une élite. La sociologie n'étant pas en apesanteur sociale, il est probable que les sociologues légitimes à se sentir appartenir à l'élite soient disposés à se distinguer vis à vis de ceux qu'ils considèrent comme illégitimes. Dans cette perspective, les résistances du « professeur » sont une manifestation de ce phénomène. L'intention de me renvoyer à mon statut de subalterne et la violence symbolique derrière ce « recadrage » délimitent une frontière nette entre le néophyte et le professionnel, l'apprenti-sociologue et le sociologue. Ces frontières que je ne percevais pas avant l'entretien surgissaient dans l'interaction. On pourrait faire une analogie avec une enquête menée par Bazin (2005) au sein d'une entreprise ivoirienne où il formulait : « ce n'est pas tant l'apprentissage par l'ethnologue d'un idiome culturel qui lui est initialement inconnu qui constitue la clé méthodologique, mais la manière dont son insertion dans un champ social devient elle-même un enjeu des rapports sociaux qu'il chercher à élucider ». Comme pour Bazin, il est possible que ma figure (et tout ce qu'elle représente) ait cristallisé certains enjeux, les partitions du pouvoir qui structurent les rapports hiérarchiques et plus spécifiquement, les logiques sociales et symboliques sous-jacentes à l'univers des sociologues.

Prendre en compte la dimension symbolique semble être extrêmement prolifique lorsqu'il s'agit d'étudier des propriétés et des logiques de groupe qui n'apparaissent pas forcément en surface. Comme nous le disions au préalable, notre enquête nous a conduites à nous entretenir avec des diplômés de sociologie qui ont un statut élevé dans le monde de l'entreprise. Ce sont des cadres supérieurs, des directeurs ou encore des chefs de services qui, à notre contact, ont eu des réactions intéressantes non pas uniquement parce que nous étions un étudiant, mais aussi parce qu'à leurs yeux, nous représentions l'institution universitaire.

Les intellectuels et les technocrates

Au cours de notre enquête, nous avons rencontré des agents sociaux « imposants », de par leur position hiérarchique élevée dans leur organisation. Parfois, ces personnes avaient peu d'intérêt et peu d'estime pour le monde intellectuel. J'ai en tête une situation marquante où je m'entretenais avec une dame de 40 ans, diplômée de la voie DIS, cheffe de service dans une structure du travail social qui, durant l'entretien dévalorisa l'activité intellectuelle :

Enquêteur : Tu as été satisfaite de la formation de sociologie ?

Enquêtée : Globalement oui. [...] Mais quand j'y repense, c'était quand même un peu perché. Je l'avais dit d'ailleurs, je me souviens, que c'était décalé de la vraie vie quoi. C'est pour ça que je dis « perché » volontairement. [...]. Enquêteur : Trop décalé ?

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Enquêtée : Ba c'est intéressant mais trop décalé de la vraie vie quoi ! Je suis un peu provoc mais...

Enquêteur : Non mais je comprends, c'est souvent une critique que l'on fait au monde universitaire...

Enquêtée : Ba oui ! Il y a tellement de liens à faire en plus... Par exemple, quand je suis arrivée en Franche Comté. Au bout d'un an et demi j'ai proposé à la fac de prendre des stagiaires de master. Pour les rattacher justement à la vraie vie. J'en ai pris deux. Il y en a un qui a fait son mémoire là-dessus. Là c'était super riche parce qu'on a fait du vrai boulot concret.

Enquêteur : Tu peux m'en parler ?

Enquêtée : Je l'ai présenté comme ça à la première stagiaire en lui disant : « En quoi tout ce que tu peux voir en formation, tu peux le rattacher à ce qu'on te montre aujourd'hui ». Donc volontairement au début de son stage, la première stagiaire, celle qui est resté 4 mois, je lui ai fait faire deux semaines d'immersion. C'est-à-dire qu'elle m'a suivie partout dans tout. Et je lui ai fait faire, pas qu'avec moi d'ailleurs, je l'ai fait intégrer des équipes, aller chez les gens, etc... En lui disant, voilà, moi je pose des questions sur nos pratiques, sur la vie, sur les moyens, j'aimerais que l'on monte des actions, qu'on mutualise les moyens, que l'on décloisonne les pratiques, qu'on regarde le monde un peu autrement. Je trouve que l'on est trop cloisonné dans le social. Moi voilà, je suis quelqu'un qui suit toujours en train de mener des trucs.... Voilà maintenant. Avec ton bagage de sociologue, en quoi tu peux me proposer des outils, des analyses qui font que je vais regarder mon système actuel autrement ? Et ça a été passionnant. On applique la connaissance quoi.

Enquêteur : Tu dirais que c'était de la sociologie appliquée ?

Enquêtée : Bien sûr !

Enquêteur : Certains sociologues prétendent que l'action, l'application, ce n'est pas le rôle du sociologue... Enquêtée : Rire. Pourquoi ne peut-elle pas être appliquée ? Parce que c'est un perchoir où on ne peut pas aller et que... Elle s'entretient elle-même. Elle s'entretient avec quoi la sociologie ? Si ce n'est pas avec le monde réel. Ça me fait rire moi.

Peu de temps après ce passage de l'entretien elle a coupé court à la conversation prétextant qu'elle n'avait plus de temps à m'accorder. Je lui ai donc demandé si elle avait une autre plage horaire à m'accorder pour que je reprenne contact avec elle. On s'est donc accordé pour se rééchanger la semaine suivante à des horaires de déjeuner. Chose surprenante, alors que je l'avais appelée sur son téléphone personnel, elle concluait l'entretien en me demandant de la joindre sur son fixe professionnel. La semaine suivante je me suis exécuté et je l'ai donc appelée sur le numéro qu'elle m'avait donné. Je suis donc tombé sur un premier standard téléphonique qui m'a redirigé vers un second, puis vers un troisième où se trouvait au bout du fil la secrétaire de la « cheffe » qui m'a demandé qui j'étais. Je me suis donc présenté et je lui ai expliqué que je devais m'entretenir avec la cheffe de service, ce à quoi elle exprimé un étonnement, visiblement pas au courant de ce que je lui disais. Elle me répondit par une question : « vous lui voulez quoi à Madame XXXXXX ? ». Ce à quoi je répondis : « je suis étudiant en sociologie, je m'intéresse aux trajectoires professionnelles des diplômés passés par le master de xxxxx». Elle enchaîna avec cette réflexion étonnante : « ah c'est sûr qu'elle a un beau parcours Madame XXXXX ». En fin de compte, après être passé par trois standards téléphoniques différents j'apprenais qu'elle était malheureusement indisponible à cause d'une réunion qui s'éternisait. A la fin de la journée je reçois un sms de la « cheffe » pour s'excuser et me proposer un autre créneau cette fois-ci en passant par ses coordonnées personnelles. Tout cela indiquait que son injonction à passer par tout le personnel qui l'entoure par sa ligne professionnelle n'était pas neutre. Elle voulait sans doute me montrer l'importance de son poste au sein de son organisation à travers les employés qui l'entourent qui sont une marque de sa place hiérarchique élevée.

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Mais pourquoi tout ce simulacre pour se réassurer dans son statut face à simple étudiant tel que moi ? Question qui n'aura de réponse qu'avec un travail réflexif puisqu'elle nous posa à chaque fois un lapin quand nous avons tenté de la rappeler. Nous nous sommes donc interrogés sur la représentation que cette cheffe de service pouvait se faire de nous. Après retranscription de l'entretien, nous avons pris conscience qu'au début de l'interaction, telle une recruteuse, elle avait pris le soin de nous demander quelle voie du master nous avions intégrée. Face à notre réponse, elle marqua un signe d'étonnement : « Ah oui recherche, du coup ce n'est pas... Je pensais que c'était la même que moi mais ok. Ouais mais je n'avais pas compris ça ».

Au cours de l'entretien, cette cheffe de service, qui aimait s'auto-qualifier de « seule productive » et à dévaloriser l'activité savante, l'étudiant que j'étais et qui devait représenter pour elle un intellectuel en gestation, se retrouvait dans une situation de dominé, fondée cette fois sur le mépris et l'illégitimité proclamée de ma position. Néanmoins, il était intéressant de constater que les critiques formulées par « la cheffe » ne m'étaient jamais adressées personnellement. Everett Hughes (1956) stipule en évoquant une « convention d'égalité », que les interactions où l'enquêté se retrouve dans une position dominante par rapport à l'enquêteur, peut conduire l'interviewé à s'adresser d'égal à égal, par-dessus la tête de l'enquêteur en quelque sorte, à un « destinataire fantôme » plus digne de ses propos (ici les sociologues universitaires). Ainsi, comme le précise Muriel Darmont (2005), l'usage subjectif de ces destinataires implicites doit faire l'objet d'une étude plus approfondie car dans la relation de l'enquêté à l'enquêteur se joue également la façon dont le segment professionnel de l'enquêté aborde la sociologie ou définit ses relations avec la sociologie.

Pour Van Zanten (2010), on peut dissocier les classes intermédiaires en deux franges : les technocrates et les intellectuels. Ces deux fractions ont en commun d'investir intensément l'institution scolaire leur permettant l'obtention d'un statut élevé dans la société. Les intellectuels investissent majoritairement la fonction publique et l'enseignement et, les technocrates le secteur privé. De telle sorte que l'on peut entrevoir entre ces deux segments des divergences de valeurs, d'aspirations et de modes de vie. Grossièrement, les technocrates sont imprégnés d'une culture managériale, ils attachent énormément d'importance à la dimension économique et politique, au pragmatisme et à la technicité. Les intellectuels quant à eux, sont plus distants des enjeux pécuniers et politique ; ils attachent plus d'importance au savoir, aux connaissances, à la raison, à la réflexion critique, etc. Autant de disparités culturelles et spatiales (ex : éducation vs entreprise) qui peuvent aboutir à des clivages. Il faut d'ailleurs considérer ces deux franges comme en lutte, les technocrates dominant la plupart des sphères de la société (économie, politique, médias) et tentant d'imposer leurs logiques sur le monde intellectuel :

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exigence de professionnalité, de pragmatisme, répondre aux exigences du marché, etc. Il est probable que ma relation avec cette dame rende compte des tensions qui existent entre ces deux univers. Pour paraphraser Gérard Mauger, il est possible qu'à travers cette relation singulière avec la cheffe de service j'eus assisté à une manifestation d'un « anti-intellectualisme d'entreprise ». Cette distinction entre culture intellectuelle et technocratique nous sera utile dans notre mémoire notamment pour rendre intelligible les choix de bifurcations (voie professionnelle vs voie recherche) de notre cohorte de diplômés.

La cohorte, groupes stratégiques et effet d'encliquage

Au début de l'enquête nous avions reçu peu de réponses des diplômés (une dizaine). Vis à vis de cela, il convient d'être réflexif sur la manière dont on a promu notre enquête auprès des diplômés. Selon nous, la faible participation initiale peut s'expliquer par le fait que notre démarche puisse se présenter comme un protocole d'enquête institutionnel (Cf. mail d'accroche en annexe). Par exemple, nous insistions particulièrement dans ce courriel sur la question de l'insertion professionnelle et des bénéfices qu'une telle enquête pourrait représenter pour le département de sociologie et les étudiants qui le traverseront. Démarche stratégique puisqu'elle faisait transparaître seulement une partie de nos questionnements mais il est possible que ce genre de présentation, suscitant un ancrage institutionnel, rebute tout un pan des diplômés, comme par exemple les « déçus ». Cependant, durant nos premières entrevues où nous explorions encore notre objet, certaines discussions que nous avons eues avec nos enquêtés dérivaient largement du cadre de présentation de notre mail d'accroche sur des thèmes plutôt « épineux » (les financements de thèse, la relation avec les enseignants, etc.). Nous avons remarqué que plus nous effectuions nos entretiens, plus nous recevions des mails tardifs de diplômés acceptant de participer à l'enquête, s'excusant de répondre en retard. Très souvent, il s'avérait que ces « retardataires » connaissaient des diplômés que nous avions rencontrés au préalable. Notre entrée dans le terrain se faisait en cascade via des intermédiaires faisant office « d'éclaireurs ». Comme le précise Jennifer Platt (1981) dans une étude qu'elle avait menée auprès de ses pairs sociologues, dans la mesure où les personnes interrogées sont des membres de la même communauté restreinte, l'enquêteur n'est pas anonyme. Des rumeurs sur ses caractéristiques, ses visées de recherche, ses questionnements et ses hypothèses circulent au sein de la communauté. A ceci près que, nous appartenons à ce collectif depuis peu étant donné que le master 2 représente notre première année officielle de sociologie. Au préalable nous étions inscrits dans un cursus pluridisciplinaire de sciences humaines. Donc il nous a semblé

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essentiel de prendre en compte le fait que la manière de nous comporter et de nous présenter auprès des sociologues pouvait avoir un impact sur la participation des diplômés à l'enquête. Étant conscient de cela très tôt, nous avons énormément joué là-dessus.

Le fait de « débarquer de nulle part » avec comme ambition d'étudier un groupe que nous venions tout juste d'intégrer était susceptible de susciter un caractère d'étrangeté auprès de mes collègues de formation, des enseignants et des diplômés toujours en lien avec le département : les doctorants. Pour ces derniers, n'étant pas à leur contact direct, le caractère étrange de ma démarche ne pouvait pas être réduit par une intégration dans le groupe sur une longue durée. Très rapidement, nous nous sommes aperçu qu'une collègue de promotion était proche de plusieurs doctorants. Au tout début de notre enquête, après avoir envoyé une première batterie de mail, elle est venue à notre contact pour nous questionner sur les visées de notre recherche à l'occasion d'une pause clope. Au cours de l'échange il s'est avéré qu'elle me questionnait sur ma démarche car elle suscitait des interrogations et des appréhensions auprès de ses amis doctorants : « ton enquête elle parle des financements ? Parce que j'ai des potes qui peuvent participer mais bon la question des financements pose problème... » [étudiante, 29 ans, voie ACCESS]. Après l'avoir rassuré sur ses craintes, plusieurs doctorants me répondirent par mail et acceptèrent de me rencontrer. Il est intéressant de constater que dans la cohorte, l'accès au terrain ne pouvait se faire qu'à travers ce qu'Olivier de Sardan (1995) appelle des « passeurs », des « médiateurs » qui rendent la démarche possible. Au cours de l'enquête nous avons été au contact de ce genre d'acteurs-clés qui nous ouvraient la porte de « groupes stratégiques ».

Olivier de Sardan (2005) définit cette notion comme une agrégation d'individus qui ont globalement, face à un même « problème » une même attitude, déterminée largement par un rapport social similaire à ce problème. Contrairement aux définitions sociologiques classiques des groupes sociaux, les « groupes stratégiques » ne sont pas constitués une fois pour toutes, leur constitution dépend des problèmes qui les concernent. Parfois, ils renvoient à des caractéristiques statutaires ou socioprofessionnelles, parfois à des parcours biographiques. Ces groupes supposent simplement que, dans une collectivité donnée, tous les acteurs n'ont, ni les mêmes intérêts, ni les mêmes représentations et que, selon les difficultés qui les caractérisent, leurs intérêts et leurs représentations s'agrègent différemment mais pas de manière aléatoire. Au cours de notre enquête nous avons identifié deux groupes stratégiques qui, à chaque fois se sont ouverts à nous via un « médiateur ». Le premier nous l'avons qualifié le groupe des « désenchantés ». C'est un collectif de diplômés qui ont tous en commun « le problème » d'être déçus par la formation de sociologie, qui n'a pas répondu à leurs espérances. Pour la plupart,

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ils n'ont pas réussi à percer dans le milieu professionnel en lien avec leurs qualifications et tentent de se reconvertir. Ces personnes à travers mon statut d'enquêteur adressaient leurs doléances à l'institution pour laquelle j'étais mandaté. Le second groupe, que nous qualifions « les thésards », ont en commun « le problème » de chercher à se faire une place dans le monde de la recherche. De ce fait, ils sont beaucoup moins critiques vis à vis de l'institution car leur position ne le permet pas. Leur manière de me considérer et les réticences qu'ils pouvaient avoir à participer à l'enquête étaient beaucoup plus opaques. L'identification de ces groupes est précieuse pour nous car nous tenterons au cours de ce mémoire d'objectiver les caractéristiques communes des agents sociaux qui composent ces collectifs et d'étudier les marqueurs sociaux de l'entrée en thèse. Le concept de « groupe stratégique » semble être prolifique pour la compréhension de l'objet néanmoins il risque de restreindre le chercheur et son analyse à un phénomène qu'Olivier de Sardan (2005) nomme « l'encliquage ».

L'insertion du chercheur dans une société ne se fait jamais avec la société dans son ensemble mais à travers des groupes particuliers. Il s'insère dans des réseaux mais pas dans d'autres. Le chercheur peut toujours être assimilé, souvent malgré lui, mais parfois avec sa complicité, à une « clique » ou une « faction » locale, ce qui cause un double inconvénient. D'un côté il risque de se faire trop l`écho de la « clique » choisie et d'en reprendre les points de vue. De l'autre, il risque de se voir fermer les portes des autres « cliques » de la population. C'est pourquoi, nous avons essayé de ne pas nous restreindre à un seul réseau de diplômés mais cela ne nous protège pas complètement de l'encliquage. Par exemple et plus largement, il faut concevoir que notre enquête s'est déroulée dans une université de province. Dans sa thèse, Houdeville (2007) expose une série de données qui portent à croire que les attributs des sociologues des périphéries sont différents de ceux de la région parisienne. Dès lors, il convient d'être prudent sur la portée généralisatrice des données élaborées durant cette enquête. Pour changer quelque peu de sujet, la partie suivante sera consacrée à interroger les raisons conscientes ou non-conscientes qui peuvent rendre intelligible la participation des diplômés à l'enquête.

Un partenaire confirmatif d'une « communauté de destin »

Au cours de ce rapport nous avons mis essentiellement la focale sur des éléments qui nous avaient posés problème afin d'y être réflexif pour mieux appréhender notre objet. Cependant, il convient de souligner aussi les aspects qui n'ont pas fait surgir d'entraves dans le

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développement de l'enquête. Ils peuvent eux aussi, si on y est sensible, rendre compte des logiques sociales flottantes des sociologues. Plus précisément, la présente partie sera consacrée à une réflexion sur l'absence de difficultés pour constituer notre corpus de participants. En effet, que ce soit au niveau des démarches institutionnelles ou de l'organisation de la passation des entrevues, jamais nous n'avons eu d'obstacles qui se sont dressés face à nous. Par exemple, nous nous attendions à éprouver des difficultés pour la récupération des coordonnés des diplômés auprès des secrétaires. Dans des recherches passées il avait toujours fallu pour nous passer par des agents administratifs pour recueillir des contacts afin de mener une enquête. De par leur charge de travail et qui plus est, face à un étudiant, il fallait se montrer très patient, être diplomate et effectuer de nombreuses relances pour obtenir gain de cause. Or, pour la présente enquête, il a suffi d'une seule réclamation pour que l'on obtienne la semaine suivante une liste de plus de 100 mails de diplômés. Pour rendre compte de cela, il serait tentant de dire que nous sommes « tombés » sur la plus gentille secrétaire de l'académie28. Mais à côté de cela, il s'est avéré qu'à son contact, nous nous sommes présentés comme un délégué du responsable de formation, que nous venions « au nom de... ». En l'occurrence dans la situation présente, au nom d'un professeur de sociologie. Il est possible donc que je me sois retrouvé dans une situation analogue à celle que décrit Murielle Darmon lorsqu'elle parle des hiérarchies à l'hôpital. Qu'une négociation réussie avec l'un des dirigeants du département m'ait ouvert la possibilité d'accéder aux anciens diplômés, que le professeur en question possède assez de pouvoir vis à vis du personnel administratif pour que j'obtienne de leur part ce que j'étais venu chercher. Même cas de figure pour ce qui concerne l'obtention des données statistiques du CEREQ. Nous avons fait part de notre démarche à un professeur en lien avec le CEREQ qui nous a présenté son satisfecit et nous a mis en relation avec le responsable des enquêtes générations. Tout cela nous a permis d'obtenir la batterie de données statistiques que nous recherchions. Ces petites anecdotes d'entrée sur le terrain, qu'il serait facile d'éluder parce qu'elles ne relèvent pas de difficultés, sont des pistes pour entrevoir la hiérarchie des sociologues. Stratification qui conduit au fait que la charge symbolique derrière un statut comme celui de professeur peut être considérée dans le champ étudié, comme une ressource, un prestige que l'on nous avait délégué et qui nous a permis d'élargir nos horizons d'études. Cependant cet aspect-là ne rend pas compte de la participation importante des diplômés à l'enquête.

28Ce que nous pensons. Nous profitons de cette note pour la remercier de son aide précieuse sans laquelle l'enquête n'aurait pu être possible.

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Pour ce qui concerne l'enquête par entretien, elle s'est déroulée en deux temps. La première période correspond aux entrevues qui ont suivi la première batterie de courriels, environ 120 messages auxquels nous avons eu une vingtaine de réponses. L'enquête prenait alors la forme d'une démarche institutionnelle (cf. Lettre en annexe 1). Après discussion avec nos enseignants, nous avons suivi leurs conseils qui nous invitaient à la jouer « finement » et à moduler notre présentation de recherche, de mettre en avant notre situation d'étudiant en cours d'année éprouvant des difficultés à réunir un corpus conséquent d'enquêtés. Roublardise qui s'est avérée payante puisque nous avons pu rentrer en contact avec 20 nouveaux diplômés. C'est au cours de cette seconde période de l'enquête que la solidarité et l'empathie d'aider un « confrère » comme raisons à participer à l'enquête se sont retrouvées le plus dans les propos des diplômés. J'ai en tête la réaction d'un enseignant « prag »29 (cinquantaine, diplômé ACCESS) qui, dans les 10 min qui suivirent la deuxième batterie de mails, m'appela au téléphone pour convenir d'un rendez-vous dès le lendemain où il se montra très soucieux de savoir si j'aurais la matière pour aller au bout de l'enquête. Nombreuses étaient les situations où les diplômés se montraient empathiques de ma personne et qui, ayant eux-mêmes éprouver la conduite d'une recherche, se rendirent disponibles et enclins à faire avancer l'enquête pour qu'elle puisse être menée à bien. A travers ma démarche et ce qu'elle suscitait, la participation prenait la forme d'un élan de solidarité d'une « une communauté de destins » :

Bonjour,

Je vous en prie, il est bien "naturel" de venir en aide à un étudiant de sociologie au cours de son travail de recherche. Par ailleurs, si cela peut aider à définir les contours d'une sorte de "communauté de destins" des sociologues, je ne saurais y être indifférent !

Je suis tout disposé à échanger avec vous par téléphone. Auriez-vous une ou des préférences ?

Bien cordialement (mail d'un homme, trentenaire, diplômé DIS)

Il convient ici d'exprimer notre gratitude à leur égard et de les remercier de leurs disponibilités sans lesquelles le déroulement de l'enquête aurait été impossible. Cependant, il serait tout de même hasardeux de réduire ces situations d'enquêtes à des formes de solidarités altruistes où les diplômés seraient venus à ma rencontre uniquement pour faire don d'eux-mêmes et de leur expérience. Pour Mauger (1991), les informations données, le mode de présentation de soi adopté par l'enquêté (« le matériel qu'il fournit ») mais aussi les rétributions qu'il peut retirer d'un entretien dépendent encore une fois, de la représentation qu'il se fait de l'enquêteur. Toujours dans une dimension symbolique, il faut concevoir que la lutte qui se

29On a ici gardé une expression indigène qui fait référence à un statut d'enseignant agrégé qui dispense des cours au sein du département.

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déroule dans l'interaction produit pour les protagonistes, soit une perte ou un profit symbolique. L'auteur stipule que la situation d'enquête doit être analysée comme une situation d'examen, une sorte de procès où les enquêtés sont et se savent toujours mesurés par une norme. Dans cette « évaluation », les enquêtés sont disposés à adopter les pratiques les plus légitimes aux yeux de ce que représente pour eux le chercheur. Ainsi, il est possible, que ma démarche de recherche aboutisse à ce genre de contexte de « quasi-procès » où les enquêtés cherchaient à se conformer au mieux aux normes de la discipline. A chaque entretien, un moment était consacré aux sujets de recherche des enquêtés. Il était évoqué les questions de méthodes, des auteurs, d'épistémologie... En somme, des sujets très scolastiques où ils pouvaient rapidement se sentir dans une situation où ils étaient jugés sur leur capacité à restituer des connaissances ou à donner leur point de vue. Ces périodes d'entretien étaient très chargées symboliquement car, c'est à ce moment précis où la discussion tourne exclusivement autour des représentations et des pratiques de recherche, que l'enquêté devait solennellement me décrire à moi, un étudiant sociologue, sa sociologie. Ce passage a laissé place à des manières de réagir très disparates. Elles mériteraient une analyse approfondie tel que le langage (ton, mimique plaisanterie, etc) les expressions, les ressources mise en avant, l'angle adopté dans la présentation de soi. Tout ce qui est appelé objectivement par la situation et devrait être croisé avec les positions occupées par les protagonistes (habitus, sexe, âge...). Pour certains enquêtés, ce moment leur a permis de « briller ». J'ai en tête un entretien avec un cadre supérieur (homme, trentaine, diplômé DIS) qui tout au long de l'échange adopta un registre lexical et syntaxique des plus soutenu, le tout dans des tirades magistrales qui me laissèrent parfois sans voix, employant des mots qui échappaient à ma connaissance : « monolithique », « pléthorique », « diatribe » (on pourrait encore joindre bons nombres d'exemples). La fascination que j'éprouvais traduit sans doute ce qui se jouait dans la relation duale ; elle traduisait la violence symbolique que je ressentais vis à vis du pouvoir que détenait cette personne. A tel point que la fin de l'échange prit la forme d'un entretien d'embauche par lequel il m'invitait à reprendre contact avec lui dans l'éventualité où je chercherais un poste. Il se proposa même de m'aider sur mes statistiques mais cette fois-ci « d'égal à égal »30. Il y a peu de doute que l'entretien représenta pour « le supérieur » l'occasion de retirer un profit symbolique conséquent. Cependant, il est intéressant de préciser que ce même entretien fût des plus instructif pour notre recherche. Par exemple, à aucun moment le « supérieur » ne nous donna le sentiment qu'il refusait « l'offre de parole » que nous lui tendions. Nous avons énormément appris sur sa pratique, de ces activités professionnelles,

30 Le guillemet retranscrit les mots formulés par l'enquêté

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de l'aménagement de la sociologie dans son métier. A tel point qu'il est possible, nous semble-t-il de concevoir les échanges non pas exclusivement dans une dimension de lutte mais aussi dans un rapport de don-contre-don. Il est possible que les interactions de l'enquête aient laissé place à ce que Goffman (1973) appelle des « échanges confirmatifs ».

Pour cette notion, Goffman revisite le concept de rituel positif de Durkheim (1912) qui consiste à rendre hommage, de diverses façons, par des offrandes impliquant une situation où l'offrant est proche du récipiendaire. Ces rituels confirment la relation sociale qui unit les deux « partis ». Les échanges confirmatifs visent à montrer à un partenaire de jeu que l'échange est bien en cours et que les deux acteurs respectent mutuellement le rôle qu'ils sont en train de jouer. Il était fréquent dans les entretiens que les diplômés s'ouvrent à moi ; il m'incombait alors de montrer que le message avait été reçu et apprécié, qu'à travers l'entretien je reconnaissais la valeur de leurs propos et de leurs personnes, et que de cette reconnaissance il pouvait en retirer un profit symbolique. De la prestation s'en suivait une contre-prestation où je confirmais à mon interlocuteur que nous appartenions à la même « communauté de destins ». Si l'on est réflexif à cela, tous les entretiens se sont opérés sur ce modèle-là auquel il faut ajouter les enjeux symboliques évoqués tout le long de ce chapitre. Beaucoup d'enquêtés n'avaient plus beaucoup de relation avec la faculté depuis plusieurs années et le fait qu'ils acceptent tout de même de participer transcrit une forme d'attachement à la tradition sociologique. Si pour certains cet attachement s'opère dans leur activité professionnelle pour d'autres, qui n'ont pas percé dans le milieu, il est une manière d'être, une « grille de lecture alternative sur le monde » (Homme, 27 ans, étudiant ACCESS), « une éthique du social » (homme, la trentaine, diplômé DIS). Mais aussi une passion pour l'activité qui est la recherche. Plusieurs fois au cours des entretiens on m'a fait la critique d'utiliser le terme « passion » dans mes questions, jugé trop psychologisant. Effectivement, il y a dans ce terme une connotation émotionnelle mais pourquoi l'affect serait-il l'apanage de la psychologie ? Serait-il erroné de prétendre que par leur engagement, les diplômés aient investi leur discipline au point de l'aimer ? La passion peut elle aussi, nous semble-t-il, faire l'objet d'un travail de déconstruction. Après tout, sur un plan sémantique, des auteurs comparent l'activité de recherche à un jeu (Bourdieu, 1976) d'autres font l'analogie avec un métier d'art individuel (Houdeville, 2007), un « métier d'oeuvre » (Friedson, 1986), autant d'activités qui se vivent avec « les tripes ». Cet engouement à parler d'une expérience de recherche s'est manifesté dans la quasi-majorité des entretiens. D'autres enquêtés s'attachaient à nous livrer les nombreuses embûches qu'ils ont rencontré dans leur parcours. Pour beaucoup, la sociologie s'est présentée à eux comme une révélation, une vision

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du monde en adéquation avec leur expérience. Notamment les diplômés qui s'identifient à une catégorie chère aux sciences sociales : les classes populaires. Il était fréquent qu'une discussion passe à un versant émotionnel lorsqu'un enquêté nous décrivait le plaisir qu'il avait eu à faire de la sociologie et contre toute attente, d'y arriver ! « La sociologie je jouais tant que je gagnais. C'était chaud mais j'ai été jusqu'au master. » (Femme, 25 ans, DIS). A ce titre, j'étais un « partenaire confirmatif », je confirmais à mes enquêtés leur appartenance à notre communauté mutuelle. En ma personne d'étudiant sociologue, je catalysais chez ces diplômés des réactions démonstratives d'un ancrage profond dans la tradition sociologique à travers lequel d'une manière consciente et non-consciente ils se définissent et agissent.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon