Les lanceurs d'alerte français, une espèce protégée ?( Télécharger le fichier original )par Julia Le Floc'h - Abdou Paris X Ouest - Nanterre La Défense - Master II Droit pénal et Sciences criminelles 2015 |
III -L'ambivalence ténue avec la notion de désobéissance civile« Qui ne dit mot consent », ce vieil adage, connu de tous, éclaire de façon magistrale le comportement des désobéissants civils et des lanceurs d'alerte mais contribue à ajouter de l'ambiguïté entre les deux notions. Selon John Rawls, la désobéissance civile peut être définie « comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s'adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon une opinion mûrement réfléchie, les principes de coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés »49(*).Selon la définition donnée parRawls, la désobéissance civile a une finalité politique, c'est-à-dire que le but de l'acte est de remettre en cause, de modifier, une norme critiquée50(*). Selon le Dictionnaire Larousse, la désobéissance civile est une action militante, généralement pacifique, consistant à ne pas se soumettre à une loi pour des motifs politiques ou idéologiques51(*). Le terme fut mis en lumière par l'américain Henry-David Thoreau dans son essai La Désobéissance civile, publié en 1849, à la suite de son refus de payer une taxe destinée à financer la guerre contre le Mexique. Dans cet essai, il écrira « la seule obligation qui m'incombe est de faire en tout temps ce que j'estime juste »52(*). Cependant, cette désobéissance civile se manifesta dès l'Antiquité gréco-romaine. Pour Cicéron, les soldats romains ayant connaissances d'une loi pouvaient éventuellement lui résister légitimement lorsqu'elle étaitinjuste53(*).Le terme a été promu par des personnages, tels Martin Luther King, le Mahatma Gandhi54(*) ou les paysans du Larzac55(*). La désobéissance civile est, selon certains, liée à la résistance à l'oppression, à la résistance aux gouvernements.En France, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789proclamera, dans son article 2, un « droit de résistance » au nom des libertés naturelles56(*).Ce droit de résister deviendra un devoir avec les articles 33, 34 et 3557(*)de la Constitution Montagnarde de 1793. Jamais mise en oeuvre, elle tombera en désuétude. Selon Gilles Devers, « en application de cette notion, le droit doit donner les moyens de s'opposer aux lois injustes »58(*). En 1982, le Conseil constitutionnel souligna que la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 avait mis le droit de propriété « au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression(Considérant 16) »59(*), et ainsi octroya indirectement au droit de résister une valeur constitutionnelle. Néanmoins, ce droit ne fut jamais appliqué ou accepté comme moyen de défense à l'occasion des différentes affaires judiciaires françaises. José Bové et Gilles Luneau, dans leur ouvrage, Pour la désobéissance civique, ont énoncé six critères qui permettent d'affirmer qu'un acte relève de la désobéissance. Il faut, selon eux, que l'acte soit personnel et responsable (il faut connaître les risques encourus et ne pas se soustraire aux sanctions judiciaires), soit désintéressé (on désobéit à une loi contraire à l'intérêt général, non par profit personnel), soit un acte de résistance collective, non violent, qu'il soit transparentet ultime (on désobéit après avoir épuisé les recours du dialogue et les actions légales)60(*). Pour schématiser la différenciation entre lanceur d'alerte et désobéissance civile, il faut reprendre celle faite par DanielLochak. Selon lui« La désobéissance civile consiste à se mettre délibérément en infraction avec la loi, à refuser de se plier à une règle ou un commandement légal dont on conteste la légitimité, alors que l'objectif du lanceur d'alerte qui dénonce des infractions, divulgue des pratiques illégales, est que force reste à la loi. Ainsi, les lanceurs d'alerte qui ont mis en garde contre les risques sanitaires ou environnementaux (l'amiante, le sang contaminé, le Médiator) n'ont enfreint aucune loi, [...] même si parfois il est amené, à force de ne pas être entendu, à recourir à des moyens illégaux, à passer du côté de la désobéissance »61(*). Donc, le lanceur d'alerte, à l'inverse du désobéissant civil, ne remet pas en cause la collectivité et la loi en tant que telle, bien au contraire, il souhaite une préservation de celle-ci en appelant de ses voeux à une amélioration de bonne gouvernance et à une réorganisation rationnelle de la société. Plusieurs exemples de ces lanceurs d'alerte ou désobéissants civils ont récemment été rapportés.Ces dernières années ont été émaillées d'exemples d'individus qui brisent le sceau du secretet redessinent la notion de transparence, d'accès à l'information dans tous les domaines possibles. Ils ramènent dans le giron professionnel une dose de probité. Leur indignation face aux comportements des leaders d'opinionssera l'entrée en matière d'affaires éclaboussant un ensemble d'acteurs et défrayant la chronique62(*)63(*)64(*). * 49 J. RAWLS, Théorie de la justice, traduction française de C. Audard, Paris, 1987, Seuil, p. 405 * 50D. LOCHAK, « L'alerte éthique, entre dénonciation et désobéissance », Revue AJDAn°39, Dossier Les lanceurs d'alerte, 24 novembre 2014, p. 2237-2261 * 51 PETIT LAROUSSE ILLUSTRÉ, édition Larousse de 2007, Paris, p.356 * 52H-D. THOREAU, La Désobéissance civile, Mille et Unes nuits, juillet 1997, p. 64(texte intégral traduit de l'anglais par Guillaume Villeneuve) * 53 Voir : CICÉRON, Des Lois, I, 15, traduction française Ch. Appuhn, Classiques Garnier, 1965, p. 225 * 54 Notamment avec la manifestation Marche du sel entamée le 12 mars 1930 en vue d'arracher l'indépendance de l'Inde aux Britanniques. * 55La lutte du Larzac était un mouvement contre l'extension du camp militaire sur le causse du Larzac. La lutte va s'étendre de 1971 à 1981. Elle se solda par une victoire puisque, nouvellement élu Président de la République, François Mitterrand décida d'abandonner le projet. * 56Article 2 DDHC : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». * 57Article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». * 58 G. DEVERS, La protection du lanceur d'alerte par la jurisprudence, Tim Buctu Editions, 2015, p. 19-171 * 59Conseil constitutionnel, DC, décision n° 81-132, 16 janvier 1982, décision relative à la loi sur la nationalisation, JO du 17 janvier 1982, Recueil, p. 18-299 * 60Voir : J. BOVE, G. LUNEAU, Pour la désobéissance civique, Edition La Découverte, Paris, octobre 2004, p. 264 * 61D. LOCHAK, « L'alerte éthique, entre dénonciation et désobéissance », Revue AJDAn°39, Dossier Les lanceurs d'alerte, 24 novembre 2014, p. 2237-2261 * 62Le 25 avril 1991, Anne-Marie Casteret, journaliste à l'Evènement du Jeudi, publie un rapport du Centre national de transfusion sanguine daté du 29 mai 1985. Il y était fait état que la plupart des lots de produits sanguins à destination des hémophiles étaient contaminés par le virus du HIV, et qu'en attendant leur remplacement par des produits chauffés, le CNTS proposait d'en écouler les stocks. Médecin de formation, elle connaissait les blocages et la capacité d'inertie de la sphère médico-politique. « On ne dira jamais assez combien les décisions prises alors, le silence institutionnel ensuite, les omissions officielles enfin, ont constitué une violence atroce pour les hémophiles et les transfusés qui en ont été victimes », a-t-elle écrit dans son livre l'Affaire du sang (Editions La Découverte, Paris, février 1992, 286 pp). Cette bombe médiatique suivie du livre L'affaire du sang a déclenché l'un des plus grands scandales politico-sanitaire de la Ve République. * 63Irène Frachon a dénoncé l'un des plus gros cas de dysfonctionnement de mise sur le marché et de prescription d'un médicament. C'est l'affaire dite du Médiator. Irène Frachon, pneumologue à l'Hôpital de Brest, est alertée, en 2007, de plusieurs cas de patients atteints de graves pathologies cardiaques sous traitement du Médiator. Elle entame une enquête sur le médicament qui durera plus de deux ans. En 2009,avec plusieurs collègues, elle alerte l'Agence du médicament sur la dangerosité du Médiator. Il sera retiré du marché le 30 novembre 2009. En 2010, Irène Frachon publie un livre qui dévoile son enquête (Médiator, 150 mg, combien de morts ?, Editions Dialogues, Brest, 3 juin 2010, 150 p). À la suite de ces premières révélations, elle a cosigné une vaste enquête pointant la problématique de l'influence des puissants lobbys de l'industrie pharmaceutique offrant, par le biais des experts médicaux et du système juridique, une protection aux industriels (JC. BRISARD, A. BÉGUIN, I. FRACHON, Effets secondaires : le scandale français, Collection First Document, 10 mars 2016, 352 p). * 64Hervé Falciani, informaticien de la banque HSBC Private Bank profite en 2006 d'une faille dans le système informatique pour récupérer un listing d'évadés fiscaux orchestrés par HSBC. Il fut à l'origine du scandale SwissLeaks. |
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