B. 1798-1835 : la renaissance des sociétés
académiques locales
Du décret relatif à la suppression des
académies en date du 8 août 1793 émane un caractère
ambivalent. Quand d'un côté est prônée la disparition
de toutes les sociétés savantes, de l'autre la « Convention
nationale charge son comité d'Instruction publique de lui
présenter incessamment un plan d'organisation d'une
Société destinée à l'avancement des sciences et des
arts » en plus d'offrir la possibilité aux citoyens « de se
réunir en sociétés libres, pour contribuer aux
progrès des connaissances humaines » 62 . Ce même paradoxe
semble se constituer également dans le département
d'Indre-et-Loire.
a) La reconstitution des sociétés savantes en
Touraine : un retour en arrière paradoxal lié à
la problématique des réseaux de
sociabilité
La suppression des académies et des
sociétés littéraires en Touraine n'est que de courte
durée. Un certain nombre de protagonistes - dont certains étaient
jadis leurs détracteurs - se regroupent pour former deux
sociétés : la Société des Sciences, Arts et
Belles-Lettres du musée de Tours fondée le 22 janvier 1798 (3
pluviôse an VI) et la Société d'Agriculture, Arts et
Commerces du département d'Indre-et-Loire ouverte le 11 mai 1799 (22
floréal an VIII) par arrêté du préfet Jean-Robert
Graham. Si les deux sociétés sont distinctes, il semble
néanmoins qu'un protagoniste déjà cité leur soit
commun : Pierre-Louis-Athanase Veau-Delaunay. Alors qu'il prône devant le
Conseil général d'Indre-et-Loire peu de temps avant la
Convention
61 Registre du Conseil général
révolutionnaire de la commune de Tours, Tours, A.M., 1D 21, in
BÉNÂTRE, Nathalie, Ibid., p. 17.
62 GRÉGOIRE, Henri (dit Abbé
Grégoire), Décret d'abolition des académies, 8
août 1793, in SIMON, Jules, Une Académie sous le
Directoire, Paris, C. Lévy, 1885, p. 24-25.
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l'abolition de la Société d'Agriculture «
entachée d'origine monarchique, [il propose] lui-même [de] fonder
à Tours une société savante sur une grande échelle
»63 qui doit « s'établir dans les locaux de
l'Archevêché en même temps que la bibliothèque, le
musée et le jardin botanique »64. En somme, il semble
que la fermeture de la Société Royale d'Agriculture
résulte de l'origine monarchique de sa formation et des membres qui la
constituent. En proposant en effet l'établissement d'une autre
société, qui de surcroît serait installée dans
l'enceinte du musée avec d'autres institutions culturelles,
Veau-Delaunay reconnaît l'intérêt de l'établissement
d'une société académique traitant autant de la
thématique agricole que des sujets scientifiques et artistiques. Ce
fervent républicain s'investit dans la vie de ces sociétés
en remplissant pour chacune la fonction de secrétaire.
Ce sont toujours les élites intellectuelles, politiques
et financières qui participent activement au fonctionnement de ces
associations, puisqu'en effet « rien ne sépare plus les milieux
aisés des plus modestes que les divertissements » 65 comme le
souligne Michel Laurencin. Ainsi se retrouvent par exemple au bureau de la
Société d'Agriculture, Arts et Commerces du département
d'Indre-et-Loire, « le sénateur Clément de Ris, les
négociants Cartier-Roze, Peltereau, Henri Goüin, l'inspecteur Jean
Riffaut Desêtres, fondateur de la poudrerie du Ripault et membre du
Conseil des Anciens »66. La réunion de l'ensemble de ces
personnages témoigne probablement du besoin d'effacer les conflits
d'intérêts passés, mais il est possible également
que les relations maçonniques n'y soient pas étrangères.
Veau-Delaunay est effectivement un franc-maçon de longue date
affilié d'abord à la loge de La Concorde Écossaise tout
comme Henri Goüin (1756-1823), puis à La Parfaite Union, ouverte en
1802, dans laquelle il est orateur67. Le tableau annuel de 1809 des
membres de cette dernière loge prouve le recrutement dans les strates de
l'élite de la bourgeoisie commerçante et industrielle de Tours.
De nombreux membres de La Parfaite Union forment le bureau de ces
sociétés à l'instar de Paul Deslandes (1746-1830),
président de la Société d'Agriculture, Arts et Commerces
du département d'Indre-et-Loire et Jean-Louis Chalmel (1756-1829),
vénérable de la loge entre 1804 et 1805 et président de la
la Société des Sciences, Arts et Belles-Lettres du
63 SOURDEVAL, Charles de, « Notice sur la
Société d'Agriculture, Sciences, Arts et Belles-Lettres du
département d'Indre-et-Loire », Annales de la
Société d'Agriculture, Sciences, Arts et Belles-Lettres du
département d'Indre-et-Loire, t. XXV, Tours, Imp. Mame, 1845, p.
268.
64 Ibidem.
65 LAURENCIN, Michel, La vie quotidienne en
Touraine au temps de Balzac, Paris, Hachette, 1980, p. 268.
66 LAURENCIN, Michel, « La Société
d'agriculture... », op. cit., 2010, p. 97.
67 FÉNÉAN, Jacques, Histoire de la
Franc-maçonnerie en Touraine, Chambray-les-Tours, C.L.D., 1981, p.
7-9.
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musée de Tours. De ce fait, ces protagonistes
régissent à eux-seuls, autant les affaires culturelles en se
regroupant dans les deux sociétés savantes que l'autorité
politique et économique par leur notabilité, ainsi que les
oeuvres de bienfaisance par leur participation aux activités de La
Parfaite Union.
b) La création de la Société
d'Agriculture, Sciences, Arts et Belles-Lettres : un premier pas
vers l'émulation des études historiques et des
arts appliqués en Touraine au XIXe siècle
La séance commune du 29 juillet 1803 fait naitre
l'idée du regroupement de ces deux entités en une
société. L'arrêté préfectoral du 22
décembre 1805 (1er Nivôse An XIV) établit
véritablement leur fusion. Ainsi se déroule le 6 mars 1806, la
première réunion de l'Académie de Tours réunissant
« Monsieur Deslandes, maire de Tours, président de la
Société d'Agriculture, Chalmel, président de la
Société des Sciences, Arts et Belles-Lettres, Veau-Delaunay,
secrétaire de la Société d'Agriculture et
Secrétaire général de la Société des
Sciences, Arts et Belles-Lettres, Godefroy, secrétaire de la
Société d'Agriculture, Dreux, secrétaire
Général de la Société des Sciences, Arts et
Belles-Lettres »68.
Néanmoins, se pose rapidement la question de la
dénomination de l'Académie nouvellement créée. En
effet, jusqu'à ce jour toutes les associations intellectuelles
tourangelles ancêtres de ce regroupement portent le titre de
société et non celui d'académie, bien que les
frontières lexicales soient relativement poreuses comme le
suggère L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, qui
associe à l'évidence les deux termes : « Académie,
parmi les Modernes, se prend ordinairement pour une Société ou
Compagnie de Gens de Lettres, établie pour la culture et l'avancement
des Arts ou des Sciences »69. Le 20 mars 1806, est votée
à l'unanimité du bureau de la Société, la demande
d'autorisation de changement de dénomination auprès du Ministre
de l'Intérieur70. L'appellation de Société
d'Agriculture, Sciences, Arts et Belles-Lettres du département
d'Indre-et-Loire est adoptée définitivement le 16 mai
180671.
Ce regroupement permet d'apporter une plus grande
cohérence et d'étendre par là-même occasion le champ
d'action72. Malgré le caractère pluridisciplinaire
affiché à travers les emblèmes de la société
(fig. 1) - la faux et la hache représentant l'agriculture, la lyre et le
soleil
68 Registre de délibération de
l'Académie de Tours..., op. cit., f 3.
69 DIDEROT, Denis, ALEMBERT, Jean d',
Encyclopédie, t. I, Paris, 1751, p. 52.
70 Registre de délibération de
l'Académie de Tours..., op. cit., f 5-6.
71 LAURENCIN, Michel, « La Société
d'agriculture... », op. cit., 2010, p. 97.
72 SOURDEVAL, Charles de, op. cit., p.
270.
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illustrant les sciences et les arts - il paraît
toutefois que les questions agricoles sont toujours au coeur des
préoccupations, tandis que les progrès des sciences et des arts
sont tenus à la marge, comme en témoigne le bref paragraphe de la
« Notice historique » de Charles de Sourdeval (1800-1879)
retraçant les travaux extraordinaires de la section des Arts et
Belles-Lettres73. À l'inverse, l'auteur accorde une
synthèse très détaillée de l'histoire des travaux
de la section agricole74. De surcroît l'essentiel des actions
artistiques de la société se présente sous la forme de
publication de mémoires prenant pour sujet le patrimoine bâti de
Touraine. La parution de « morceaux de littérature et de
poésie »75 vient en complément.
Au confluent de l'industrie, des sciences et des arts, la
Société d'Agriculture encourage la production
manufacturière de soierie en proposant annuellement à partir de
l'année de sa fondation, un concours récompensant les meilleurs
ouvriers. Comme Rougeot vingt ans auparavant, la Société tend
à développer les arts appliqués de la région.
Cependant, elle se distingue de l'encouragement proposé par
l'école de dessin, en gratifiant les fileurs les plus appliqués,
ce qui apparaît comme un complément au prix d'émulation
accordés aux meilleurs dessinateurs. Le soyeux Armand-Noël
Champoiseau (1770-1820) est à l'origine de cette récompense en
présentant son rapport lors de la séance du 3 juillet 1806.
Voulant saisir tous les moyens de maintenir dans ce
département l'art de la filature des soies au degré de perfection
que comportent les soies de ce pays, connues depuis longtemps pour les plus
belles de la France, propose pour les ouvrières qui auront le mieux
filé cette année, dans l'étendue de ce département
les prix suivants [É] pour la double croisade [É] et pour la
simple croisade76.
Cette récompense pécuniaire et honorifique
proposée par la Société d'Agriculture paraît
être dans un premier temps destinée essentiellement aux femmes,
qui représentent à l'évidence la main d'oeuvre la plus
importante « des ouvriers en façonné » dans les
manufactures de soierie. Ainsi lorsqu'en 1820 sont décernés les
prix annuels, la totalité est adressée à des
fileuses77. L'année suivante la société
décide d'élargir les récompenses à l'ensemble des
ouvriers « de plein ou étoffe unie » qui sont alors
majoritairement masculins78.
73 Ibid., p. 280.
74 Ibid., p. 277-278.
75 Ibid., p. 274.
76 Registre de délibération de
l'Académie de Tours..., op. cit., f 11.
77 S.A.S.A.B.L., « Séance publique du 15
avril 1820 », Annales, t. I, Tours, Mame, 1821, p. 82-83.
78 S.A.S.AB.L., « Médailles
d'encouragement aux ouvriers en soie et en draperie », Annales,
t. I, Tours, Mame, 1821, p. 145-146.
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À l'évidence, la Société
d'Agriculture cherche à maintenir en Touraine la tradition
pluriséculaire du travail de la soie. Néanmoins, il semble que
ses membres aient conscience que la valorisation de l'artisanat régional
est indissociablement liée au développement industriel tout comme
dans d'autres territoires français et européens de la même
époque79. Le prix proposé par la société
semble inciter à étendre l'identité locale à des
échelles plus larges - nationale et internationale - puisqu'en effet,
l'exportation à l'étranger des meilleures productions de soierie
est encore relativement limitée avant 183080. Les expositions
d'art et d'industrie proposées par cette même
société dans les années suivantes, viennent en
complément de ces prix et apportent une plus grande visibilité
à l'ensemble des produits locaux.
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