Conclusion
Cette partie qui se voulait l'étude des conflits et
violences à l'Est de la République Démocratique du Congo a
permis de rentrer en immersion de ce qui rend le vivre ensemble improbable dans
cette région de l'Afrique des Grand Lacs. L'on retiendra dans cette
partie que l'arrivées massive des réfugiés rwandais en
1994, l'exile de Tutsi au Rwanda en 1995, les deux guerres du Congo ont
modifié radicalement plusieurs des éléments sur lesquels
reposait la
190 Groupe d'étude sur le Congo, « La cartographie
des groupes armés dans l'Est du Congo... », Op. Cit.,
p.
191 Ibid.
75
dynamique conflictuelle dans les provinces du Kivu. Le premier
facteur des tensions ethnique est bien évidemment les litiges
fonciers.
La criminalisation de l'économie par l'implication des
groupes armés dans l'exploitation de matières premières
impliquant plusieurs acteurs, notamment les multinationales, les groupes
armés et les groupes mafieux augmente le risque de prolongation de
conflits qui engendrent la violence. Les enjeux des conflits à l'est de
la République Démocratique du Congo sont non seulement
économiques mais aussi et surtout politiques. D'où
l'ingérence des puissances étrangères. Si le Rwanda et
l'Ouganda apparaissent comme les acteurs régionaux notablement
impliqués dans les conflits à l'Est du Congo, qu'en est-il des
grandes puissances symboliquement représentées par l'Organisation
des Nations unies pour la stabilisation du Congo ?
RÔLE DE LA MONUSCO DANS LES CONFLITS DANS LES
KIVU
Introduction
Dans cette partie, il sera question d'étudier le
rôle que joue la Monusco dans la résolution des conflits dans les
régions du Kivu, une région marquée par la
prolifération des groupes armés étrangers et les milices
locales dites d'autodéfense. Je montrerai à travers l'approche
politique et sécuritaire les facteurs de prolongation et de
légitimation de la mission des Nations Unies pour le maintien de la paix
en République Démocratique du Congo. Deux facteurs importants,
à savoir la promotion des Droits de l'homme et la recherche de la paix
mondiale, méritent d'être étudiés.
A. MONUSCO : UNE MISSION DE PROMOTION DES DROITS DE
L'HOMME ET DE PROTECTION DES CIVILES OU DU MAINTIEN DE
L'HÉGÉMONIE ?
Les questions relatives aux droits de l'homme sont
légion à notre époque, et il se passe rarement une semaine
sans qu'un point d'actualité en République Démocratique du
Congo ne soit rattaché à un enjeu impliquant ces droits. Ils sont
régulièrement l'objet de discours, de débats, de
confrontation par tout un ensemble d'acteurs variés dans le spectre
politique et militant : représentant d'États et d'organisations
internationales, membres d'organisation non
76
gouvernementales (ONG), acteurs issus de la
société civile (mouvements citoyens, associations, etc.). Mais de
quoi parle-t-on lorsque l'on évoque ces droits ?
Les droits de l'homme sont un ensemble de notion dont les
toutes premières émanations ont émergé au cours de
l'Antiquité en Europe. Mais c'est surtout à partir du XVIII
ème siècle en Europe occidentale et aux États-Unis
d'Amérique qu'un premier sens moderne va être
institutionnalisé pour ce droit : il s'agit d'un ensemble de droits
inaliénables qui impose le respect de l'individu dans son
intégrité, et qui se situe au-dessus de toute loi. L'un des
meilleurs exemples de la mise sur marbre de ces droits est la
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen pendant la
Révolution française, le 26 août 1789 à Paris. Parmi
ces droits se trouvent la liberté de croyance, d'opinion, liberté
de vivre libre dans la sécurité et la dignité, etc.
Depuis, cette déclaration a gardé son fondement
initial, tout en s'enrichissant de nouveaux actes, au gré de
révolutions sociales, des évolutions sociétales et
politiques192 : droits sociaux et économiques,
droits-créances, droits syndicaux, et plus récemment même
des droits environnementaux. La définition précise des droits de
l'homme est un enjeu en lui-même, en fonction de positionnement des
acteurs sur les scènes nationales, internationales et
transnationales.
L'ensemble des droits que je viens d'évoquer ne sont
qu'une énonciation générale et abstraite de sens que l'on
peut inclure dans les droits de l'homme. D'un point de vue plus international,
une petite mise en contexte s'impose pour mieux comprendre les enjeux actuels
qui y sont relatifs. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, la
communauté internationale, intensément marquée par un
conflit qui a vu entre autres l'extermination systématique de plus de
six millions de personnes de religion juive en Europe, se dote d'une
organisation qui poussera plus loin les principes de la Société
des Nations (SDN). Sous l'égide des États-Unis d'Amérique
- l'un des grands vainqueurs de ce conflit avec l'Union des Républiques
Socialistes Soviétiques (URSS) - l'Organisation des Nations-Unies est
créée durant la conférence de San Francisco, d'avril
à juin 1945. Le but de cette organisation est de prévenir les
futurs conflits en accentuant le dialogue entre les nations. En 1948, dans le
cadre de ces Nations-Unies, une Déclaration universelle des Droit de
l'homme est adoptée. Elle définit tout un ensemble de droits,
auquel les États doivent se soumettre. Bien que non contraignant d'un
point de vue du droit international, ce texte est l'une des principales sources
d'inspiration pour tout un ensemble de traités internationaux ou
régionaux qui eux ont une valeur plutôt contraignante. Et à
entendre le discours de la plupart des ONG et de membres de la
société civile internationale, ces droits
192 Lochak Danièle, « V.
Universalisation et universalité des droits de l'homme »,
Danièle Lochak, éd., Les droits de l'homme, Paris, La
Découverte, 2018, pp. 34-54.
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inscrits dans cette Déclaration et ces traités
sont des choses que l'on oppose aux États, lesquels sont tenus et
contraints de respecter ces derniers afin de garantir l'intégrité
des individus.
Cependant, dans un contexte de Guerre Froide, la signification
portée aux droits de l'Homme va prendre un enjeu idéologique.
D'un côté, le bloc occidental mené par les
États-Unis prône la démocratie libérale qui
s'inscrit dans le capitalisme et l'économie de marché, et de
l'autre, le bloc de l'Est mené par l'URSS prône le communisme et
le socialisme et l'économie d'État. Cette confrontation va
engendrer des conséquences sur les acteurs, les discours, et les
pratiques relatives aux droits de l'Homme, dont les répercussions se
manifestent toujours, trente années après la fin de cette
opposition des deux grandes puissances qui avaient émergé
à l'issue du second conflit mondial. Régulièrement
critiqué par tout un ensemble d'acteurs pour le contenu qui y est
attribué, les droits de l'homme sont dénoncés comme
servant une hégémonie souvent américaine, parfois
élargie à l'Occident de façon plus large.
Je tenterai ainsi de répondre dans les points qui
suivent à la question suivante : en quoi les droits de l'Homme, dans
leur emploi et leur définition, peuvent-ils être, du moins dans le
cadre la mission de l'Organisation des Nations-Unies pour la stabilisation du
Congo, considérés comme l'expression d'une domination de certains
acteurs sur d'autres ? Dans un premier temps, je montrerai que ce qu'on appelle
« Droits de l'Homme » est un ensemble de pratiques, des discours
portés par des acteurs spécifiques, dans une logique que l'on
qualifie de champs social (pour reprendre le concept de Bourdieu) des Droits de
l'Homme et de la démocratie. Bien au-delà d'une simple opposition
de droit que les individus portent et que les États sont tenus de
respecter, je développerai, dans un deuxième temps, le fait
qu'ils sont un enjeu pour les puissances nationales et internationales afin de
légitimer leurs actions et interventions : on peut considérer
qu'ils peuvent être instrumentalisés dans une logique de
domination.
1. Les droits de l'homme comme culture partagée
d'un ensemble d'acteurs dominants aux prédispositions comparables
Comme je le mentionne plus haut, les droits de l'homme sont
souvent perçus comme des droits dont les individus disposent et qu'ils
peuvent opposer aux États. C'est la manière dont la
théorie classique en droit international a souvent vu la leçon
dont les droits de l'homme s'insèrent dans les relations entre acteurs.
Ce constat a depuis été largement dépassé. Toute
une série de concepts et des théories ont depuis
été développés pour expliquer quels rôles
jouent les droits de l'homme dans les relations internationales et
transnationales. L'une de grilles de lecture les plus saillantes à la
fin des années 1990 a été celle du Transanal
Advocacy Netword (TAN), développé par Keck et Sikkink en
1998. Cette dernière a analysé les acteurs portant les
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droits de l'Homme comme étant connectés sous
forme de réseaux. Réseaux qui dépassent les cadres
étatiques tant au niveau territorial qu'institutionnel. Ainsi, ces TAN
complètent l'idée de Epistemic community
développée par Peter Hass plus tôt dans les
décennies : c'est un ensemble des réseaux d'acteurs dans le
domaine de l'expertise ou académique qui sont reconnu et se
reconnaissent entre eux dans un domaine particulier, et qui de surcroît
porte des revendications de légitimité à se prononcer dans
ce domaine de politique donné. Ces TAN permettaient, pour les auteurs
qui ont utilisé ce concept par la suite de créer une
gouvernementalité plus démocratique à l'échelle
internationale, en ce que dans un monde globalisé comme le nôtre,
il permet une meilleure coordination des savoirs, des ressources entre une
multitude d'acteurs qui, isolés, ne disposent pas d'un poids suffisant
pour porter les droits de l'Hommes face aux États.
Cependant, ces travaux pâtissent d'une lacune
fondamentale : ils ne soulignent pas vraiment les capitaux mobilisés par
cet ensemble d'acteurs, et ne creusent pas la question des origines, des
formations de différents individus qui sont considérés
comme étant des professionnels de l'international, de la défense
des droits de l'Homme. Ce sont les apports de Yves Dezalay et Bryant Garth en
1998193 et plus tard de Nicolas Guilhot en 2005194 qui
vont porter principalement cette critique et proposer une grille de lecture
alternative pour mieux saisir l'objet des droits de l'Homme et ses enjeux dans
le monde contemporain.
Les travaux de ces acteurs portent leur attention sur la
manière dont se sont constituées tout un réseau d'acteurs
variés qui entretiennent des liens étroits entre eux et avec les
instances de pouvoir états-uniennes dans la seconde moitié du XXe
siècle. Dezalay et Garth expliquent qu'au sortir de la Seconde Guerre
Mondiale, les droits de l'Homme vont être investis dans le pouvoir
états-uniens dans la logique d'opposition au communisme implanté
dans le pays sous influence soviétique. Tout un ensemble d'acteurs issus
de classes aux capitaux élevés vont se mettre en action afin de
porter ces droits dans un but de destruction du communisme : juristes,
scientifiques, universitaires, philanthropes, etc. Ces notables, issu des
mêmes universités prestigieuses, vont entretenir des relations
avec le pouvoir fédéral et créer des liens dans nombres de
pays pour implanter un environnement favorable à la démocratie
libérale. À cette époque, voit la naissance d'institutions
de recherches, d'organisation comme Amnesty International (Britannique), qui
vont porter en elles, les valeurs libérales sur la question des
193 Dezalay Yves, Garth Bryant, « Droits
de l'homme et philanthropie hégémonique. », Actes de la
recherche en science sociale. Vol. 121-122, mars 1998. Les ruses de la
raison impérialiste, pp. 23-41.
194 Ghuillot Nicolas, The Democracy
Makers: Human Rights and the Politicals of Global Order, Columbia
University Press, 2005.
79
droits de l'Homme. Cependant, les échecs de
États-Unis au Vietnam, les révélations de financements
occultes par les services secrets américains vont rediriger leurs
efforts vers une vision moins pro-gouvernementale. Porté par des
militants plus à gauche issu des campus de grandes universités,
Delazay et Garth souligne leur statut d'outsider dans ces
institutions, dont les individus les plus dotés en capitaux se trouvent
à des postes au sein de l'administration fédérale. C'est
à cette époque que l'on voit la création d'ONG comme
Human Right Watch.
Au cours du milieu de ces années 1970, le consensus de
façade des classes dirigeantes se délite, et deux fractions
principales voient le jour. D'un côté, un ensemble d'acteurs
situés plus à gauche sur l'échiquier politique, qui vont
porter les droits de l'Homme comme une limitation de la souveraineté des
États par le droit international ; de l'autre, une fraction plus
à droite, précurseur de la contre-révolution conservatrice
qui portera Reagan à la Maison-Blanche en 1980, et défendra les
droits de l'Homme comme mode de la gouvernementalité
démocratique. La thèse de Nicolas Guilhot, qui complète
l'étude de Dezalay et Garth - en cherchant à analyser les
dispositions sociales des individus porteurs de ces discours et de ces
pratiques - sera de considérer ces deux groupes comme étant
complémentaires. Selon lui, ils forment un seul et même champ
social, au sein duquel une lutte de définition de normes et des capitaux
s'établit pour légitimer un projet plutôt qu'un autre. En
effet, pour revenir à Dezalay et Garth, même si le consensus
évoqué plus haut semble s'effriter, ce champ de pratiques et de
discours perdure car les acteurs qui en relèvent font partie d'un seul
et même microcosme, traversé par des oppositions entre des section
des classes dominantes. Il s'inscrit dans les deux logiques : celles de
l'économie du marché et des pratiques d'État.
Dans la première, les différentes ONG ou
organisations de défense des droits de l'Homme sont financées par
des fondations philanthropiques qui monnaient leurs dons par l'agitation de la
concurrence. Cette concurrence se joue tant au niveau de ces fondations que des
organisations de défense, mais se retrouve aussi dans les
médiatisations des travaux de ces acteurs professionnels de l'activisme
des droits humains. Dans la seconde, cet ensemble d'acteurs se voit en forte
connexion avec les instances gouvernementales et ainsi, toutes les
administrations fédérales américaines ont une influence
certaine sur le travail de l'intégralité des acteurs, Tandis que
ce dernier, influence de façon relative les orientations en politiques
étrangères de Washington. Dans les deux cas, chaque acteur est en
interdépendance les uns avec afin de légitimer leurs actions et
leurs existences, et ce même du camp opposé, qui offre des
possibilités de médiatisation en organisant son opposition
à celui-ci.
On comprend mieux l'existence de ce champ de pratiques et de
discours quand on s'intéresse à des cas spécifiques.
L'exemple de Human Rights Watch (HRW) est
80
représentatif. Créé par des militants des
droits de l'Homme en 1975 à la suite des accords
d'Helsinki195, cette ONG est constituée d'environ 150 experts
dans les domaines de la recherche, du plaidoyer, des médias, etc.
Beaucoup de ses membres ont été auparavant et par la suite de
leur passage à HRW en service dans d'autres institution privées,
gouvernementales et internationales196.
Les auteurs mobilisés nous permettent de comprendre en
quoi une division internationale du travail s'opère entre
différentes institutions peuplées d'acteurs qui se connaissent et
se reconnaissent. Cela permet de justifier un certain interventionnisme que
nous allons développer ici dans un cadre différent que celui des
États-Unis et de sa politique étrangère. Il s'agit
plutôt de l'usage des droits de l'Homme dans le cadre des
opérations de maintien de la paix, notamment dans les pays du Sud en
général, et en particulier en République
Démocratique du Congo.
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