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Phénoménologie des droits de l'homme chez Emmanuel Lévinas: de l'humanisme juridique à  l'humanisme éthique

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par Achile Igor BENAM
Université Catholique d'Afrique Centrale - Licence en Philosophie 2013
  

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Conclusion

Replié exclusivement sur soi dans la totalité, le sujet manifeste sa déhiscence dans la responsabilité, autre nom de l'amour. Tout le long de ce chapitre, la philosophie de Lévinas se veut une réhabilitation éthique du primat de l'Autre contre les morales subjectivistes de la modernité. Nous avons présenté que du point de vue éthique, la prise en compte exclusive du sujet n'est que violence. Sortir de cette impasse implique de faire primer la relation interpersonnelle ; et, dans cette relation, sortir d'un rapport de survivance ou de satisfaction : la folie de la charité. Dans le chapitre qui va suivre, nous nous servirons de quelques concepts élaborés dans les chapitres précédents et de quelques autres concepts auxquels nous donnerons une autre verbalité pour mettre en exergue ce qui fonde et justifie le renversement de l'ordre juridique par l'ordre éthique, opéré par Lévinas.

Chapitre III : La dialectique du juridique et de l'éthique : une reprise de la phénoménologie emphatique levinassienne

Introduction

Nous sommes enfin parvenus au point névralgique de notre recherche. Point qui aura pour vocation de mettre en lumière le renversement de l'ordre juridique par l'ordre éthique. Pour mieux comprendre cette partie nous y entrerons avec des arrières fonds épistémologiques, résultant des recherches consignées dans les deux premiers chapitres de notre recherche. En effet, dans cette partie nous voulons partir de l'idée selon laquelle : « les droits de l'homme se manifestent (...) originellement comme droits de l'autre homme et comme devoir pour un moi, comme mes devoirs dans la fraternité (...)»94(*) Il sera question de briser théoriquement « l'homme » du droit (le sujet juridique) pour faire asseoir le sujet éthique. Ainsi, nous parlerons des droits de l'homme en terme d'a priori, de l'asymétrie de la relation avec autrui, des droits de l'autre homme proprement dits et enfin, nous reviendrons à l'idée de la transcendance dans les droits de l'autre homme en posant la rencontre du visage comme trace de l'Infini, comme hospitalité source d'une paix eschatologique.

III. 1. De la conscience originelle du droit ou de la conscience d'un droit originel : droits de l'autre homme en terme d'a priori

Dans cette partie, nous voulons comprendre les droits de l'homme depuis leur lieu de surgissement, depuis le fond de la conscience humaine en tant qu'a priori. Le mot a priori, bien que venant de Kant, signifie que les droits de l'homme sont considérés comme une obligation éthique, comme commandement absolu en vertu du surgissement de la transcendance du visage de l'autre dans l'immanence du même. Ils deviennent ainsi une émanation de l'Infini en tant qu'il est Absolu et non-expérimentable, sinon, que par le visage d'autrui. Ici, l'a priori se constitue dans le penser autre, car l'humain se donne dans la manifestation éthique: l'autre, par son visage, étant le principe même de l'humanité. Pour Lévinas, les droits dits de l'homme caractérisés par le respect de la dignité humaine, de la liberté, de la vie, de l'égalité de tous les hommes devant la loi, se fondent sur « une conscience originelle du droit ou la conscience d'un droit originel »95(*). En effet, les droits, de ce point de vue, font entendre leur échos depuis l'éveil de la conscience : depuis l'Homme. C'est en cela qu'ils se posent comme a priori.

Pour Lévinas, en effet, il y a a priori des droits de l'homme parce que ceux-ci manifestent « l'absolu de la personne malgré son appartenance au genre humain ou à cause de cette appartenance »96(*). Il y a là un refus radical de réduire l'homme en son sens général, et l'option qui est la nôtre consiste à penser l'homme dans sa figure spécifique de l'humain, c'est-à-dire son absoluité. Ainsi, les droits de l'homme ne sauraient être le résultat d'un quelconque effort humain ou juridique qui soit ; indépendants « à toute tradition, à toute jurisprudence, à toute distribution de privilèges, de dignités ou de titres, à toute consécration par une volonté qui se prétendrait abusivement raison.»97(*) Ils sont a priori, absolus ; indépendants des mérites, des efforts ou des vertus de l'homme. Les droits étant indépendants, révèlent à la justice sa fondation éthique et comme telle, ils marquent « l'identité absolue de la personne, c'est-à-dire du non-interchangeable, incomparable et unique »98(*). En ce sens qu' « on peut tout échanger entre êtres sauf l'exister.»99(*) Considérés comme tels, les droits de l'homme, qui n'ont pas à être conférés par une quelconque volonté, seraient ainsi irrévocables et inaliénables. Parler donc des droits de l'homme, c'est discuter des droits de l'autre, de l'homme concret, visible dans la figure du prochain, du lointain, du pauvre qu'on maltraite et méprise, de l'orphelin(e), du veuf, de la veuve, de l'étranger, du fonctionnaire sans salaire, du peuple abusé et roué que l'on dépouille de tous ses biens pour l'intérêt des plus riches et des minoritaires sadiques, etc.

III. 2. Les droits de l'autre homme : l'asymétrie de la relation avec autrui et mise en question des concepts « liberté » et « égalité »

Poser les droits comme étant les droits de l'autre homme, n'est pas refuser totalement les bases de ceux-ci, acquises par la modernité. La modernité a beaucoup apporté dans la consolidation et le respect des droits de l'homme par la science et la technique et d'autres produits de la raison humaine.100(*) Même si le développement de la science et de la technique peut rendre possible le respect effectif de ces droits élargis, la science et la technique elles-mêmes peuvent comporter des exigences inhumaines allant contre ces dits droits101(*) à telle enseigne que Lévinas dira : « Les droits de l'homme se trouvent compromis par les pratiques mêmes dont ils ont fourni la motivation. Mécanisation et asservissement.»102(*) Finalement, notre approche ne consiste pas à contester ces droits fondamentaux mais à penser un complément dialectique à propos d'un droit incontestable et de lui consacrer une réflexion nécessaire et sans pessimisme.

III. 2. 1. Une relation asymétrique et récusation du concept d' « égalité »

Les droits de l'homme, disions-nous, font référence au sens de l'humain qui n'est pas celui qui met tous les hommes (le Même et l'Autre, le Je et le Tu, le Moi et l'Autrui) sur un même point d'égalité. Quand tous ont droit au même titre sans distinction spécifique, à qui reviendrait le devoir de garantir le respect de ces dits droits fondamentaux ? Bref, le droit ne saurait être le droit de tous les hommes, ni d'un homme abstrait. Car « les droits de l'homme se manifestent à la conscience comme droits d'autrui et dont je dois répondre. Se manifester originellement à la conscience comme droits de l'autre homme et comme devoirs pour un moi »103(*)en ce sens que « ...Tout le monde a des droits sauf moi»104(*). Le moi est ici mis en otage par autrui et sa relation avec autrui se situe dans un ordre dissymétrique, car, autrui et moi ne sont pas et ne seront jamais égaux. Et le devoir que j'ai envers autrui doit se faire dans un esprit de dés-inter-essement, étant donné que la relation Moi-Autrui s'effectue sans réciprocité. En effet, autrui est à la fois le vulnérable, le faible, le pauvre, le veuf, l'orphelin ; mais il est aussi le fort, l'intriguant, le brutal, etc. Bref, les droits de l'autre homme ne pourront jamais être pensés en termes d'égalité, car cela signifierait que le devoir ou la responsabilité que j'ai vis-à-vis de l'autre doit être réciproque. Or, cette perspective est critiquée par Lévinas. Pour cela, ce qui caractérise le mieux les humains c'est la différence dans tous ses aspects (de races, de peau, de couleurs, de situation sociale, de condition naturelle), et nous devons construire la socialité humaine sur cette différence, sur cette inégalité au lieu de vouloir la supprimer. Considérer les droits de l'autre homme c'est aussi poser d'emblée que la liberté se trouve du coté de l'autre homme et que le moi n'a que des responsabilités.

III. 2. 2. La problématique de la liberté

Aborder Autrui, c'est mettre en question ma liberté, ma spontanéité de vivant. Le « Tu ne commettras pas de meurtre » soumet ma liberté au jugement. Ma liberté est comme investie par le visage de l'Autre qui m'interpelle. « Autrui ne limite pas la liberté du Même ; il l'instaure et la justifie »105(*) La relation avec le visage de l'autre se produit comme bonté106(*) chez Lévinas, contrairement à la rencontre d'autrui chez Sartre qui est la menace d'une liberté en face d'une autre liberté. Avec Lévinas, la liberté ne se comprend plus dans le registre de la puissance et de l'impuissance mais dans celui de la justice et de l'injustice. L'accueil d'autrui est ipso facto la conscience de mon injustice, la honte que la liberté éprouve pour elle-même. La liberté face à autrui est pleine de responsabilités et d'obligations. Ma liberté n'a de sens que lorsque j'accomplie mes obligations envers autrui ; obligations pluridimensionnelles (matérielles, morales, intellectuelles, spirituelles). Il faut donc de la justice pour donner à ma liberté sa responsabilité. Car, mon devoir envers autrui qui interpelle ma responsabilité est une investiture de ma propre liberté. Comme le souligne Lévinas : « Dans la responsabilité qui, comme telle, est irrécusable et incessible, je suis instauré comme non-interchangeable : je suis élu comme unique et incomparable. Ma liberté et mes droits avant de se montrer dans ma contestation de la liberté et des droits de l'autre homme se montreront précisément en guise de responsabilité, dans la fraternité humaine. Responsabilité inépuisable, car on ne saurait être quitte envers autrui.»107(*) Il y a ici, substitution et diaconie (service de l'Autre par le Moi).

III. 2. 3. L'homme et la responsabilité d'otage

La réponse du sujet à autrui est d'abord l'expérience de sa passivité fondamentale. Il n'a plus l'initiative du sujet agissant. Être sujet c'est répondre à autrui. Lévinas déploie le concept de responsabilité d'une façon différente de la conception juridique. La responsabilité trouve sa source dans l'appel que lance autrui, se présentant nu, faible et exprimant pourtant au sujet l'obligation, l'ordre de prendre soin de lui. La personne dont il s'agit d'abord dans la responsabilité, c'est la personne d'autrui, c'est-à-dire de celui dont je suis responsable. La responsabilité ici est une obligation extrême à l'égard de l'autre comme charité. « Nous devons accepter d'être pris en otage par ce qu'il y a de plus menacé, avant même que notre liberté n'intervienne»108(*) nous dit R. Simon.

Face à Kant qui conçoit le sujet comme l'auteur, l'initiative, la cause libre de ses actions, Lévinas semble éteindre le sujet ; un sujet sommé de répondre, hormis toute conscience de sa liberté. La figure d'Isaïe qui dit: « Me voici » à la simple vue de la majesté de Dieu reste pour nous une référence. Dieu nous laisse sa trace dans la nudité et la faiblesse de l'humain, d'autrui, de notre prochain, pourtant si extérieur à notre monde qu'il en demeure étranger. Et, si Lévinas ne bascule jamais en théologie, c'est que, loin d'être un « Rabbin déguisé », il emprunte, selon Boissinot, à « l'Écriture et à la tradition rabbinique le concept d'une responsabilité originaire constitutive de la subjectivité, mais sans jamais se placer dans ses écrits philosophiques sur le terrain de la théologie.»109(*) Ainsi, l'obligation vis-à-vis de l'autre n'est donc pas un esclavage, mais une élection, un appel auquel nous sommes sommés de répondre: « me voici ». Cependant, quand les hommes se dérobent de leur responsabilité, il en résulte la barbarie. Ainsi, la responsabilité répond à « l'exigence d'une tentative pour fuir [...] par la délivrance éthique du Soi par la substitution à l'autre »110(*), une délivrance dans laquelle « le soi éthiquement se libère. »111(*) Une paix éthique est-elle possible dans le face-à-face avec Autrui ?

III. 3. Revenir à la transcendance des droits de l'homme par le visage comme trace de l'Infini : entre hospitalité et paix éthique

La nature éthique de la pensée lévinassienne apparaît comme relation au visage d'autrui, qui me commande et m'appelle, qui se tient dans la trace de l'illéité sans être absorbé par un Être supérieur. Le visage est discours, expression. Sa première injonction est : « Tu ne tueras point ».112(*) Mais quelle est donc la signification de l'expression du visage?

III. 3. 1. Visage comme trace événementielle

Pour Lévinas, on ne peut faire une phénoménologie du visage, il écrit : « Je ne sais si l'on peut parler de « phénoménologie » du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît [...] Je pense plutôt que l'accès au visage est d'emblée éthique. »113(*) Le visage est visible, mais il renferme aussi un statut particulier. Il révèle l'invisible, l'Infini. Il n'est ni image pure ni un concept désincarné. Il est la jointure du sensible et de l'intelligible immédiat, car il ouvre sur l'intelligible qui ne serait pas une pure idée, le substrat de la « réduction eidétique » pour le dire comme Husserl114(*). Donc, selon Lévinas, le visage est l'épiphanie. C'est le non-visible, comme non descriptible du visage d'autrui qui est trace de l'Infini.

La trace, c'est l'au-delà d'où provient le visage. Elle signifie la trace de l'Absent, retiré et qui reste inconnaissable. La trace signifie un passé irréversible. Elle signifie un au-delà de l'être, une Troisième personne, le profil du « Il ». Cette « illéité » n'est pas moins que l'être, mais l'Infini de l'Autre échappant à l'ontologie. C'est le profile « Il » (Je suis celui qui est), nom du mystérieux interlocuteur de Moïse à l'Horeb, qui marque le mieux la transcendance de celui que l'on désigne habituellement par le nom de Dieu et qui est reconnaissable que dans la trace de son passage. Ce n'est donc pas un signe attestant la présence du signifiant. La trace dans laquelle demeure l' « Illéité » est toujours déjà passée : « Le Dieu qui a passé n'est pas le modèle dont le visage serait l'image. Etre à l'image de Dieu ne signifie pas être l'icône de Dieu, mais se trouver dans sa trace »115(*) ; comme si aller vers Dieu, c'est aller vers les autres qui se tiennent dans sa trace. Le signe est différent et il renvoie à une trace qui elle-même est le passé de celui qui a délivré le signe. Pour Heidegger, le signe est une absence de la chose alors que pour Derrida, il n'y a jamais de présent originaire. L'absence est plus originaire que la présence elle-même : c'est un effet-signe, c'est-à dire la trace.116(*) Trace et transcendance, quel rapport ?

III. 3. 2. Revenir à la transcendance des droits de l'homme

Considérer le visage comme trace de l'Infini, c'est redonner une dimension transcendantale et/ou transcendante aux droits de l'homme en vertu du surgissement du visage d'autrui, à la fois, lieu de l'immanation de la transcendance et aussi, lieu de la transcendatalisation de l'immanence. Et c'est cette valeur transcendante et/ou transcendantale du visage qui donne à l'autre homme une dignité. En effet, c'est cette dignité humaine qui est à la base même du but ultime recherché par les droits de l'autre homme et qui fonde son enjeu éthique. Chaque personne est donc unique, non-réitérable et totalement différente des autres, d'une différence spécifique qui fait de lui un être non-synthétisable, non-maîtrisable et non-objectivable. C'est cela qui explique l'importance d'acceptation de la différence et de l'intégration de l'inégalité comme point naturel expliquant les rapports intersubjectifs et qui en appelle à la responsabilité éthique du Moi. Ces orientations susmentionnées nous conduisent donc à penser deux concepts clés, comme des lieux de convergence des autres concepts phares, développés tout au long de notre travail : il s'agit des concepts d'hospitalité et de paix.

III. 4. De l'hospitalité et de la paix éthique

Deux passages de Totalité et Infini rendent bien compte de l'hospitalité et de la paix éthique chez Lévinas. En effet, pour Lévinas, «l'évènement métaphysique de la transcendance - l'accueil d'Autrui, l'hospitalité - Désir et langage - ne s'accomplit pas comme amour. Mais la transcendance du discours est liée à l'amour »117(*). Et que, « l'unité de la pluralité c'est la paix et non pas la cohérence des éléments constituant la pluralité. La paix ne peut donc pas s'identifier à la fin des combats qui cessent faute de combattants, par la défaite des uns et la victoire des autres, c'est-à-dire avec les cimetières ou les empires universels futurs. La paix doit être ma paix, dans une relation qui part d'un moi et va vers l'Autre, dans le désir et la bonté où le moi, à la fois se maintient et existe sans égoïsme »118(*). Du point de vue phénoménologique, ces deux points soulignés dans les textes cités de Lévinas, nous permettent de considérer deux choses fondamentales : comprendre l'intentionnalité comme hospitalité et non comme connaissance, et considérer l'enracinement subjectif de la paix. Car, avant d'être un évènement de la socialité, la paix trouve son fondement dans la structure du psychisme humain.

III. 4. 1. Intentionnalité comme hospitalité

L'intentionnalité, au lieu d'être une conscience de... est « attention à la parole ou accueil du visage, hospitalité et non pas thématisation (...) Le sujet est un hôte »119(*). Il convient ici de souligner que, devant le visage, l'intentionnalité cesse d'être une conscience-de quelque chose, en ce sens que l'ego transcendantal ne peut pas appréhender ou constituer un monde partant du visage : le visage est non-phénoménalisable. Donc, l'intentionnalité visant le visage ne peut jamais atteindre un savoir constitué. Il n'existe donc pas un savoir du visage. L'hospitalité ne peut alors se dire que dans un langage éthique, en tant qu'ouverture asymétrique et acceptation de la différence dans la justice et la responsabilité. Cette hospitalité comme accueil du non-synthétisable doit toujours être comprise comme un évènement toujours nouveau. Comme le dit Claude Romano : « La nouveauté c'est le surgissement à partir de rien de l'évènement dans son éventualité ouvreuse de possibles »120(*). Il est donc possible de penser une paix originelle ou originaire, paix qui se pose et s'impose au-delà du politique, comme accueil du visage ; comme hospitalité du point de vue éthique, source et sommet du politique. Cette paix ne saurait être une simple cessation des hostilités ou absence de la guerre, mais accueil de l'Autre en tant qu'Autre. Ce qui nécessite donc un dessaisissement, une libération de l'emprise d'une pensée purement politique et juridique ; d'une fétichisation de la politique, pensée comme une machine donneuse des résultats mathématiques des relations sociales et de la gestion des conflits.

III. 4. 2. L'enracinement subjectif de la paix : l'intrigue intersubjective

L'autre chose que nous voulons souligner ici est l'enracinement subjectif de cette paix théorisée plus haut. En ce sens, la paix est tout d'abord paix du sujet. En effet, la subjectivité est définie de manière nouvelle dans Autrement qu'être ou au-delà de l'essence en ces termes : « La subjectivité est structurée comme l'Autre dans le Même, mais selon un mode différent de celui de la conscience (...) L'autre dans le Même de la subjectivité, est l'inquiétude du Même inquiété par l'Autre »121(*). Ici, il ne faut donc plus entendre la subjectivité comme une conscience de soi, considérée comme ce qui est essentiel à l'homme. Dire que la subjectivité est l'Autre dans le Même, c'est parler de l'humain de l'homme, car le sujet perdrait son humanité s'il cesse d'être inquiété par Autrui. Il est assigné, il est réponse à Autrui jusqu'au videment de son être ontologique, véritable diaconie. Car, avant de prendre pied dans l'être, l'être humain appartient à un ordre de bonté. Car : « Le moi, c'est la crise même de l'être de l'étant dans l'humanité (...) L'humain, c'est le retour à l'intériorité de la conscience non-intentionnelle, à la mauvaise conscience, à sa possibilité de redouter l'injustice plus que la mort, de préférer l'injustice subie à l'injustice commise et ce qui justifie l'être à ce qui l'assure »122(*). Cette mise en question de soi n'est nullement une prise de conscience du moi, car « la mise en question de soi est précisément l'accueil de l'absolument Autre (...) Au lieu d'anéantir le Moi, la mise en question le rend solidaire d'Autrui d'une façon incomparable et unique »123(*). Accueillir Autrui, c'est donc se soumettre à une hauteur, à une dimension transcendantale de l'humain. Et, « découvrir dans le Même une telle pulsation, c'est identifier Moi et moralité »124(*). Donc, pour Lévinas, quand j'accueille Autrui, « j'accueille le Très-Haut auquel ma liberté se subordonne (...) La métaphysique nous ramène donc à l'accomplissement du moi en tant qu'unicité par rapport auquel l'oeuvre de l'Etat doit se situer et se modeler »125(*). Bref, la subjectivité du sujet commence quand il accueille Autrui ; et la subordination de sa liberté au commandement du Très-Haut fait de lui un sujet éthique, doté de responsabilité, source de justice et de paix entre les humains.

* 94 E. LEVINAS, Hors Sujet, op. cit., p. 169.

* 95 Idem, p. 159.

* 96 E. LEVINAS, Hors Sujet, op. cit., p. 160-161.

* 97 Idem., p. 159-160.

* 98 Ibid., p. 160.

* 99 E. Lévinas, Le temps de l'Autre, Paris, Puf, « Quadrige », 1983, P. 21.

* 100 Assomption de la liberté, droit à la vie et à la sécurité, à l'égalité devant la loi, à la libre disposition des biens, à la liberté de penser et d'expression, à l'éducation et à la participation au pouvoir politique ; le droit à la santé, au bonheur, au travail et au repos, à la libre circulation, les droits syndicaux etc. Alors, on se demande quel ordre d'exigence pouvons-nous souligner dans cette liste non exhaustive des droits fondamentaux ? Faut-il se plier inconsidérablement aux exigences de tous ces droits en même temps ?

* 101 Nous pouvons citer en exemple le progrès de la technique qui, bien que faisant naître un développement nouveau des droits de l'homme dans les pays dits « civilisés », pose un problème du respect des droits de l'homme élémentaires dans les pays du « tiers monde », menacés par la famine et la guerre et le changement climatique, conséquence des gaz à effets de serre dans les sociétés industrialisées.

* 102 E. LEVINAS, Hors Sujet, op. cit., p.165.

* 103 E. LEVINAS, Hors Sujet, op. cit., p. 169.

* 104 V. JANKELEVITCH, Le paradoxe de la morale, Paris, Seuil, coll. « Essais et Points », 1981, p. 162.

* 105 E. Levinas, Totalité et Infini, op.cit, p.175.

* 106 Cette bonté est celle qui est hors de tout régime, de tout système organisé, de toute institution (religion), car toute tentative d'organiser l'humain est vouée à l'échec et la seule chose qui reste vivace, c'est la bonté de la vie courante.

* 107 E. LEVINAS, Hors Sujet, op. cit., p. 169-170.

* 108 R. SIMON, Ethique de la responsabilité, Paris, Cerf, 1993, p. 171.

* 109 C. BOISSINOT, « La réception française de l'oeuvre de Hans Jonas », Revue d'éthique et de théologie morale, « Le supplément », n° 194, sept. 1995, p. 190.

* 110 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974 / / Paris, Livre de poche, Coll. biblio-essais., p.256.

* 111 Idem, p. 181.

* 112 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit., p.93-94.

* 113 E. Levinas, Ethique et Infini, op.cit. p.91.

* 114 Cf. Pour Husserl, la réduction eidétique (c'est-à-dire science des essences) consiste à « aller aux choses mêmes » en éliminant les éléments empiriques variables (d'une donnée concrète) en faisant varier (par une expérience de pensée) les caractéristiques de l'objet.

* 115 E. Lévinas, Ethique et Infini, op.cit.

* 116 E. Lévinas, Humanisme de l'autre homme, Montpellier, Fatah Morgana, 1972, p.19-24.

* 117 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 284.

* 118 Idem, p. 342.

* 119 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 334.

* 120 C. ROMANO, L'évènement et le temps, Paris, P.U.F., 1999, p. 172.

* 121 E. LEVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, op. cit., p. 31-32.

* 122 E. LEVINAS, Altérité et transcendance, Montpellier, Fatah Morgana, 1995, p. 48-49.

* 123 E. LEVINAS, «  Transcendance et hauteur », in Liberté et commandement, Montpellier, Fatah Morgana, 1994, p. 79-80.

* 124 Idem, p. 82.

* 125 E. Levinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 335.

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