I- État des lieux des textes sur la libre
circulation en Afrique
Achever les étapes du Traité d'Abuja incombe aux
CER. La CEMAC, le COMESA, la CAE, la CEDEAO, la SADC et l'UEMOA ont
avancé, en adoptant des protocoles sur la libre circulation des
personnes, de la main-d'oeuvre, des services, ainsi que le droit
d'établissement et le droit de résidence. Concernant l'Afrique
Centrale, le protocole sur la libre circulation des personnes au sein de la
CEMAC a fait l'objet du Traité du 16 mars 1994 et révisé
le 25 juin 2008. Une loi de 2005 a été votée sur la libre
circulation des personnes dans la région CEMAC, en mars 2010, une
réglementation a fixé les conditions de gestion et de
délivrance du passeport
77
de la CEMAC. Aujourd'hui, quatre208 des six
États de la communauté ont supprimé le visa
d'entrée à leurs ressortissants. Au sommet extraordinaire des
Chefs d'État de la CEMAC tenu à Libreville au Gabon en juin 2013,
les deux autres Chefs d'États (Gabon et Guinée
Équatoriale) ont décidé d'ouvrir leurs frontières
aux citoyens communautaires d'Afrique Centrale à partir du 1er janvier
2014. Les articles 4 et 40 du Traité de 1983 de la CEEAC et le protocole
déclarent que les ressortissants de tout État membre peuvent
librement et à tout moment entrer dans le territoire d'un autre
État membre, se rendre dans cet autre pays membre, s'y établir et
en sortir. Le droit d'établissement donne aux autres ressortissants des
États membres de la CEEAC accès aux activités non
rémunérées et aux activités traditionnelles de
même qu'aux métiers, ainsi que la possibilité de
créer et de gérer une entreprise conformément à la
charte des investissements du pays hôte.
De textes similaires ont été adoptés dans
la CEN-SAD, le COMESA, la CAE et la SADC. Le paragraphe 2 de
l'article premier du traité portant création de la CEN-SAD a
prévu des mesures susceptibles de garantir la libre circulation des
personnes, des biens et des capitaux ; l'intérêt des
ressortissants des États membres ; la liberté de
résidence, la propriété et l'exercice de l'activité
économique ; et le libre exercice du commerce et la libre circulation
des biens, des produits et des services en provenance des pays signataires. En
tant que premier pas vers la mise en place d'un marché commun et en
définitive d'une communauté économique des États de
l'Afrique de l'Est et de l'Afrique australe, le protocole sur l'assouplissement
graduel et l'élimination définitive de l'exigence de visas au
sein du COMESA a été adopté en 1984. En 2001, les
États membres du COMESA ont adopté un protocole sur la libre
circulation des personnes, de la main-d'oeuvre et des services, les droits
d'établissement et de résidence, et décidé de lever
progressivement toutes les restrictions dans un délai convenu. Les
États membres de la CAE ont récemment signé le Protocole
du Marché commun sur la libre circulation des personnes, des biens, de
la main-d'oeuvre, des services et des capitaux. Les articles 7 à 9 du
protocole pour la mise en place d'un marché commun de l'Afrique de
l'Est, qui est entré en vigueur en juillet 2010, stipulent que les
États partenaires garantissent, au sein de leurs territoires, la libre
circulation des personnes qui sont ressortissants du marché commun. La
SADC a adopté en juin 1995 le projet de protocole sur la libre
circulation des personnes dans la
208 Il s'agit du Cameroun, du Tchad, de la RCA et de la
République populaire du Congo.
78
SADC, qui a été remplacé en janvier 1997
et encore par le Protocole de 2005 sur la facilitation de la circulation des
personnes au sein de la SADC. Il vise à faciliter l'entrée, dans
un but licite et sans visa, dans le territoire d'un autre État membre
pour une période maximale de 90 jours par an, pour une visite de bonne
foi et conformément aux lois de l'État membre concerné ;
la résidence permanente et temporaire dans le territoire d'un autre
État partie ; et l'établissement de l'intéressé
lorsqu'on travaille dans le territoire d'un autre État partie. En juin
2007, les États de la SADC ont également adopté le
Protocole de la SADC sur le commerce des services pour six secteurs
essentiels209. Ces États ont conclu divers protocoles et
memoranda d'accord contenant des dispositions visant à
libéraliser les secteurs des services et à harmoniser les
réglementations pour ces secteurs, ainsi que l'éducation et la
santé. Les États membres de la SADC sont convenus en mars 2008 de
mettre en service le visa unique à l'intention des touristes qui
visitent l'Afrique australe, visa qui serait calqué sur le visa Schengen
européen. Les États partenaires de la SADC sont obligés,
conformément à leurs lois nationales, de garantir la protection
des ressortissants des autres États partenaires vivant ou
séjournant dans leurs territoires.
Les États membres de la CEDEAO ont adopté en mai
1979 le Protocole sur la libre circulation des personnes, la résidence
et l'établissement. Ledit Protocole garantit aux ressortissants des
États membres de la CEDEAO, entre autres choses, le droit d'entrer, de
résider et d'établir des activités économiques dans
le territoire des États membres. L'article 2 du Traité de l'UMA
signé en 1989 déclare que les États membres s'efforcent
progressivement de mettre en oeuvre la libre circulation des personnes, des
services, des biens et des capitaux. À l'article 3, le Traité
envisage l'accord au niveau culturel, ce qui laisse entendre la
coopération visant à développer l'éducation
à différents niveaux, à préserver les valeurs
spirituelles et morales inspirées des enseignements
généraux de l'Islam et à sauvegarder l'identité
nationale arabe.
II- Le non respect des textes sur la libre circulation
des personnes comme un blocage du processus d'intégration
Le principe de la libre circulation des personnes prévu
par le traité d'Abuja à la quatrième étape du
processus d'intégration en Afrique n'est pas encore effectif dans
certaines CER. C'est ainsi que l'obligation du visa d'entrée subsiste
encore dans celle-ci. En Afrique Centrale par
209 Le bâtiment et les travaux publics, les communications,
les transports, l'énergie, le tourisme et les finances.
79
exemple l'agenda de l'intégration sous-régionale
au sein de la CEMAC et de la CEEAC intègre la réalisation d'une
intégration complète et par conséquent la libre
circulation des personnes, des biens et des services qui constitue une
condition pour la mise en place d'un marché commun. Que ce soit au sein
de la CEMAC ou de la CEEAC, la libre circulation des personnes n'est pas
effective en Afrique Centrale nonobstant les engagements et les
décisions pris par les chefs d'État. Malgré l'intention
manifestée à travers les textes, dans les faits il semblerait
qu'elle ne soit pas toujours en vigueur210. Le rendez-vous
manqué du 1er Janvier 2014 de la libre circulation en zone
CEMAC du fait des oppositions manifestes de la Guinée Equatoriale et du
Gabon est à cet effet illustratif. En raison des disparités
économiques qui existent dans la région, certains États
manifestent l'inquiétude d'être envahis par les populations des
autres pays. Omar BONGO résumait dans une déclaration les
problèmes que rencontrerait son pays si la libre circulation des
personnes devenait effective : « nous sommes partisans du maintien des
visas et des autorisations de séjours... Si en plus des arrivées
clandestines, nous ouvrons les vannes, nous gabonais, serons
submergés211 ». Au sein de la CEEAC, le constat
fait par les experts de la CEA en 2005 à ce sujet est fort illustratif :
« la Décision n°03/CCEG/VI/90, adoptée à
Kigali le 26 janvier 1990, la plus importante de toutes, n'a pas toujours
abouti, malgré sa réactivation et modification le 17 juin 2002
à Malabo, par les chefs d'État et de Gouvernement : la carte de
la libre circulation pour les frontaliers et le carnet de libre circulation
pour les autres ressortissants ne sont pas encore en circulation ; les couloirs
CEEAC dans les aéroports ne sont pas encore créés dans
tous les pays et là où ils existent, ils ne sont pas encore
opérationnels, et les ressortissants de la communauté ont
toujours besoin de visas pour voyager d'un État membre à un
autre212 ». Jusqu'en 2013, on en est encore à des
projections de l'effectivité de la libre circulation des
personnes213alors que le Traité de la CEMAC la consacrait
déjà ; depuis lors cette mesure est restée très peu
effective dans la sous région214. Dans la CEEAC la libre
circulation des personnes, est très peu encrée et seuls quatre
États appliquent le principe. Dans la CEDEAO, ce principe est un peu
avancé mais demeure entravé par le harcèlement sur les
routes, au grand
210 Yanick JANAL LIBOM, Harmonisation et rationalisation
des communautés économiques régionales (CER) en Afrique :
le cas de l'Afrique centrale (1991-2010), Mémoire de Master en
Histoire, Université de Yaoundé 1, 2011, p.83.
211 Claude N'KODIA, L'intégration économique :
les enjeux pour l'Afrique centrale, Paris, L'Harmattan, 1997.
212 CEA/BSR-AC, Document de la réunion sur
l'harmonisation des CER tenue à Douala, CEA/BSR-AC, 2007.
213 A l'issue du sommet des Chefs de l'État de la CEMAC
tenu à Libreville le 14 juin 2013, la suppression des visas en zone
CEMAC pour tout citoyen sera consacrée d'ici la fin de
l'année.
214 Seuls quatre États de la sous-région appliquent
le principe de la libre circulation.
80
nombre de barrières routières et aux
barrières illégales, ainsi qu'au problème de
l'insécurité sur les routes. Le non respect des textes sur la
libre circulation des personnes dans les CER constitue un blocage pour la
réalisation du marché commun africain et partant de
l'intégration régionale.
A l'analyse, il ressort que l'intérêt national
égoïste est perceptible en Afrique à travers
l'égoïsme des États et les stratégies des
États face à l'action collective de l'Union Africaine. Aussi, le
retrait du Maroc de l'OUA et le non respect des textes sur la libre circulation
des personnes dans les CER nous ont permis de constater que la recherche
effrénée de l'intérêt national égoïste
est un obstacle au processus d'intégration régionale en Afrique.
Par contre, l'intérêt national altruiste qui dépasse la
conception individuelle de l'intérêt national pour intégrer
l'intérêt national de l'autre, constitue un catalyseur pour le
processus d'intégration régionale en Afrique.
81
CHAPITRE 4 : L'INTÉRÊT NATIONAL ALTRUISTE
: UN FACTEUR DE DYNAMISATION DE L'INTÉGRATION RÉGIONALE EN
AFRIQUE
Le dépassement de la souveraineté de
l'État au sens classique215et l'acceptation de sa conception
limitée et « rassemblée216 », ou la
culture du compromis avec les partenaires du même bloc régional
est la condition d'une politique extérieure plus forte pour l'ensemble,
sont des facteurs de dynamisation du processus d'intégration
régionale en Afrique. Dans l'approche réaliste, la question de la
limitation de la souveraineté pour construire un espace
d'intégration régionale est soumise au dilemme de la
coopération internationale. En effet, tant que l'anarchie demeure le
principe d'organisation du système international, les gains relatifs
pèsent plus que les gains absolus aux yeux des États, et la
coopération n'est intéressante pour eux que s'ils sont sûrs
d'en tirer davantage profit que leurs partenaires. L'intégration
régionale, en tant que forme la plus avancée de
coopération internationale, doit par conséquent
bénéficier d'un environnement particulier pour permettre aux
États concernés de contourner ce dilemme. Pour les
réalistes, cela s'apparente essentiellement à la formation d'une
alliance. Ainsi, la construction européenne pendant la Guerre froide
n'aurait été possible que par l'existence de la menace
soviétique, qui a incité les États d'Europe de l'ouest
à s'unir, tout en bénéficiant de l'hégémonie
américaine au sein de l'Alliance atlantique, qui a mitigé la
conflictualité entre eux217. Dans ce cas de figure, la
distribution de la puissance aurait permis à ces États de se
préoccuper davantage de leur prospérité économique
que de leur sécurité, garantie par un acteur extérieur.
Une autre interprétation réaliste de
l'intégration régionale présente ce
phénomène comme un effort visant l'insertion d'une puissance
hégémonique dans un cadre institutionnel favorable au
renforcement de l'interdépendance. L'hégémon voit dans
l'intégration la possibilité d'étendre son influence
politique et économique par des moyens pacifiques (on dit alors qu'il
s'agit d'une
215 Celle-ci fait état d'une séparation
étanche entre les sphères interne et externe de la vie d'une
nation, où la consécration de l'autorité suprême
d'un État sur un territoire (souveraineté interne) a pour
corollaire l'exclusion de toute ingérence d'un autre État sur ses
décisions (souveraineté externe).
216Robert KEOHANE, « Ironies of Sovereignty:
The European Union and the United States », Journal of Common Market
Studies. 2002, vol. 40, p. 748.
217John MEARSHEIMER, « Back to the Future:
Instability in Europe after the Cold War », International
Security. 1990, vol. 15, n°1, p. 47.
82
« puissance bénigne »), tandis que
les États faibles de la région trouvent leur compte à
maîtriser la puissance de leur voisin par l'adoption de normes communes
qui rendent prévisible son comportement218. Ce serait le cas
du sous-système unipolaire existant en Afrique australe,
normalisé par l'intégration de l'Afrique du Sud dans la SADC.
La conception « limitée et rassemblée
» de la souveraineté constitue en effet le corollaire de
l'intérêt national altruiste qui est à la faveur de
l'intégration régionale en Afrique. L'exaltation de cet
intérêt national est fréquente en Afrique. C'est pour quoi,
En 1994, Nelson MANDELA affirmait dans un discours devant l'Assemblée
Générale des Nations Unies que «le défi majeur
qui se pose à nous est de savoir, compte tenu de
l'interdépendance du monde actuel, ce que nous pouvons faire et ce que
nous pourrons faire pour asseoir partout la démocratie, la paix et la
prospérité219 ». Ce discours était la
confirmation de celui du ministre des Affaires étrangères les 8
et 11 août au Cap, sur la présentation de la nouvelle diplomatie
sud-africaine. L'intérêt national sud-africain s'articule ainsi
avec celui du continent africain et peut s'analyser en un intérêt
national construit par la culture internationale220. Ce
positionnement, à la suite du discours de Nelson MANDELA en 1994, a
été souligné par le ministre des Affaires
étrangères, Nkosazana DLAMINI ZUMA en 2004 : « Au cours
des dix dernières années, notre implication dans les affaires
internationales s'est fondée sur la vision selon laquelle la puissance
(force) de notre nation dépend de la force de notre continent
entier221». Une telle construction extensive de
l'intérêt national en articulation avec l'Afrique est au service
de l'intégration régionale.
218Luc SINDJOUN, et Pascal VENNESSON. «
Unipolarité et intégration régionale : l'Afrique du Sud et
la renaissance africaine ». Revue française de science
politique. 2000, vol. 50, no. 6, p. 925.
219 Bulletin d'Afrique du Sud, 23 novembre 1994, cité
par Pierre-Paul DIKA ELOKAN, La politique étrangère de la
nouvelle Afrique du Sud : les défis de la conciliation entre
intérêt national, intérêt continental et
mondialisation, Thèse de doctorat en Droit public soutenue le 25
juin 2007 de l'Université de Reims Champagne-Ardennes, p. 20.
220 D'après les constructivistes,
l'intérêt national d'un pays est un construit social qui trouve
son origine dans l'identité des États, c'est-à-dire de la
représentation qu'ils se font d'eux-mêmes, d'autrui et du
système international. En ce sens, l'intérêt national est
donc moins construit par l'État qu'il n'est façonné par
les normes et valeurs qui, partagées internationalement, structurent la
vie politique internationale et lui donnent signification. Et lorsque ces
valeurs évoluent, l'intérêt national est susceptible
d'être re-généré et transformé avec pour
conséquence l'émergence possible d'un intérêt
national défini de façon altruiste. Voir à cet effet,
Martha FINNEMORE,Op. Cit.
221 « Over the past ten years, our involvement in world
affairs has been premised on the view that the strength of our nation depends
of the entire continent ». Nkosazana DLAMINI ZUMA,
présentation du Budget du ministère des Affaires
étrangères, Le Cap, 3 juin 2004.
83
L'intérêt national altruiste vise la conduite
d'une politique étrangère satisfaisant en même temps
l'intérêt national des États amis222. Ainsi, en
ressortant les manifestations de cette conception de l'intérêt
national dans le processus d'intégration régionale en Afrique
(SECTION
I), et en démontrant l'impact de cette conception sur
l'intégration régionale à travers l'adhésion de
l'Afrique du Sud dans la SADC et l'adhésion de la Guinée
Équatoriale dans l'UDEAC/CEMAC (SECTION II), nous serons convaincus de
ce que cette conception est à la faveur de la dynamique
d'intégration régionale en Afrique.
SECTION I : LES MANIFESTATIONS DE
L'INTÉRÊT NATIONAL ALTRUISTE DANS LE PROCESSUS
D'INTÉGRATION RÉGIONALE EN AFRIQUE
Le processus d'intégration régionale en Afrique
constitue le réceptacle de l'articulation entre l'intérêt
national et l'intérêt continental. Les manifestations de
l'intérêt national altruiste y sont perceptives à travers
le processus de création du NEPAD (PARAGRAPHE I) et l'institution des
programmes de coopération technique au sein de l'UA (PARAGRAPHE II).
|