PARTIE I
La construction de l'identité indigène : le
barbare indomptable
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CHAPITRE 1- Une idéologie unificatrice et
réductrice : la création de mythes
Section 1- La négation de
l'hétérogénéité indigène : entre
acculturation et assimilation
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Depuis deux siècles, les intellectuels monopolisent et
figent dans leurs discours la définition de l'indigène sauvage et
inférieur. Ce sujet particulièrement complexe est l'objet
d'étude de l'universitaire Enrique Luengo17 pour qui
l'Amérique Latine est le creuset d'une « altérité
double » : D'une part «l'autre», l'indigène, se
définit en opposition à l'espace américain dans lequel il
s'inscrit et, d'autre part, « la présence de «l'autre»,
en tant qu'agent crée par le pouvoir institutionnalisé,
légitime le discours du colonisateur espagnol dès 1492 ».
Durant la période colonisatrice, les intellectuels
latino-américains créent l'imaginaire de l'indigène
violent et dangereux, mais cette conception prend un véritable essor
avec les discours intégrationnistes des idéologues envoyés
par l'Europe sur les terres du nouveau continent.
Dès les années 1800, la négation de
l'origine d'un peuple multiforme et de l'héritage d'un continent sont
à l'oeuvre. En effet, à l'arrivée des colons, de nouvelles
frontières étatiques sont inventées à partir de
choix géographiques qui ne reflètent pas les
réalités ethniques du continent. Cette nouvelle carte raciale
n'est que l'expression visible de la négation des différences
entre les peuples indigènes et, par là même, de leurs
caractéristiques intrinsèques. Selon Luengo,
l'hétérogénéité culturelle du continent se
voit réduite à quelques artifices niant la diversité et
présentant l'homogénéité comme la
caractéristique permanente de la culture latino-américaine.
Le discours intellectuel au sujet de cette identité
latino-américaine a pris forme selon deux orientations distinctes. La
première d'entre elles est constituée par les penseurs qui
refusent la reconnaissance de «l'autre», de la différence.
Pour ces intellectuels, la mission rénovatrice et civilisatrice du colon
est une évidence. L'indigène ne peut être accepté
dans la société qu'après un processus d'acculturation qui
le débarrasse de toutes ces caractéristiques ethniques. Cette
idée raciste sera celle de l'inégalité des races en droits
et en libertés. Domingo Faustino Saramiento, idéologue
positiviste et Président de l'Argentine en 1868 et 1874, justifie ainsi
l'inégalité des races :
« Il peut sembler injuste d'exterminer les sauvages,
conquérir les peuples qui sont sur un territoire
privilégié, mais grâce à cette injustice
l'Amérique, au lieu d'être abandonnée
17 Professeur à l'université de
Concepción au Chili, Philosophiæ Doctor à l'UCLA University
of California, Los Angeles et Master of Arts à University of
Michigan.
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aux sauvages incapables de progresser, est aujourd'hui
occupée par la race caucasienne, la plus parfaite, la plus intelligente,
la plus belle et la plus progressive de toute celles qui peuplent la terre.
[...] La population mondiale est sujette à des révolutions
reconnues par des lois immuables, les races fortes exterminent les faibles, les
peuples civilisés supplantent les sauvages dans la possession des terres
» 18.
Inévitablement, ce discours raciste va prendre de
l'ampleur au XIXe siècle et s'inscrire de manière consciente -ou
non- dans l'imaginaire collectif d'une société en quête de
repères sur ce nouveau continent. L'écrivain et philosophe
mexicain José Vasconcelos corrobore ainsi les propos du président
Argentin : « des races inférieures qui iront dans la
progression de l'échelle de l'amélioration ethnique
»19.
Cette conception monologique est au service d'une
idéologie unificatrice qui vise à consolider l'autonomie d'un
continent nouvellement indépendant. Le corollaire de cette perception
est l'inconcevabilité du métissage et du mélange de race
entre blancs « caucasiens », noirs et indigènes. Le
métissage est perçu comme une aberration sociale par cet ensemble
de penseurs. L'écrivain bolivien Alcides Arguedas présente le
colon comme « non contaminé » face à l'autre
qui est « un élément inférieur du point de vue
racial, paresseux et indolent, incapable de s'élever aux sphères
de la haute spéculation, ni même de la haute culture
»20.
Il existe à cette époque une volonté
diamétralement opposée à cette conception monologique :
celle de l'assimilation, de l'intégration de l'indigène à
la culture dominante. Plusieurs figures intellectuelles du XIXe siècle
incarnent cette orientation selon laquelle l'identité
latino-américaine s'inscrit forcément dans un héritage
direct à la période précoloniale. Le romancier
péruvien José María Arguedas s'attache à prouver
comment la mythification de l'héritage précolombien sert les
intérêts de ce courant intellectuel qui marginalise
«l'autre» et le pense phagocyté par la culture dominante. Or,
cette apparente homogénéisation masque des réalités
plus profondes, celles de peuples entiers oubliés par les
mécanismes de pouvoir et de décision. En supposant l'existence
préliminaire des peuples indigènes, ces différents
discours en viennent à proposer une
18 SARAMIENTO Domingo Faustino,
Conflicto y armonías de las razas en América, Buenos
Aires, Editions la Cultura Argentina, 1915.
19 VASCONCELOS José, La
raza cósmica, México, Editions Espasa Calpe, 1966.
20 ARGUEDAS Alcides, Obras
Completas, Mexico, Editions Aguilar, 1959.
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seule et unique identité indigène. Finalement,
toutes les communautés sont identiques :
l'hétérogénéité ethnique disparaît.
Expression du logos occidental pour Enrique Luengo, la
négation de la spécificité du local est à l'oeuvre
dans le projet politique inauguré par Simón Bolívar,
libérateur du continent et considéré comme le
défenseur d'une Amérique transnationale. Sa proposition
bolivarienne de « nation de nations » sera au coeur de la
réflexion intellectuelle durant plus d'un siècle et demi. Il
expose son idée dans une lettre en 1815 : « C'est une
idée grandiose de prétendre former à partir de la
totalité du Nouveau Monde une seule nation liant toutes les parties
entre elles et à un tout. Puisqu'elle a une origine, une langue, des
traditions, une religion, elle devrait par conséquent avoir un seul
gouvernement qui puisse confédérer les différents Etats
ayant été formés »21.
Même si elle recouvre des objectifs quelque peu
différents, l'idéologie véhiculée par le
poète cubain José Martí débouche sur des effets
similaires à la conception monologique théorisée par
Vasconcelos. En effet, la théorie de Martí se définit
à travers un discours d'auto-affirmation et de résistance qui, en
incorporant l'indigène, lui confisque sa spécificité et
son autonomie. En fait, José Martí tente, à plusieurs
reprises, de définir l'identité latino-américaine en
assimilant «l'autre» tout en lui niant simultanément ses
différences internes. Le but ultime de Martí est de s'opposer aux
prétentions hégémoniques des Etats-Unis. Sa volonté
assimilatrice s'exprime, non sans élégance, ainsi : « La
haine des races n'existe pas, car les races n'existent pas, les penseurs
chétifs, les penseurs de lampes, enfilent et réchauffent les
races de librairie, que le voyageur juste et l'observateur cordial recherche en
vain dans la justice de la nature, de laquelle surgit, dans l'amour victorieux
et l'appétit turbulent, l'identité universelle de l'homme
»22.
L'homme politique et poète cubain propose alors le
concept de « transculturation », une pratique discursive qui
supprimerait ou ignorerait les différences réelles des individus
quand ils sont en dehors du circuit de la culture occidentale dominante.
L'indigène doit
21 Lettres de Jamaïque, Kingston, 6 septembre
1815.
22 Nuestra America, tribune parue dans le journal
mexicain El Partido Liberal le 30 janvier 1891. In
MARTÍ José, Sus mejores paginas,
sélection de Raimundo Lazo, Editions Porrúa, Mexico, 1970,
p92.
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donc être assimilé à cette culture
régnante, celle de la langue espagnole et de la religion catholique.
Ces penseurs sont à l'origine du processus
d'acculturation à l'oeuvre durant les décennies suivantes et qui
porte gravement atteinte aux minorités indigènes du continent. En
refusant d'admettre la mosaïque culturelle de l'Amérique latine,
ces idéologues endossent la responsabilité de la construction de
l'opinion publique englobante où «l'autre» est
relégué dans les sphères de la marginalité lorsque
les traits d'appartenance communautaire s'affirment trop.
Les trois penseurs, José Vasconcelos, Simón
Bolívar et José Martí s'inscrivent donc dans la même
lutte pour l'indépendante du continent latino-américain et
établissent dans cette optique une identité commune, forte et
homogène. Mais, ironiquement, leurs discours institutionnalisent une
pensée dominante qui reproduit la structure politico-sociale du pouvoir
colonial ennemi.
Cette définition de l'identité
latino-américaine héritée du XIXe siècle a
été revisitée depuis, par le romancier et poète
cubain José Fernández Retamar23. En effet, depuis une
vingtaine d'années, son ouvrage fait figure de référence
lorsqu'il s'agit de la question identitaire en Amérique Latine. L'auteur
reprend Bolívar sur l'idée d'une conscience collective
émancipatrice pour obtenir l'autonomie politique face au pouvoir
colonial. Il s'inspire également de Martí et de son modèle
idéologique refusant le néocolonialisme, enfin, il
reconnaît l'importance de l'analyse marxiste élaborée par
José Carlos Mariátegui en reconnaissant le peuple indigène
comme une classe exploitée dans la société
péruvienne.
Aujourd'hui les personnages de la pièce
théâtre La Tempête créée par William
Shakespeare en 1611 sont élevés au rang de mythes et repris par
de nombreux artistes contemporains. Fernández Retamar en son temps
revisite l'un de ces personnages shakespearien : Caliban.. Dans cette
pièce, Caliban -anagramme de « canibal » en anglais-et Ariel
symbolisent les peuples primitifs esclaves des forces colonisatrices,
campées par
23 FERNÁNDEZ RETAMAR
José, Calibán en esta hora de nuestra America, Casa
de las Americas, 1991, p. 103117. Y Calibán apuntes sobre la
cultura de nuestra América, Mexico, Editions Diógenes,
1974.
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le personnage de Prosper. Ariel, esprit des airs, et Caliban,
symbole de la terre, se trouvent au centre des querelles qu'ils ne comprennent
pas.
Traditionnellement, les auteurs latino-américains
interprètent et citent Ariel en tant qu'incarnation de l'esclave
indigène24. Toutefois, aux yeux de Fernández Retamar
c'est Caliban qui représente de manière bien plus
appropriée la communauté indigène dominée : en
effet, le personnage de Prospère envahit l'île sur laquelle vit
Caliban, procède à l'assassinat des ancêtres de Caliban
qu'il réduit à l'esclavage. Ainsi la figure de Caliban offre
à Retamar la possibilité de se réapproprier le symbole
shakespearien pour condamner les valeurs anglo-saxonnes dominantes, affirmer
une identité interne et témoigner de la marginalité dont
souffre les minorités25.
Toutefois, cette image du Caliban projetée est
réductrice dans le cadre de l'Amérique Latine, dans le sens
où elle ne représente pas
l'hétérogénéité culturelle, raciale et
ethnique des peuples indigènes. En outre, elle ne fait pas le lien entre
le passé colonial et le présent. Pour Retamar, l'origine de
l'Amérique Latine n'est pas seulement le reflet d'un Caliban
aborigène colonisé, mais bien plus celui d'un Caliban hybride aux
confluences des diverses communautés ethniques, un mélange au
sein duquel se trouvent également les descendants des colonisateurs.
Un discours comme celui tenu par Retamar présuppose
donc l'existence d'une sorte de culture hétérogène
harmonieusement conciliée, un ensemble protéiforme
préparé à affronter le «Prospère»
agresseur. Enrique Luengo résume ainsi l'idée de Retamar en
critiquant également le travail de l'écrivain : « Nous
sommes face à une pratique discursive qui vise à
désapprendre, qui propose un Caliban hégémonique et,
à la fois, passe sous silence la voix des multiples Calibans
indigènes »26.
ATous ces discours étudiés ont en commun une la
justification de l'idéologie unificatrice et réductrice d'un
continent face à la domination coloniale. Les déclarations
officielles exaltant l'unité nationale étouffent petit à
petit les voix de la culture amérindienne.
24 Cette interprétation première est
notamment celle du penseur José Enrique Rodó dans Ariel, 1900.
Son analyse fera l'objet de critique de la part de Retamar qui considère
bien plus Calibán comme représentant du peuple
indigène.
25 La relation entre Calibán et
Prospère a été réinterprétée avec
l'ouvrage de MANNONI Octave, Psychologie de la
colonisation, Paris, Seuil, 1950.
26 LUENGO Enrique, Op. Cit.
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Simultanément, l'idée d'une grande
coopération internationale réunissant toutes les cultures
transparaît et cristallise les espoirs d'un front uni face aux colons. Le
territoire peuplé des différentes communautés se convertit
en un espace administratif, un Etat-nation qui détruit
l'hétérogénéité initiale -sociale et
territoriale- au profit d'un petit nombre -l'élite-.
L'invasion européenne et la soumission coloniale
dès 1492 incarnent l'origine du traumatisme identitaire vécu par
les habitants originels. Aujourd'hui, ce choc reste encore très
présent dans l'imaginaire de la société. Le système
colonial européen, dès son installation sur le continent
sud-américain, cherche à annihiler la mémoire collective
des communautés amérindiennes. Les pouvoirs nationaux
étatiques d'Amérique Latine favorisent les aspirations de la
minorité créole, et par là même imposent une langue,
une culture, une religion, une histoire. Ce processus peut se traduire par la
désintégration et la marginalisation des communautés
indigènes. Ce constat est tout autant marqué et marquant au Chili
concernant la minorité indigène des Mapuches.
Section 2- La figure du Mapuche voleur : le mythe du «
malón moderno »
Nous allons nous attacher à démontrer avec
précision dans quelles mesures le peuple Mapuche au Chili a
été, et est toujours, au coeur d'un discours informatif
précis, orienté et niant son identité originelle et
culturelle. Intellectuels et médias créeraient donc un imaginaire
modelé par la peur de «l'autre» et la stigmatisation
culturelle.
Cette criminalisation sémantique s'observe depuis les
sphères intellectuelles dès la seconde moitié du XIXe
siècle. Des historiens de renommée nationale tels que Diego
Barros Arana27 et Benjamín Vicuña
Mackenna28 ont stigmatisé l'indigène en ces termes :
«
27 1830-1907, intellectuel et diplomate chilien, son
oeuvre majeure Histoire générale du Chili a été
controversée
28 1831-1886, politicien et historien chilien,
auteur de nombreux ouvrages tels que Ostracisme de Carrera,
Ostracisme de O'Higgins, Histoire de Valparaiso.
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barbares », « primitifs », « sauvages
», « dépourvu de développement intellectuel »,
« bandits », « barbares belliqueux ». Ce champ lexical
précis met en lumière la création de l'imaginaire
collectif du peuple Mapuche stigmatisé et réduit à
l'état d'animal.
De nombreux historiens ont contribué à
l'élaboration d'un discours raciste qu'ils ont largement diffusé
dans la société chilienne de l'époque. C'est le cas de
Francisco Encina, historien polémique né en 1874 et dont
l'ouvrage à succès Histoire du Chili a été
accusé de plagiat. Il y a écrit « le paysan, dont le
sang était à haute dose mapuche, perdait en moralité,
culture, civilisation s'il échappait au contrôle et au contact des
classes supérieures »29. Cet exemple corrobore les
divers écrits de l'époque qui témoignent d'un racisme
latent voire virulent envers l'indigène. La notion de «devoir
civilisateur» est revendiquée et reprend en partie les
terminologies utilisées par Vasconcelos ou Martí
précédemment cités. Au niveau national, il est
évident que de nombreux penseurs chiliens ont établi le creuset
d'une société double au sein de laquelle le Mapuche peut au mieux
s'intégrer, mais en aucun cas y adapter sa culture originelle.
Prenons l'exemple d'un autre historien de renom : Jaime
Eyzaguirre. Né en 1908 d'une famille catholique appartenant à
l'aristocratie traditionnelle, cet avocat de formation a également
été historien. Il est une des figures du conservatisme chilien du
début du XXe siècle. Sa vision traditionaliste s'articule autour
de deux idées centrales. Tout d'abord, il souhaite dépasser ce
qu'il appelle « la légende noire » de la conquête de
l'Araucanie. Accusé de nier les atrocités commises à
l'époque, il insiste sur la législation libérale de la
monarchie espagnole qui a finalement oeuvré à la protection de la
population indigène. En second lieu, il propose une analyse
inédite du processus d'indépendance qu'il fait dériver sur
la tradition des libertés municipales et l'inversement du centre de
possession de la souveraineté en l'absence du souverain. Ainsi,
Eyzaguirre a tenté de démontrer la fécondité et la
force de la tradition espagnole comme élément constitutif de
l'identité nationale. En 1948, il déclare : «
l'araucan30 ignore la notion de patrie, d'honneur, du
droit, il exalte seulement la force, la sexualité, le vol et l'ivresse
»31. Dans ce cas, contrairement à l'espagnol, le
Mapuche est perçu comme n'ayant pas « de valeurs
29 ENCINA Francisco, Nuestra Inferioridad
Económica, Santiago, Editions Universitaria, 1955, p.48.
30 L'Araucan est le terme utilisé par les
Chiliens de l'époque pour qualifier le Mapuche. Ce terme est tiré
du territoire sur lequel il vit : l'Araucanie. Mais cette terminologie exprime
bien plus le refus par une partie de l'élite d'utiliser le terme de
« Mapuche » qui est issu de la langue indigène le
mapudungun.
31 EYZAGUIRRE Jaime,
Fisonomía Histórica de Chile, Santiago, Editions
Universitaria, 1980, p.36.
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spirituelles, ni de penchant pour l'abstraction, mais
seulement pour ce qui est tangible »32 et aux yeux des colons, du
domaine du mauvais, du péché.
Le constat est sans appel. Nombre d'historiens, de
politiciens, de journalistes et d'intellectuels ont ainsi modelé des
stéréotypes racistes et, de manière plus marquée,
ont été les acteurs de la reconstitution d'une panique ancienne :
la peur du malón33, c'est-à-dire le membre
d'une tribu d'indigènes nomades se déplaçant à
cheval et dont le but principal est d'attaquer les terres et les villes des
colons. Par extension le terme malones signifiera ces attaques
à proprement parler.
Sonia Montecino explique que le terme malón
provient d'un mythe toujours vivace : celui du Mapuche voleur,
littéralement el Mapuche ladrón. L'auteure insiste sur
la genèse du mythe et sa récupération dans l'imaginaire
collectif. En effet, le peuple mapuche, l'homme plus précisément,
se voit affublé de toutes les caractéristiques les plus
stigmatisantes et alarmistes : guerrier farouche et sanguinaire, voleur de
femmes et de terres, destructeur de champs... L'écrivain et
anthropologue analyse ainsi la définition de «l'autre»
à travers la vision que la société et les intellectuels
ont du métissage.
L'identité métisse serait alors
prisonnière d'une métaphore historique qui pose les balises d'une
manière d'être : le métis trouve son origine biologique
dans l'union d'une mère indienne et d'un père espagnol et son
origine culturelle dans la présence de la mère face à
l'absence du père. Au Chili, le thème du métissage
revêt une importance toute particulière dans la mesure où
« le pays a opté symboliquement pour le coté «
blanc » de l'ethos qui nous particularise : les thèmes que nous
trouvons dans les médias tels qu' «être les Anglais
d'Amérique Latine» ou plus récemment «Chili : un pays
différent» démontrent le type d'option pries face à
la réalité d'une synthèse sociale, produit du
mélange, du syncrétisme, de l'hybridation
»34.
D'après l'anthropologue, prononcer le mot « indien
» au Chili renvoie systématiquement dans l'esprit collectif
à des notions telles que : le retard, la pauvreté, la paresse,
l'ivresse,
32 EYZAGUIRRE Jaime, Op. Cit.
33GARRETÓN Manuel Antonio, SOSNOWSKI
Saúl, SUBERCASEAUX Bernardo, Cultura, autoritarismo y
redemocratización en Chile. Santiago, Editions Fondo de cultura
economica, 1993, p.113 à 120, chapitre El mundo indígena en
el Chile de hoy : temor y tensión de una presencia cité par
MONTECINO Sonia.
34 MONTECINO Sonia, Op. Cit.
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le visage obscur, les jambes courtes etc. Ainsi
l'allégorie de l'indien symbolise l'inconnu, l'antithèse de la
population se définissant comme blanche. Le concept d'opposition, de
rejet est intériorisé par toute la société
chilienne dès le XIXe siècle. A partir de ces paradigmes du blanc
et du non blanc, la culture métisse chilienne construit progressivement
une identité où le «même», le «blanc»
ne se remet pas en question et ne se pense ni ne se voit différent du
«blanc» développé de l'ancien monde. Par
conséquent, le conflit entre le monde métis -qui se pense blanc-
et indigène prend naissance dans la tension entre les premiers
souhaitant se conformer à une unité, être identiques aux
membres des sociétés modernes et les seconds qui revendiquent
leur culture et leurs spécificités. Ces derniers, les
indigènes, luttent contre la spoliation multiforme de leurs cultures et
leurs ressources. Il est donc évident que la rivalité entre les
deux camps s'enracine dans ces deux orientations de société
diamétralement opposées.
Toutefois il est à noter que la société
métisse doit faire face à une contradiction qui lui est propre.
Sa quête d'homogénéité la pousse à nier
l'existence intrinsèque de «l'autre», de l'indigène, de
la peau foncée qui constitue pourtant une part importante de son
héritage. L'emploi récurrent du terme de malón
participe à la restitution d'une panique ancienne. Pendant la
guerre en Araucanie, les Mapuches envahissent avec violence et
détruisent les villes des colons européens et des créoles.
Cette crainte de l'inconnu envahisseur et perturbateur s'est par la suite
décuplée à cause de la « situation de chaos
vécue par les colons lors des destructions quasi permanentes des centres
de pouvoir ainsi que le vol d'animaux et de femmes »35. Le
mot malón endosse alors toute sa signification puisqu'il donne
naissance au «métis inversé», fruit de l'union jusque
là inédite entre un père indien et une mère
blanche.
Cette image du Mapuche voleur (de terres, de biens et de
femmes) restera inscrite dans la mémoire collective et symbolisera la
crainte du blanc envers le visage sombre. Aujourd'hui, ce danger, même
archaïque, reste d'actualité dans l'esprit de la majorité de
la population. Il revêt bien entendu de nouvelles formes. Les femmes et
les biens, fruits du vol passé, laissent place à la menace du
viol des lois et des droits dont le plus convoité est celui à la
propriété privée.
35 MONTECINO Sonia, Op. Cit.
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D'après Sonia Montecino, ce malón
moderne est nécessairement assimilé par les Chiliens
à un jouet, un instrument des pouvoirs supérieurs : «
Les Mapuches sont manipulés par un parti politique, par une organisation
internationale qui les encourage »36. De ce fait, il
semble impossible aux yeux des Chiliens, que les Mapuches aient une force
propre, des idées autonomes et des utopies particulières. Par
exemple, les moyens de communication et les discours officiels n'ont eu de
cesse de relier la mobilisation du Consejo de todas las
Tierras37 à un unique code acceptable : le politique et
ses groupes de pouvoirs -ce qui revient au même aujourd'hui que de parler
de l'économique-.
Sonia Montecino ajoute essentiel par ailleurs que cette
ségrégation s'enracine dans l'idée inconcevable pour les
Chiliens que les Mapuches soient acceptés pour leurs
spécificités originelles : « Personne ne s'oppose
à ce que les Mapuches puissent être vêtus de leurs costumes
traditionnels [...] qu'ils occupent un lieu folklorique sans rupture avec
l'imagerie muséographique véhiculée dans les
collèges et les universités. Mais dès l'instant qu'il
s'agit d'approfondir un peu et de développer le problème de la
différence identitaire, l'univers métis [chilien] se
refuse à écouter une vérité historique qui fait
également partie de son avenir : les groupes indigènes dans note
pays ont constitué leur identité antérieurement à
l'Etat»38.
Une terreur s'installe alors et donne libre cours aux
descriptions exagérées, aux réparties xénophobes
sur cet «autre» inconnu qui ne se soumet ni ne se rend.
L'indigène cristallise les peurs par ignorance d'une identité si
différente : langue, couleur, religion, traditions, techniques...
A ce titre, il est intéressant de rappeler les
réactions de scandale suscitées en 1940 lorsque, Pablo Neruda,
alors Consul Général au Mexique, publie l'article «
Nous, les Indiens » dans une revue baptisée
Araucanía avec la photo, en couverture, d'une femme Mapuche.
Fier de son initiative, il en envoie trois exemplaires aux autorités
chiliennes dont un adressé au Président de la République.
Au bout de quelques semaines, les autorités lui somment de changer de
nom ou de cesser la publication. Le poète réplique
36 MONTECINO Sonia, Op. Cit.
37Organisation Mapuche parmi les plus
controversée actuellement, elle s'intitule en Mapudungun Aukin
Wallmapu Ngulam. Elle lutte sur la scène nationale pour la
reconnaissnce des droits des Mapuches et leur autonomie totale.
38 MONTECINO Sonia, Op. Cit.
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alors au tôlé provoqué « dans un
pays où l'ambassadeur ressemble à
Caupolican39 et le Président de la République
le portrait craché de Michimalonco» 40.Mais les
plus vives critiques s'attaqueront au livre Né pour naître
traitant du racisme des gouvernants. Le prix Nobel de littérature
chilien y décrit une conquête violente et destructrice, il loue la
longue guerre contre le conquérant espagnol et exalte les héros
mapuches tels que Lautaro et Caupolicán. Pour le poète chilien,
seul Alonso de Ercilla y Zuñiga auteur du poème épique
La Araucana41 échappe à la honte : «
le seul à ne pas boire la coupe de sang » dit Neruda.
L'indien Lautaro, personnage centrale du poème épique de Alonso
de Ercilla y Zuñiga, dont la ruse déjoue la
supériorité des troupes espagnoles représente ainsi le
héros d'un pays entier. « Ce poème est devenu pour les
Chiliens, leur épopée nationale fondatrice, au même titre
que L'Iliade et La Chanson de Rolland sont celles de la Grèce et de la
France »42.
Si le discours historiographique a contribué à
coup sûr à la discrimination séculaire des Indiens,
Bernardo Subercaseaux semble faire endosser cette responsabilité
à « l'élite chilienne [qui] s'est
déplacée, au cours du XXe siècle, entre deux
constellations fragiles : la race et le marché, considérant
l'européen comme un moteur du progrès »43.
Dans le cadre d'une société où la notion de race est
encore aujourd'hui sous-jacente, le mythe de la race chilienne homogène
est devenu l'un des fondements de l'identité nationale. Par
conséquent, une telle conception de la nation a fermé les portes
au pluralisme culturel.
Au demeurant, il convient de souligner l'influence des
circonstances politiques dans l'histoire des relations entre Chiliens et
indigènes. Le régime militaire d'Augusto Pinochet (1973-1990) a
lancé une vaste initiative juridique et a voulu clore le débat
lancé au début du siècle concernant la possession
communautaire des terres. La loi votée par la dictature chilienne a
renforcé la propriété privée et a dissolu
juridiquement les différentes ethnies en proclamant de
nationalité chilienne toute personne appartenant aux
39 Caupolicán : Cacique influent du peuple
mapuche pendant la guerre de l'Araucanie. Elu « toqui »
c'est-à-dire leader du mouvement de résistance.
40 Michimalonco : (1510-1550), « toqui »
mapuche, farouche opposant à la conquête des territoires par les
Espagnols en 1540. Il forme avec Caupolicán et Lautaro les leaders
principaux de la défense des territoires pour le peuple mapuche.
41 Ce poème épique a
été écrit par Ercilla y Zuñiga entre 1569 et 1589,
pour célébrer les batailles espagnoles contre les
indigènes et narre les combats entre les troupes espagnoles et les
indiens Mapuches défendant leur liberté et leurs terres avec un
grand courage et au prix de lourdes pertes humaines.
42 HOTS Michel, La Araucana
de Alonso de Ercilla, Paris, Editions Utz - Unesco, 1993.
43 SUBERCASEAUX Bernardo, Chile o
una loca historia, Santiago, Editions Lom, 1999.
Page 30
communautés Mapuche, Aymara ou Rapanui. De l'avis
général, cette loi a marqué le renouveau des mouvements
indigènes et de leur lutte contre le processus
d'homogénéisation culturelle et sociale.
La résurgence de la question ethnique est l'un des
thèmes les plus importants et complexes de la sphère politique et
intellectuelle. En Europe, l'exemple de la question identitaire en Bosnie a
cristallisé les affrontements idéologiques et mis en
lumière un vocabulaire souvent raciste et xénophobe de la part
des politiciens, mais aussi des journalistes européens. Si ce mouvement
a toujours existé depuis la création des Etats-nations, la chute
du mur de Berlin et la décomposition du bloc soviétique ont
provoqué la multiplication et la complexification des enjeux
géopolitiques internationaux. Le rôle principal tenu par les
indigènes est devenu l'un des évènements majeurs
aujourd'hui.
Dans cette lignée, la sociologue chilienne Gilda
Waldman44 a travaillé sur les causes et les
conséquences de ce regain du mouvement indigène au Chili. Dans
son article Etat, législation et résurgence indigène
Mapuche au Chili45, la sociologue distingue une double
caractéristique du mouvement Mapuche : sa visibilité publique
d'une part et, d'autre part, l'émergence de demandes politiques comme
celle d'une nation Mapuche mettant en doute l'homogénéité
de l'identité chilienne et inaugurant un nouveau type de relation avec
l'Etat et la société.
Ce processus de revendication trouve ses fondements dans une
série de différents facteurs. Le premier d'entre eux c'est
l'échec des politiques dites indigénistes adoptées
officiellement dans les années 1940 qui visaient l'incorporation des
indigènes au développement et à la culture nationale. Si
l'intégration culturelle a connu un succès partiel, le
développement économique et social de ces communautés n'a
pas connu la même réussite. Ce constat est confirmé par la
pauvreté et la ségrégation dont souffrent les
indigènes du Chili. Le second facteur déterminant réside
dans l'impact de la théologie de la libération et l'injonction
d'autogestion des indigènes. Enfin, dans un contexte de globalisation et
de mondialisation accrues, l'Etat se voit amputé de nombreuses
44 Sociologue chilienne, titulaire de la chaire de
Théorie Sociale à la Faculté des Sciences Politiques et
Sociales de l'UNAM à Santiago, elle collabore également aux
revues Casa del Tiempo et Revista de la Universidad.
45 WALDMAN Gilda, Estado
legislación y resurgimiento indigena mapuche en Chile, Cuadernos
Americanos, 2001, p. 89-90.
Page 31
prérogatives et semble contraint à
libérer des espaces d'expression pour les revendications ethniques.
Dans les années 1960-1980, de nombreux mouvements de
revendications indigènes partagent la volonté de se
démarquer de l'identité nationale dominante. Ils luttent contre
les formes de discrimination mais pour la reconnaissance et l'autonomie des
peuples autochtones.
Au Chili, la visibilité des Mapuches sur la
scène publique a rendu possible la diffusion à grande
échelle de thèmes relatifs aux droits des minorités et aux
violations politico-juridiques subies. En effet, les manifestations de
protestation, les récupérations violentes de terres, les
mouvements d'opposition sévèrement
réprimés46 sont autant d'évènements
relatés par les médias et donnant lieu à de multiples
accusations souvent infondées. D'après Waldman, la
dévolution de terres constitue l'unique espoir en réponse au
processus d'usurpation de terres et des ressources naturelles qui existe depuis
plus d'un siècle. A cette condition peut-être, le mythe du Mapuche
voleur pourra alors être frappé d'invalidité. Pour le
moment, ce n'est nullement le cas. Comme le rappelle l'auteur italien Ruggiero
Romano : « La déstructuration est donc un élément
déterminant de la conquête. Mais après la conquête,
il devient instrument du maintien de la suprématie de certains groupes
sortis en dominateurs de la conquête»47.
Bien plus, il semble que le processus de colonisation à
l'oeuvre au XIXe siècle se prolonge de nos jours de manière plus
insidieuse à travers la manipulation de l'information. Le
quatrième pouvoir semble participer à bien des égards au
discours stigmatisant, il est l'acteur des accusations féroces
adressées au peuple mapuche. Nous allons le voir, cette tendance est
déjà évidente dans la presse chilienne du XIXe
siècle.
46 Ces mouvements sont menés tant au niveau
économique - en opposition aux grandes entreprises internationales
d'exploitation forestière ou hydroélectriques- qu'au niveau
politique face aux forces de l'ordre chiliennes.
47RUGGIERO Romano, Les
mécanismes de la conquête coloniale : les conquistadores,
Paris, Flammarion, 1972.
Page 32
CHAPITRE 2 - « L'humanité contre la
bestialité » : le manichéisme médiatique
Section 1- L'enjeu de la Guerre en Araucanie : presse
libérale vs presse catholique
Comme nous l'avons abordé en introduction, la guerre
qui s'est déroulée en terre mapuche, l'Araucanie, a
traversé différentes périodes depuis la conquête de
la couronne Espagnole de 1536 jusqu'à l'indépendance du Chili
acquise au XIXe siècle. A cette époque, le conflit acharné
entre le peuple autochtone et l'armée fraîchement
indépendante est baptisé non sans contradiction la «
Coexistence Pacifique ». Le processus de colonisation de cette
étape de l'histoire chilienne peut être envisagé à
l'aune du courant historiographique des Etudes des frontières, dans les
années 1980, théorisé par les intellectuels
américains tels que Frederick Jackson Turner48 et Walter
Prescott Webb49.
§1- La frontière assimilatrice
En étudiant la notion de «frontière»,
les auteurs ont été les précurseurs d'une réflexion
historique en interaction avec les outils d'analyse géographique et
géologique. En adaptant les conclusions des chercheurs américains
à la situation chilienne, il est possible d'avancer que l'espace
frontalier -entre les colons et les indigènes- s'est progressivement
transformé en un espace d'acculturation malgré et par le biais de
la stabilité apparente.
48 TURNER Frederick Jackson,
The Significance of the Frontier in American History, American
Historical Association, Chicago Worlds Fair, discours prononcé 12
juillet 1893 à Chicago. Au cours de son discours il élaborera ce
que l'on appelle désormais «la thèse Turner».
49 WEBB Walter Prescott, The
Great Frontier, Cambridge, The Riverside Press, 1952.
Page 33
L'indigène mapuche est assimilé à la
culture dominante, pour le meilleur et pour le pire. Cette assimilation
s'effectue de manière presque invisible dans les cadres temporels
précédemment évoqués. Les cadres spatiaux sont
déterminés par les grands dispositifs de pouvoir tels que le
commerce, le Parlement ou la mission évangélique.
L'anthropologue Guillaume Boccara50 analyse ces
dispositifs de pouvoir à l'aune des relations Espagnols -natifs
indigènes. Après avoir souligné une première
période de violence et de guerre où les dispositifs de pouvoir
ont été l'esclavage, l'expédition belligérante, une
seconde période se dessine à partir de 1641 à
l'indépendance en 1810, le dispositif de discipline est alors
imposé par les institutions comme le Parlement. Trois vecteurs
d'assujettissement prévalent dans les mains de l'institution
civilisatrice : l'évangélisation, la politique et le commerce.
Tout au long du XIXe siècle, l'Etat chilien n'a cessé de vouloir
intégrer le territoire de l'Araucanie à l'intérieur de ses
frontières pour une occupation définitive des sols du cône
sud. Les appareils de pouvoir se comptent alors au nombre de quatre :
l'appareil légal, militaire, le progrès et les colons. Le pouvoir
légal est alors chargé de régler les questions de
possession de terres, les limites et les droits des habitants. Le dispositif
militaire d'occupation et de conquête s'appuyait sur les diverses
améliorations techniques telles que les lignes ferroviaires, le
télégraphe et les ponts, symboles du progrès galopant.
Enfin, les colons majoritairement européens sont appelés pour
repeupler ces grands espaces afin d'introduire le système
d'économie capitaliste marquant la fin d'un système
indigène de troc et d'échange.
Mais quel est le rôle tenu par les médias dans
cet assujettissement en termes de dispositif de pouvoir ? Durant
l'époque de la « coexistence pacifique », l'idée
centrale de la pensée libérale, principalement diffusée
par les journaux El Mercurio de Valparaiso et El Ferrocarril
de Santiago, est que l'occupation militaire des territoires situés
au sud du fleuve Bio-Bio -et, si nécessaire, l'extermination des
indigènes- représente l'unique moyen pour soumettre
définitivement les Araucans. Le vocabulaire même laisse
transparaître la violence avec laquelle les colons évoquent le
peuple Mapuche.
§2- Le conflit idéologico-médiatique
50 BOCCARA Guillaume, Guerre et
ethnogenèse Mapuche dans le Chili colonial, L'invention du soi,
Paris, L'Harmattan, Collection Recherches Amérique Latine, 1998.
Page 34
Le journal El Mercurio publie ainsi le 27 mai 1859 :
« La question pourrait être présentée de la sorte
: est-il convenable ou non que nous ayons des sauvages indépendants et
féroces au coeur de la République ? ». En
février 1855 l'édition n°2488 de ce même journal
édite : « Je suggère que le gouvernement chilien
s'unisse à la confédération argentine, pour que nous
attaquions ensemble les Araucans, ainsi nous nous emparerons de leurs
territoires fertiles avant qu'ils nous fassent du mal ». Mais
l'exemple du Ferrocarril est tout aussi révélateur du
climat de délation et de stigmatisation du milieu médiatique.
Dans l'édition n°1056 du mois de mai 1859 les Chiliens peuvent
découvrir et lire : « il n'est pas possible de concevoir,
à cette époque, l'existence d'un Etat barbare à
l'intérieur d'un Etat civilisé, et qui, d'autant plus, jouit
d'une pleine indépendance vis-à-vis du Gouvernement national. Le
droit d'occuper militairement l'Araucanie, est dans ce sens une
dérivation directe de ces mêmes droits ».
Finalement, les principaux débats au sujet de
l'occupation des territoires au sud du fleuve Bio-Bio n'ont pas eu lieu au
Congrès, au sein des institutions politiques, mais bien à travers
les organes de presse basés tant à Santiago que dans la
région de Valparaíso.
Les journaux libéraux se sont opposés à
la vision de la publication catholique La Revista Católica
attachée à promouvoir l'évangélisation au sein
des peuples indigènes mais à dénoncer l'occupation
militaire de leurs territoires. La Revista Católica
s'élève ainsi contre les propositions politiques et des
journaux libéraux : « Avec cette guerre, l'article 12 de la
Constitution Politique ne serait pas respecté, c'est-à-dire, le
droit à la propriété ». Il est donc
évident qu'une dualité de perception et de prise de position se
dessine dans les organes de presse, jusqu'alors unique moyen de communication
à grande échelle dans un pays extrêmement
étiré géographiquement.
Un exemple supplémentaire de cette lutte contre les
propositions belliqueuses, c'est le soutien de La Revista Católica
dès les années 1850 au travail de la «
Société Evangélique pour la conversion des
indigènes infidèles du Chili ». Cette institution s'oppose
à l'occupation militaire de l'Araucanie et propose l'installation de
Missions et d'écoles en terre mapuche afin de civiliser les
indigènes et de remédier aux tensions séculaires entre les
deux cultures et peuples. Ainsi, en août 1849 la revue
révèle dans ces colonnes « [...] Pensée belle et
féconde, ouvrir les frontières du ciel à des milliers
d'hommes qui sont nos
Page 35
frères, les sortir de cet état de barbarie
dans lequel ils vivent encore, les instruire, améliorer leur position
matérielle et morale, les civiliser par la religion, cela
représente assurément un projet très digne de coeurs
chrétiens et patriotes ».
La pensée libérale, quant à elle,
soutient deux idées motivant l'occupation militaire de l'Araucanie.
D'une part, les bénéfices qui pourront être obtenus de la
grande richesse du territoire. D'autre part, les vols, les agressions les
malones subis par la population blanche et effectués par les
Mapuches constituent une atteinte à l'ordre public et à la
civilisation nationale. Cette cause est suffisante, à leurs yeux, pour
justifier l'occupation armée du cône sud. Cette idée a
été immédiatement condamnée par la revue catholique
qui indique alors « les indiens sont victimes de vexations des blancs,
qui introduisent des liqueurs et d'autres vices sur leurs territoires, les
faits qui leur sont généralement imputés sont faux ou
exagérés sans justification aucune, et même ainsi, cela ne
justifie pas le meurtre de millier d'indigènes innocents
»51.
Face à l'argumentation du haut commandement de
l'armée, concernant l échec supposé des missions
catholiques situées en Araucanie comme moyen de pacification de la zone,
la publication religieuse réagit fermement en indiquant que «
les missions n'ont pas connu d'échec mais [qu'] elles doivent
se réorienter vers l'éducation des plus petits. C'est avec eux
que l'on s'apercevra du changement et pas avec les adultes, avec eux que nous
arriverons à civiliser l'Araucanie, sans avoir besoin d'employer la
force armée »52.
La longue et virulente discussion ayant opposé la
presse libérale et La Revista Católica peut s'analyser
à travers six aspects principaux de la question mapuche. Sur chacun
d'entre eux, les deux parties sont toujours contredites et n'ont pas
réussi à arriver à un consensus. Le professeur à
l'Université Catholique de Valparaíso, Rodrigo Andreucci
Aguilera, décrit et décode dans son article cet antagonisme entre
presse catholique et presse laïque. D'après l'auteur, les positions
de la presse laïque naissent d'une attitude matérialiste et
utilitaire, recherchant les richesses naturelles et les bénéfices
économiques qui pourraient être obtenus en dominant l'Araucanie. A
l'inverse, la revue catholique met
51 Revista Católica du 24 septembre
1853, n°324, p.324 cité dans ANDREUCCI AGUILERA
Rodrigo, La incorporación delas tierras de Arauco al Estado de
Chile y la posición naturalista de la Revista Católica,
Revista de estudios histórico-jurídicos,
Valparaíso, 1998.
52 Revista Católica du 20
février 1849, n°173, p.23.
Page 36
en évidence les valeurs de fraternité
chrétienne, le respect à la dignité de l'indigène,
au droit naturel. En résumé, La Revista Católica
utilise les mêmes arguments que ceux de la seconde scolastique du
XVIe siècle.
Les missions religieuses en Araucanie représentent le
premier élément de cette analyse. Si la presse libérale
les a vivement critiqués initialement, sa position a
évolué pour ensuite reconnaître les aspects positifs des
missions protestantes. Elle jette, de manière détournée,
le discrédit sur l'Eglise catholique. Le point d'achoppement pour la
presse libérale est justement son souhait de ne pas voir les
indigènes civilisés et pacifiés puisque, dans ce cas, il
n'y aurait plus de justification de l'invasion des territoires mapuches.
Cependant, l'argumentation de la presse laïque devient une invitation
à violer la constitution de 1833, puisque cette dernière
reconnaît la religion catholique comme religion officielle du Chili.
Jusqu'en 1925, il était interdit de pratiquer publiquement toute autre
religion, puis la législation s'est assouplie lorsque le
président de l'époque, Alessandri Palma, a mis en place la
séparation de l'Eglise et de l'Etat.
En soutenant les missions protestantes, la presse
libérale, el Mercurio de Valparaíso en tête,
incite l'Etat à violer la loi suprême. Les raisons sont toutefois
évidentes, les missionnaires protestants sont des commerçants, et
c'est précisément la richesse naturelle de l'Araucanie qui
intéresse la presse laïque. Ainsi le journal La Crónica
dénonce le catholicisme en ces termes : « [...j le
catholicisme est : 1° Incapable de civiliser le monde, alors que les
missions qui ont essayé de la faire le sont. 2° Ce mérite
revient uniquement au protestantisme, ses missions sont supérieures dans
la lecture de la Bible de par le mariage de leurs prêtres et les
entreprises mercantiles qu'ils développent »53.
Le second point d'analyse est le protestantisme à
proprement parler. Dès les années 1850, la presse libérale
a commencé à favoriser la présence des protestants dans le
pays, argumentant leur efficacité dans la mission civilisatrice des
indigènes bien supérieure à celle des missionnaires
catholiques. Pour La Revista de telles propositions sont « [...]
des impertinences du Mercurio de Valparaíso, qui ment,
dégoûte, trompe, ses écrits sont sans substance de fond
»54. Cette publication ne va avoir de cesse de proposer
des reportages
53 Revista Católica, 26 janvier 1850,
n°197, p.215.
54 Revista Católica, 23 février
1850, n°198, p.22.
Page 37
ou des articles concernant les missions catholiques dans le
monde, en soulignant ses résultas et ses vertus. La revue catholique est
donc un appui fondamental pour l'Eglise catholique dont elle vante les
prouesses des grands missionnaires.
Troisièmement, la publication catholique défend
la vérité religieuse et, au-delà, une perception
philosophico-juridique du droit de l'indigène que l'universitaire
Rodrigo Andreucci Aguilera appelle la seconde scolastique. La question du
Mapuche reste centrale dans le traitement de l'information par la revue puisque
c'est le salut ou la condamnation des âmes des personnes
impliquées dans le conflit qui est en jeu. Cette idée est bien
celle qui est au coeur des discussions entre les missionnaires au XVIe
siècle, c'est-à-dire la première scolastique. La violente
opposition entre la revue catholique et la presse libérale, surtout
le Mercurio, est telle que à la une de la revue catholique,
dans le coin droit inférieur de la page il était inscrit en toute
lettres « Le mercurio ment, le mercurio calomnie, le mercurio est un
hérétique ».
L'argument de la richesse du Mapuche constitue notre
quatrième angle d'étude pour aborder les dissensions
fondamentales entre les deux types de presse. La Revista évoque
à plusieurs reprises que l'argument de la supposée richesse de
l'Araucanie (bois, terres, fleuves...) est une aberration des hommes
civilisés. En outre, elle affirme que les indiens ont un droit
légitime sur leurs biens et qu'ils sont propriétaires de leurs
terres depuis des siècles. A ce titre, l'Etat chilien se doit de
respecter le droit naturel qui incombe aux Mapuches et les préceptes
chrétiens qui régissent un Etat se réclamant de cette
confession. La revue catholique indique enfin que cette justification
fallacieuse -la richesse de l'Araucanie- ne doit en aucun cas permettre le vil
asservissement des indiens par l'Etat ou leur extermination.
L'avant dernier point de discorde entre les deux types de
presse se focalise sur la conquête armée de l'Araucanie. Selon la
presse libérale, il s'agit du meilleur moyen pour s'emparer des
richesses des territoires et donc des biens des indigènes. Occuper la
zone avec les armes évite ainsi le lent processus d'acquisition des
terrains, le respect de la législation protectrice des droits des
Mapuches : L'Etat a juste à s'octroyer ces terres pour les vendre
postérieurement. La presse laïque insiste alors « Toute
campagne contre les barbares rencontrera la plus vive sympathie de la nation en
masse, si le gouvernement se
Page 38
résout à la mettre en oeuvre, il ne s'agira
pas d'autre chose que de réaliser le souhait de la majorité.
Seule une philanthropie mal comprise et une humanité intempestive ont
levé la voix mais ne se sont pas fait entendre
»55.La revue catholique a critiqué ces
phrases puisque la volonté d'occuper l'Araucanie avec les armes ne
résulte pas, selon elle, du souhait de la majorité et que cela
donne une fausse image de la réalité aux étrangers, les
« coeurs bons des Chiliens s'opposeront à cette injustice
»56.
Enfin, la lutte entre information religieuse et laïque
s'est tenue autour de l'argumentation élaborée pour
conquérir l'Araucanie. La revue catholique ironise en 1859 : «
Quels sont les faits sur lesquels s'appuie El Ferrocarril pour conseiller
à la nation de s'approprier l'Araucanie par la force ? [...]1.
la férocité et la beauté de l'Araucanie, 2. l'opinion
publique convaincue de la nécessité d'occuper les territoires, 3.
le zèle des missionnaires n'a rien permis d'obtenir, 4.
l'ancienneté du projet de conquête qui date de plus de 300 ans, 5.
les attaques récurrentes qu'ils ont fait subir aux populations
chrétiennes, 6. les Araucans ont participé à nos propres
conflits civils (en appuyant par exemple les révolutions de 1851 et
1859) ». Rajoutons enfin les ultimes phrases de la revue catholique
permettant de bien saisir la différence fondamentale de position
idéologique entre les deux types de presse : « S'il
apparaît juste et plaisant pour le Mercurio d'exterminer les Araucans par
ce qu'ils sont simplement des barbares et possèdent un territoire riche
et fertile, alors nous procréons une nouvelle civilisation de
cruauté et de pillage ».
Le zèle avec lequel les rédacteurs de la
Revista Católica se sont appliqués à
défendre les Mapuches n'est pas seulement du aux fonctions
intrinsèques du moyen de communication sociale, mais bien plus à
un impératif religieux. En effet, les croyants et les laïcs qui ont
participé à l'élaboration de la revue ont fait revivre
à travers les pages, l'ancienne « querelle des justes titres
»57 qui a surgi en Amérique Centrale et en Espagne au
début du XVIe siècle.
Finalement, si la revue s'oppose à toutes les formes
d'occupation, pour des raisons religieuses et des principes moraux, elle offre
simultanément une autre formule, celle de
55 El Ferrocarril, n°1273, 15
février 1858.
56 Revista Católica, 18
décembre 1859, n°616.
57 Cette querelle a été
théorisée par Francisco de Vitoria (1483 ou 1486-1546),
théologien espagnol entré dans l'ordre dominicain en 1504 et
ayant exercé, avec Bartolomé de la Casas, une grande influence
sur Charles Quint. Dans De Indis, il s'intéresse aux droits des
indiens et fait part des excès commis par les conquistadors espagnols en
Amérique Latine. Il affirme par exemple que les Indiens ne sont pas des
êtres inférieurs, qu'ils possèdent les mêmes droits
que tout être humain et sont les légitimes propriétaires de
leurs biens et de leurs terres.
la « civilisation ». C'est pourquoi il est faux
d'affirmer que la presse catholique s'oppose à la possession des
territoires indigènes. Elle expose en revanche la
nécessité de civiliser ce peuple à travers deux moyens
centraux : l'évangélisation et l'éducation.
L'universitaire Rodrigo Andreucci Aguilera explique comment la publication
catholique répète à l'envie que la religiosité et
les principes chrétiens régissant la société
chilienne s'imposent comme les fondements de la civilisation.
Entre presse laïque et presse catholique, le conflit
intellectuel sur la question de l'occupation de l'Araucanie a incontestablement
fait rage. Mais cet affrontement idéologique a moins montré les
divergences d'opinion entre les fins et les moyens de cette occupation que la
naissance d'un véritable pouvoir de persuasion et d'influence des
mentalités : la presse. C'est la place des médias traditionnels
dans la diffusion d'opinion qui se joue à l'époque. La revue
catholique le revendique de manière indéniable : « la
presse est appelée à jouer un rôle principal dans l'oeuvre
de civilisation, en illustrant les questions, en propageant les bons principes,
en inculquant aux citoyens les idées de moralité, de justice et,
en ce qui concerne les autorités, sans lesquelles il ne peut y avoir de
félicité, de paix et de progrès dans l'Etat.
»58
Page 39
Section 2- La fabrication de l'imaginaire sauvage de
« l'Auracan »
Dans cette longue création de l'idéal national
où l'indigène n'a pas sa place, la presse tient un rôle de
premier plan. Les élites ont ainsi régulièrement
instillé l'idéologie dominante à travers les colonnes des
grands quotidiens diffusés à la frontière avec
l'Araucanie. Lorsque le colonel Cornelio Saavedra est mandaté en
Araucanie afin de conclure l'occupation définitive du territoire, les
articles de presse mettent habilement en
58 Revista Católica du 24 novembre
1855, n°415, p.97
Page 40
lumière le caractère guerrier des Mapuches en
contradiction avec l'image alors répandue de l'indien libre et
inspirateur de l'indépendance latino-américaine.
En tant que vecteur de diffusion de l'information, la presse a
toujours joué un rôle important dans les différents
processus historiques du Chili. Son rôle est analysé par
l'historienne Carmen Norambuena : « le rôle que joue la presse
dans le processus de modernisation de l'Araucanie est bien plus grand que celui
que l'on peut lui attribuer, il s'agit d'un vase communicant des politiques
nationales et des aspirations régionales »59. Son
rôle dépasse sa simple fonction d'information, « la
presse devient le meilleur instrument d'éducation réflexive. A
travers son contenu, il est possible d'apprendre à lire, diffuser les
garanties des commerces, toucher les électeurs, analyser les
problèmes locaux, être au fait des évènements
nationaux et enfin connaître les efforts pour maintenir en circulation
ces journaux »60.
§1- La culture médiatique de la terreur
Les logiques d'opposition entre colons et Mapuches sont ainsi
alimentées par les chroniques coloniales dépeignant l'Araucan -le
terme mapuche n'est pas utilisé puisqu'il est issu de la langue des
indigènes, le mapudungun61- comme un être belliqueux,
indomptable et parfois même violent. « Cela fait des
siècles que l'on entend que l'indien d'Araucanie est
irréductible, qu'il est difficile de lui faire courber l'échine
[...] Erreur ! Les indiens d'aujourd'hui ne sont pas ceux
qu'Ercilla62 a immortalisés dans ces poèmes.
[...] Nous avons foi et faisons confiance aux hommes qui dirigent le
destin de la frontière. Nous faisons appel à leur fierté,
à leur patriotisme pour qu'ils réduisent une fois pour toute un
territoire qui n'a jamais été autre chose qu'une anomalie sur
notre carte »63.
La presse de la frontière promeut l'entreprise de
discipline de l'Araucanie à travers une idéologie de terreur, de
peur et de menace. Les informations sont exagérées, les titres
de
59 NORAMBUENA Carmen, La
Araucanía y el Proyecto Modernizador in PINTO
Jorge (éditeur), Modernización, Inmigración y
Mundo indígena. Chile y la Araucanía en el siglo XIX,
Temuco, 1998, 244-245
60 NORAMBUENA Carmen, Op. Cit.
61 Mapudungun ou mapuchedungun ou mapuzugun est la
langue des Mapuches. Mapu signifie « terre » et dungún veut
dire « mot », donc Mapudungun signifie littéralement «
langue de la terre ».
62 Alonso de Ercilla y Zúñiga
(1533-1594) poète espagnol, auteur du très célèbre
poème épique La Araucana publié en 1569.
63 El Meteoro, 17 août 1867.
Page 41
presse annoncent des supposés mouvements
indigènes et fomentent la sensation de vulnérabilité et
d'insécurité de la population. Cet imaginaire sauvage et brutal
infiltre progressivement la psychologie des habitants qui vont peu à peu
exiger que les autorités compétentes prennent des mesures
immédiates pour lutter contre la menace des Mapuches barbares. Au
delà de la peur chronique que suscitent les nouvelles, la sensation
d'insécurité véhiculée entraîne une forte
pression de la population sur les autorités et les représentants
de l'Etat chilien.
Si l'exercice du contrôle du pouvoir et de discipline au
XIXe siècle est assumé par l'Etat, les intellectuels
chiliens ont développé une idéologie de l'occupation
basée sur des concepts comme ceux de la race supérieure, le tout
largement relayée par la presse de la frontière. Víctor
Díaz Gajardo, universitaire chilien auteur d'une thèse sur
l'occupation en Araucanie64 en vient à dire que cette presse
constitue un nouvel espace de diffusion pour les intérêts des
propriétaires des moyens de production économique, ces derniers
demandant une plus grande intervention à la frontière, une
protection accrue et le peuplement des campagnes par des blancs.
Le quotidien La Tarántula écrit en
juillet 1864 : « La véritable pacification de l'Araucanie
consiste dans l'augmentation de la population. Les peurs que les indiens ne se
soulèvent disparaissent petit à petit. Au plus les campagnes se
peupleront, au plus il sera impossible pour les indiens de se soulever
».
D'après l'auteur, les informations contenues dans la
presse de la frontière sont l'expression d'une triple attitude : tout
d'abord l'exagération des articles traitant des attaques
indigènes -en mettant l'emphase sur la `sauvagerie' et la
brutalité des indigènes-, ensuite les nouvelles qui parlent de
l'insécurité des habitants et enfin le flot d'information mettant
en état d'alerte la population civile et militaire. L'ensemble de ce
panorama informatif conduit à la création d'une culture
médiatique de la terreur et de la menace, dans laquelle les habitants de
l'Araucanie doivent vivre en permanence.
§2- Etude croisée de trois quotidiens nationaux
64 DÍAZ GAJARDO
Víctor, Disciplinamiento, miedo y control social : los
`otros' dispositivos de poder en la ocupación de la
Araucanía, Université Catholique Cardenal Raúl Silva
Henríquez.
Page 42
La presse a toujours joué un rôle
déterminant dans le cadre des différents processus historiques au
Chili, pas seulement comme un instrument de diffusion de l'information, mais
bien aussi en tant que catalyseur et canalisateur d'intérêt. Ce
double rôle tenu par la presse est expliqué par l'historienne
Carmen Norambuena65.
Il convient à ce titre de revenir sur le lieu et le
contexte historique de la création de ces titres. Les trois
périodiques de la fin du XIXe siècle qui font l'objet de notre
étude sont nés dans des villages situés à la
frontière, parmi les plus stables politiquement et économiquement
tels que Concepción, Angol, Los Ángeles. Il s'agit de La
Tarántula de Concepción, du journal El Metéoro
de los Ángeles et de l'Araucanía Civilizada
basée à Mulchén.
Si la teneur première de tels périodiques
consiste en des « déclarations de principes, intentions,
objectifs »66, petit à petit, les rédacteurs
mettent en évidence la nécessité du progrès
matériel et moral de la civilisation, du développement de la
région à travers la modernisation de l'agriculture, du commerce,
des voies de transport. Cet impératif de développement a permis
de justifier l'occupation militaire de l'Araucanie et, en réutilisant le
mythe du Mapuche voleur, les titres de presse vont façonner de
manière déterminante la raison même du nouveau conflit : la
victoire de l'humanité sur la barbarie. « Il s'agit [...]
d'ouvrir un centre inépuisable de ressources agricoles et
minières, des nouveaux chemins pour le commerce sur les fleuves
navigables [...] finalement, il s'agit de la civilisation sur la barbarie, de
l'humanité sur la bestialité »67.
La presse de la frontière encourage donc l'entreprise
disciplinaire en Araucanie, à travers la rhétorique de la terreur
et de la menace relayée par l'exagération quantitative de
l'information et le recours systématique à la sensation de
vulnérabilité et d'insécurité vécue dans les
villages. Les titres de presse à travers leurs articles et l'imagerie
ont fomenté la perception négative et raciste de l'ensemble de la
population blanche à l'encontre des indigènes. Cet imaginaire
sauvage et brutal investit progressivement la
65 NORAMBUENA Carmen, La
Araucanía y el Proyecto Modernizador in PINTO
Jorge (éditeur), Modernización, Inmigración y
Mundo indígena. Chile y la Araucanía en el siglo XIX,
Temuco, 1998, pp. 244-245
66 NORAMBUENA Carmen, Op. Cit., p.
246.
67 El Mercurio, 5 juillet 1858.
Correspondance depuis Valdivia, in PINTO Jorge, De la
inclusión a la exclusión, Santiago, 2000, p.131.
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conscience collective et alimente le facteur psychologique de
panique. « De cette sensation de menace permanente résulte une
peur chronique, qui se transforme en un état permanent de la vie
quotidienne »68.
A- L'exagération de l'information : le
sensationnalisme de la peur
Le premier point de notre analyse s'attachera à
démontrer à quel point ces trois grands périodiques
exagèrent les nouvelles et les faits dans un but unique : construire de
toute pièce un ennemi. De nombreux articles d'archives cités dans
la thèse de Víctor Díaz Gajardo transmettent des
informations volontairement erronées. Les chiffres et les données
ne reflètent ainsi pas la réalité et sont l'expression
d'un sensationnalisme de la peur.
El Metéoro dans son édition du 9
janvier 1869 exagère les mouvements des Mapuches dans le but d'inspirer
la terreur concernant leurs actions : « Vous savez que deux milles
indiens ont passés lundi et mardi de la présente semaine la ligne
fortifiée de Malleco. [...] Ils ont volé de nombreux animaux
bovins, des brebis, des chevaux et ont repassé la ligne mardi dans la
journée avec 900 animaux ». Ou bien encore, de manière
encore plus exagérée : « Près de Negrete, l'on
pouvait rencontrer ces gens dans un état lamentable au lever du soleil,
plusieurs fermes incendiées, deux cadavres pulvérisés
parmi les décombres [...] six blessés et parmi eux une fillette
de dix ou onze ans, dont les lamentations déchirent le coeur
»69. Cet article a pour vocation de provoquer la stupeur
chez le lecteur, en mettant en scène des indigènes à la
limite de la bestialité et de l'inhumanité.
La dramatisation de l'information est un processus qui est
à l'oeuvre à la fin du XIXe siècle et, comme le confirme
Elisabeth Lira, il favorise une panique chronique où chacun peut se voir
comme l'éventuelle victime, pas seulement comme un des témoins de
la situation. L'analyse de l'exagération de l'information peut se
décliner selon trois points précis : tout d'abord
démontrer la constante lutte entre civilisation et barbarie, ensuite
semer la peur et l'insécurité chez les habitants et enfin
justifier les violentes représailles
68 LIRA Elisabeth,
Psicología de amenaza política y el miedo, Santiago,
1991, p.7.
69 La Tarántula, 25 juin 1870.
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menées contre les indigènes. Enfin, selon le
sociologue León Rozitcher « En augmentant le nombre de morts et
la violence suscitée, on recourt à la peur sociale produite face
à l'ennemi et l'on justifie la guerre à proprement parler
»70.
B- L'instauration d'un climat de suspicion
Il convient de montrer ensuite dans quelle mesure le
traitement de l'information s'effectue dans un élan de méfiance
et de défiance envers l'indigène. Effectivement, les organes de
presse jouent un rôle prééminent dans la construction de
l'imaginaire négatif du Mapuche usant d'arguments racistes, s'appuyant
sur une idéologie de l'occupation basée sur la menace et la
terreur constante, finissant par asservir la culture Mapuche.
Ainsi, la peur provoquée par la simple présence
d'un groupe d'indigène dans une ville est suffisante pour exiger
l'extermination immédiate de la communauté entière. Cet
état de fait dans les villes du sud du Chili est repris par le
célèbre historien Jorge Pinto : « Tuer l'indien,
enterrer son visage et le faire disparaître de notre vision semblait
être la solution la plus facile [puisque jusqu'à aujourd'hui
même] la peur de le voir apparaître lorsque nous nous regardons
dans un miroir semble nous incommoder »71.
La méfiance prend naissance dans un supposé
armistice lorsque deux parties en conflit établissent le contact et la
communication, dans le but d'obtenir la paix ou tout du moins afin de
réarticuler les forces en combat. Ce constat éclaire ce qui s'est
produit tout au long du XIXe siècle en Araucanie : le reconditionnement
des forces et des modalités d'attaques et de résistances,
s'appuyant dans le cas des créoles sur la méfiance à
l'égard des indigènes. « A la frontière, personne
ne croit aux indiens tranquilles mais tout le monde attend de donner un coup,
on ne croit pas non plus à l'amitié des indiens des terres du bas
[...] L'expérience nous conseille de ne pas leur faire confiance
»72.
Les exemples sont légions dans les colonnes des
périodiques de l'époque. Les journalistes ne cessent de
diffuser une image négative de l'indien sous-développé et
retardé au regard
70 ROZITCHER León, Efectos
psicosociales de la represión, in MARTÍN-BARÓ
Ignacio, Psicología social de la guerra :trauma y terapia, San
Salvador, Editions UCA, 1990.
71 PINTO RODRIGUEZ Jorge, De
la inclusion a la exclusion, Santiago du Chili, Editions Santiago du Chili
: Idea-Usach, 2000.
72 La Tarántula, 27 mai 1868.
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de l'évolution du monde. « Sans une loi
sévère contre le crime rien ne se fera en Araucanie, cela sera
dépenses sur dépenses, insécurité pour les voisins
et les colons et nous nous rabaisserons au niveau de la nation la plus
arriérée »73.
En outre, la presse a tendance à exagérer les
informations afin de sensibiliser le gouvernement à l'envoi de nouvelles
troupes à la frontière : « A mesure que l'armée
quitte la frontière, la méfiance augmente et pas seulement la
méfiance commerciale, mais cette peur de l'indigène fait penser
que l'existence des villages est désormais comptée
»74. En effet, une fois la Guerre du Pacifique
terminée, la présence de la force armée est réduite
à portion congrue. Cela explique la crainte croissante des colons
européens et des créoles face à «l'autre», le
sauvage.
Cette guerre d'occupation et d'extermination s'inscrit dans
une « idéologie de l'occupation », selon les termes
de Víctor Díaz Gajardo, qui est orientée politiquement par
les gouvernements successifs et idéologiquement par les entrepreneurs
créoles dont la majorité possède les titres de la presse
frontalière.
Finalement, qu'il s'agisse de l'exagération des
nouvelles ou de la méfiance envers le Mapuche, les rédacteurs de
tels journaux cherchent à propager la peur et la menace parmi les
habitants de l'Araucanie afin que les appels à l'extermination se
fassent chaque jour plus pressants.
C- Le journalisme positiviste et réducteur
D'après les analyses des sociologues
précités, Elisabeth Lira et León Rozitcher, la
désinformation de l'ennemi est un facteur fondamental dans la guerre
psychologique. Cette guerre s'est manifestée dans la presse
frontalière, par l'annonce d'avancées supposées, de
mouvements et d'attaques des Mapuches.
Progressivement, la menace des indiens est devenue une
constante dans le traitement de l'information : « Grande menace en ces
lieux : aujourd'hui nous avons reçu une information selon laquelle les
indiens vont mettre en place une grande attaque -malón-
73 El Meteoro, 29 août 1868.
74 El Meteoro, 29 août 1868.
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pendant les nuits à venir [...] Un grand
mécontentement à cause de l'insuffisance des troupes qui ont
été laissées dans cette zone [...] Avant-hier, les indiens
prirent d'assaut un troupeau de bêtes appartenant à M. Figueroa et
voisins »75. En personnalisant à ce point
l'information, en citant le nom des personnes victimes des vols, les auteurs
des articles nous font alors penser que les attaques indigènes de
touchent pas seulement les forts et les garnisons mais bien encore les petits
villageois comme ce M. Figueroa.
Le 4 novembre 1881 se produit le dernier grand
soulèvement mapuche, qui selon Jorge Pinto, « prétendait
imposer la fondation d'une ville de Temuco forte et l'avancée de la
frontière jusqu'au fleuve Toltén où toute l'Araucanie
fusse secouée par une grande attaque et la menace d'une nouvelle
unité pantribale incluant les Mapuches de l'autre coté de la
cordillère »76. La préparation ainsi que les
détails de cette supposée attaque est largement reprise par la
presse jusqu'en 1883, date de la cuisante et ultime défaite des Mapuches
à Villarica. Effectivement, à cette date, les indiens ne
représentent plus une menace pour les habitants frontaliers. En
revanche, même s'il n'y a plus aucune raison de le faire, la presse
continue à marquer son contenu du sceau de la dénonciation et de
la calomnie.
Durant la première moitié du XIXe siècle,
le mythe de l'indien insoumis prévaut puisqu'il justifie la guerre. Une
fois l'indépendance conclue, l'élite prend les rennes du pouvoir
face aux Mapuches. Soudain ces anciens valeureux guerriers dont « la
lutte contre l'espagnol était apparentée à la lutte pour
leur émancipation »77 deviennent les ennemis
à abattre. Pour l'écrivain Fernando Casanueva la situation est
claire et reste finalement la même : « Le Chili se
présente ainsi, une fois de plus, comme le continuateur de la politique
coloniale »78.
Néanmoins la situation évolue
profondément au cours de la seconde moitié du siècle.
D'après l'historien Jorge Pinto, un triple phénomène
explique l'implantation d'un cadre toujours plus menaçant pour les
Mapuches : « la configuration des Etats nationaux,
75 El Biobío, 16 juin 1879.
76 PINTO RODRIGUEZ Jorge, De
la inclusion a la exclusion, Santiago du Chili, Editions Santiago du Chili
: Idea-Usach, 2000, p. 190-191.
77 PINTO RODRIGUEZ Jorge et SALAZAR
Gabriel, Historia contemporánea de Chile, Tomo II, Actores,
identidad y movimiento, Santiago, Editions LOM, 1999, p. 139.
78 CASANUEVA Fernando, Indios
malos en tierras buenas. Visión y concepción del mapuche
según las élites chilenas del siglo XIX, Editions MIMA, 1998,
p.55-131.
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l'articulation de leurs économies aux
marchés internationaux et l'étroitesse du marché de la
terre»79. C'est à partir de cette époque que
naît le retournement négatif dans l'imaginaire de l'image du
Mapuche : le héros devient grossier, la figure de l'homme vaillant et
valeureux se mue en un barbare sauvage et animal. C'est ainsi que se profile le
stéréotype négatif alimenté par les chroniques
coloniales des grands quotidiens, vecteurs de diffusion du discours positiviste
et civilisateur de l'époque.
Ce courant de pensée de l'indien barbare n'est pas
propre au Chili, il s'inscrit dans le cadre de la pensée positiviste et
évolutionniste qui s'est propagée depuis l'Europe jusqu'en
Amérique Latine. D'après cette vision, les occidentaux se
positionnent face à l'indigène, à un «autre'' non
civilisé, étranger voire ennemi du développement, du
progrès et de la civilisation.
Sauvage, indomptable, belliqueux, exclu du projet national, le
Mapuche finit par être absent de l'histoire du Chili et la presse joue un
rôle majeur dans ce processus d'exclusion des indigènes. Pour
l''auteur Eduardo Santa Cruz, la presse est le reflet de la
société. « Pour cette raison, étudier et
enquêter sur les discours de la presse est un moyen digne de foi pour
connaître l'imaginaire occulte d'une société
déterminée »80.
Ainsi, il est évident que la presse constitue le
maillon central de l'élaboration de l'idéologie de l'occupation
des terres caractérisée par la fusion des différents
appareils de domination -légal, miliaire, bureaucratique, les colons
européens et le progrès-. En outre, elle est le porte-voix
d'intellectuels et de journalistes véhiculant la culture de la peur et
de l'intimidation. Les sentiments négatifs et dépréciatifs
sont inculqués à la majorité de la population des villages
grâce à la grandiloquence des mots et l'exagération des
faits.
Finalement le sociologue Leonardo León l'exprime avec
justesse, la frontière du XVIIe et XVIIIe siècle illustre la
mutation d'un espace de conflits sporadiques et de syncrétisme en un
espace d'exclusion.
79 PINTO RODRIGUEZ Jorge,
Integración y desintegración de un espacio fronterizo, La
Araucanía y las Pampas 1550-1900, Santiago du Chili, Universidad de la
Frontera, 1996, p. 35-36.
80 SANTA CRUZ Eduardo,
Conformación de espacios públicos, masificación y
surgimiento de la prensa moderna : Chile siglo XIX, Centro de
Investigaciónes Sociales, Santiago, Université Arcis, 1998.
« Spoliation [expoliación],
aliénation [enajenación], ethnocide
[etnocidio], expulsion, exploitation, stupeur [estupor],
esclavage [esclavitud] furent parmi les catégories qui
commencèrent avec la 5e lettre de l'alphabet. Quels autres
délices nous promettait l'usage complet de la langue castillane ?
»81
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